Revue de réflexion politique et religieuse.

Les hommes de la Pen­sée catho­lique

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En est-il de même pour les prin­ci­paux autres rédac­teurs de la revue ? Pas néces­sai­re­ment. C’est le cas pour l’abbé Ray­mond Dulac (1903–1987), lui aus­si for­mé au Sémi­naire fran­çais de Rome entre 1920 et 1926. Il aurait d’ailleurs dû par­ti­ci­per au lan­ce­ment de la revue, puisqu’il était un des ini­tia­teurs du pro­jet, dès 1926, avec les abbés Roul et Ber­to. Il s’était aus­si lar­ge­ment impli­qué dans la réap­pa­ri­tion du pro­jet vers 1943, et avait accep­té de le fusion­ner avec celui que déve­lop­paient de leur côté l’abbé Lefèvre et le cha­noine Lus­seau. Mais il ne par­ti­ci­pa pas, fina­le­ment, à la fon­da­tion. Sa fidé­li­té au P. Le Floch était indé­fec­tible : la lettre qu’il lui écri­vit lors de son départ en est plus qu’une preuve. Il en va de même pour la réha­bi­li­ta­tion qu’il entre­prend en 1952 de Mgr Beni­gni et du Soda­li­tium Pia­num, la Sapi­nière de mémoire exé­crée. Il a en effet pu se pro­cu­rer le sup­plé­ment d’enquête deman­dé lors du pro­cès de béa­ti­fi­ca­tion de Pie X, et il le pré­sente lar­ge­ment dans la revue, sou­li­gnant les appro­ba­tions auto­graphes du nou­veau bien­heu­reux. Bref, il défend, en s’appuyant sur un acte magis­té­riel fon­da­men­tal — la recon­nais­sance de la sain­te­té qui engage l’infaillibilité —, la valeur du catho­li­cisme intran­si­geant et inté­gral, anti­mo­der­niste mili­tant, qu’il défend et illustre.
Dans la même veine, on peut rele­ver le nom de Louis Jugnet (1913–1973). Pro­fes­seur de phi­lo­so­phie en khâgne à Tou­louse, char­gé de cours à l’IEP de cette ville, il est d’un tho­misme sco­las­tique romain. Il par­tage avec les fon­da­teurs de la revue une admi­ra­tion pour les tho­mistes romains qui s’opposent tant à l’historicisation d’Etienne Gil­son qu’aux nou­velles voies de Jacques Mari­tain. Sa lutte contre la psy­cha­na­lyse et l’évolution s’appuie ain­si sur les recherches de scien­ti­fiques étran­gers (Wil­fried Daim, Rudolf Allers) et sur des prin­cipes phi­lo­so­phiques, qui lui font notam­ment reje­ter la dis­tinc­tion éta­blie par Roland Dal­biez, dis­ciple de Mari­tain, entre la méthode et la théo­rie psy­cha­na­ly­tique. Son com­bat pour fon­der l’étude psy­chia­trique et psy­cho­lo­gique sur le tho­misme le rap­proche du doc­teur Adrien Sto­cker, psy­chiatre suisse qui déve­loppe dans la revue ses vues sur le psy­chisme humain en s’appuyant sur la phi­lo­so­phia per­en­nis. Cette iden­ti­té de vues phi­lo­so­phi­co-théo­lo­giques se retrouve dans le cas de Jean Dau­jat (né en 1906), fon­da­teur du Centre d’Etudes Reli­gieuses, et lié à Mgr Beaus­sart, et de l’abbé Louis Sou­bi­gou (1901–1981), ancien condis­ciple des fon­da­teurs au Sémi­naire fran­çais de 1921 à 1926. Tous deux s’attachent, cha­cun dans leur domaine, le pre­mier dans l’ordre social chré­tien, le second dans la spi­ri­tua­li­té, à réflé­chir à par­tir de l’autorité ecclé­siale, le Magis­tère romain. Jean Dau­jat défend ain­si un ordre alter­na­tif tant au capi­ta­lisme qu’au com­mu­nisme, dont il trouve la réa­li­sa­tion dans un cer­tain cor­po­ra­tisme, à la lumière d’une lec­ture de Qua­dra­ge­si­mo anno, tan­dis que l’abbé Sou­bi­gou déve­loppe une « spi­ri­tua­li­té intel­lec­tuelle », une confor­ma­tion de l’homme à Dieu qui trans­forme par la grâce, en par­ti­cu­lier au niveau de l’intelligence, par une chas­te­té de la pen­sée. L’abbé André Combes (1899–1969), maître de confé­rences au CNRS, pro­fes­seur à l’Université du Latran en 1959, pré­lat d’honneur en 1960, lui suc­cède et déve­loppe de son côté la spi­ri­tua­li­té de sainte Thé­rèse de Lisieux, fon­dée sur une ana­lyse rigou­reuse des textes et leur étude cri­tique afin d’en déga­ger toute la saveur et toute la doc­trine. Enfin, Jacques Vier (1904–1991), pro­fes­seur de lettres à l’Université de Rennes en 1955, tient lui aus­si des posi­tions intran­si­geantes en lit­té­ra­ture.
Toutes ces recherches et ces réflexions sont patron­nées par Mgr Roger Beaus­sart (1879–1952). For­mé à Saint-Sul­pice juste avant la crise moder­niste, deve­nu direc­teur de Sta­nis­las puis curé et enfin évêque auxi­liaire de Paris, Mgr Beaus­sart a ser­vi de fusible à la Libé­ra­tion au car­di­nal Suhard. Il n’en conserve pas moins la confiance de son supé­rieur et tient dans l’administration ecclé­sias­tique pari­sienne une place impor­tante. Ouvert à un cer­tain œcu­mé­nisme — il était évêque char­gé des étran­gers — il est aus­si un pen­seur exi­geant, refu­sant toute remise en cause du néo­tho­misme romain. Il per­met aux pro­jets des abbés Lefèvre, Roul, Ber­to, Dulac et du cha­noine Lus­seau, d’aboutir. Leur cen­seur et leur garant, il veut, comme eux, défendre un catho­li­cisme intran­si­geant et inté­gral, romain, oppo­sé à la « nou­velle théo­lo­gie » (les recherches des PP. de Lubac et Danié­lou) et aux nou­velles orien­ta­tions mis­sion­naires et ecclé­sio­lo­giques (les PP. Congar et Che­nu), à la psy­cha­na­lyse et à l’évolution.

Intran­si­geance et inté­gra­lisme donc, mais de com­bat. C’est pour défendre sur le plan intel­lec­tuel cette ligne que la Pen­sée catho­lique a été fon­dée. Ce n’est cepen­dant pas par hasard que cette fon­da­tion se réa­lise en 1946. En effet, la conjonc­ture est rela­ti­ve­ment favo­rable à l’expression d’un catho­li­cisme tenu à l’écart depuis 1926. La mar­gi­na­li­sa­tion fut réelle quoique limi­tée. Elle est visible dans la car­rière des fon­da­teurs, médiocre, car même les fonc­tions d’enseignement ecclé­sias­tique leur sont fer­mées. Seul l’abbé Lus­seau peut inté­grer direc­te­ment le Grand Sémi­naire de Luçon et s’y main­te­nir, pour finir à la Facul­té de théo­lo­gie de l’Université catho­lique d’Angers. Mais il avait choi­si un domaine extrê­me­ment sen­sible où la sur­veillance romaine s’exerça vigou­reu­se­ment jusqu’après 1950 : l’Ecriture sainte, que son évêque l’avait char­gé d’aller étu­dier à Rome pour pou­voir ensuite l’enseigner. A contra­rio, l’abbé Ber­to, qui après deux ans de vica­riat, se retrouve pro­fes­seur au Grand Sémi­naire de Vannes, doit le quit­ter pour un motif obs­cur : il semble que son aura auprès des sémi­na­ristes soit deve­nue trop impor­tante et s’exerçât dans un sens fort déplai­sant pour une par­tie des forces poli­tiques catho­liques locales. L’abbé Lefèvre végète quant à lui comme curé de cam­pagne dans le pays de Caux, avant de deman­der à être pla­cé en retraite, alors que l’abbé Roul, après avoir été secré­taire de l’évêque de Nantes, Mgr Le Fer de la Motte, fort réti­cent quant à la nou­velle stra­té­gie catho­lique, demeure aumô­nier du Lycée de Nantes pen­dant plus de dix ans, mis à l’écart appa­rem­ment par le nou­vel évêque, Mgr Vil­le­pe­let. Quant à l’abbé Dulac, après avoir pas­sé une licence de lettres à la demande de son évêque qui le trou­vait bien jeune après son ordi­na­tion (22 ans), sa mau­vaise san­té et ses orien­ta­tions se conjuguent pour le main­te­nir dans des postes « infé­rieurs » : pro­fes­seur, curé, aumô­nier ; il devient cepen­dant avo­cat à l’officialité de Ver­sailles en 1945, fruit tar­dif de sa for­ma­tion romaine.
L’arrivée au pon­ti­fi­cat de Pie XII marque un rela­tif tour­nant pour les intran­si­geants de com­bat cas­sés en 1926–1927. L’interdiction de lire l’Action fran­çaise est levée — les trac­ta­tions étaient en cours dès 1937, par l’intermédiaire du Car­mel de Lisieux — et le P. Le Floch est reçu avec bien­veillance par Pie XII. Il ne retrouve cepen­dant aucune fonc­tion d’importance — il approche les soixante-dix ans. Le pri­mat demeure cepen­dant tou­jours mis sur l’Action catho­lique, comme le révé­le­ra l’après-guerre. Cepen­dant, un rap­pro­che­ment net s’opère au plan intel­lec­tuel. Plus exac­te­ment, per­ce­vant l’évolution en cours sur le plan des idées, les sphères diri­geantes se retrouvent sur la même lon­gueur d’onde que des intran­si­geants de com­bat de la même géné­ra­tion qu’eux, ou d’une géné­ra­tion juste pos­té­rieure à celle de leurs maîtres. Ils ont en effet la même for­ma­tion, un com­mun anti­mo­der­nisme, les mêmes réti­cences à l’égard des nou­velles orien­ta­tions intel­lec­tuelles qui se font jour, et qui toutes mettent en avant l’historicité, l’existentiel,  bref, qui semblent se rap­pro­cher d’une rela­ti­vi­sa­tion de la véri­té, d’une com­pro­mis­sion avec l’évolution et le sub­jec­tif, donc de l’idéalisme kan­tien et de l’immanentisme berg­so­nien, in fine du moder­nisme. Encore qu’il faille nuan­cer : l’acceptation des nou­veau­tés peut exis­ter dans les sphères romaines ou dans les milieux sou­te­nus par la Curie ((  E. Fouilloux, « Cou­rants de pen­sée, pié­té, apos­to­lat. II. Le catho­li­cisme » dans His­toire du chris­tia­nisme, t. 12, Guerres mon­diales et tota­li­ta­rismes (1914–1958), Des­clée / Fayard,1990, p. ‑162.)) . La proxi­mi­té est donc réelle, et l’abbé Ber­to se réjouit lorsque le P. Che­nu, avec son opus­cule sur les méthodes théo­lo­giques est cros­sé par la Curie. La Pen­sée Catho­lique appa­raît ain­si à l’automne 1946, alors que le com­bat contre la « nou­velle théo­lo­gie » s’est enga­gé depuis 1942, dis­crè­te­ment d’abord, puis vio­lem­ment, avec la polé­mique entre la Revue tho­miste et les PP. de Lubac et Danié­lou, l’intervention de Pie XII, et le jeu du P. Gar­ri­gou-Lagrange.

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