Les hommes de la Pensée catholique
En est-il de même pour les principaux autres rédacteurs de la revue ? Pas nécessairement. C’est le cas pour l’abbé Raymond Dulac (1903–1987), lui aussi formé au Séminaire français de Rome entre 1920 et 1926. Il aurait d’ailleurs dû participer au lancement de la revue, puisqu’il était un des initiateurs du projet, dès 1926, avec les abbés Roul et Berto. Il s’était aussi largement impliqué dans la réapparition du projet vers 1943, et avait accepté de le fusionner avec celui que développaient de leur côté l’abbé Lefèvre et le chanoine Lusseau. Mais il ne participa pas, finalement, à la fondation. Sa fidélité au P. Le Floch était indéfectible : la lettre qu’il lui écrivit lors de son départ en est plus qu’une preuve. Il en va de même pour la réhabilitation qu’il entreprend en 1952 de Mgr Benigni et du Sodalitium Pianum, la Sapinière de mémoire exécrée. Il a en effet pu se procurer le supplément d’enquête demandé lors du procès de béatification de Pie X, et il le présente largement dans la revue, soulignant les approbations autographes du nouveau bienheureux. Bref, il défend, en s’appuyant sur un acte magistériel fondamental — la reconnaissance de la sainteté qui engage l’infaillibilité —, la valeur du catholicisme intransigeant et intégral, antimoderniste militant, qu’il défend et illustre.
Dans la même veine, on peut relever le nom de Louis Jugnet (1913–1973). Professeur de philosophie en khâgne à Toulouse, chargé de cours à l’IEP de cette ville, il est d’un thomisme scolastique romain. Il partage avec les fondateurs de la revue une admiration pour les thomistes romains qui s’opposent tant à l’historicisation d’Etienne Gilson qu’aux nouvelles voies de Jacques Maritain. Sa lutte contre la psychanalyse et l’évolution s’appuie ainsi sur les recherches de scientifiques étrangers (Wilfried Daim, Rudolf Allers) et sur des principes philosophiques, qui lui font notamment rejeter la distinction établie par Roland Dalbiez, disciple de Maritain, entre la méthode et la théorie psychanalytique. Son combat pour fonder l’étude psychiatrique et psychologique sur le thomisme le rapproche du docteur Adrien Stocker, psychiatre suisse qui développe dans la revue ses vues sur le psychisme humain en s’appuyant sur la philosophia perennis. Cette identité de vues philosophico-théologiques se retrouve dans le cas de Jean Daujat (né en 1906), fondateur du Centre d’Etudes Religieuses, et lié à Mgr Beaussart, et de l’abbé Louis Soubigou (1901–1981), ancien condisciple des fondateurs au Séminaire français de 1921 à 1926. Tous deux s’attachent, chacun dans leur domaine, le premier dans l’ordre social chrétien, le second dans la spiritualité, à réfléchir à partir de l’autorité ecclésiale, le Magistère romain. Jean Daujat défend ainsi un ordre alternatif tant au capitalisme qu’au communisme, dont il trouve la réalisation dans un certain corporatisme, à la lumière d’une lecture de Quadragesimo anno, tandis que l’abbé Soubigou développe une « spiritualité intellectuelle », une conformation de l’homme à Dieu qui transforme par la grâce, en particulier au niveau de l’intelligence, par une chasteté de la pensée. L’abbé André Combes (1899–1969), maître de conférences au CNRS, professeur à l’Université du Latran en 1959, prélat d’honneur en 1960, lui succède et développe de son côté la spiritualité de sainte Thérèse de Lisieux, fondée sur une analyse rigoureuse des textes et leur étude critique afin d’en dégager toute la saveur et toute la doctrine. Enfin, Jacques Vier (1904–1991), professeur de lettres à l’Université de Rennes en 1955, tient lui aussi des positions intransigeantes en littérature.
Toutes ces recherches et ces réflexions sont patronnées par Mgr Roger Beaussart (1879–1952). Formé à Saint-Sulpice juste avant la crise moderniste, devenu directeur de Stanislas puis curé et enfin évêque auxiliaire de Paris, Mgr Beaussart a servi de fusible à la Libération au cardinal Suhard. Il n’en conserve pas moins la confiance de son supérieur et tient dans l’administration ecclésiastique parisienne une place importante. Ouvert à un certain œcuménisme — il était évêque chargé des étrangers — il est aussi un penseur exigeant, refusant toute remise en cause du néothomisme romain. Il permet aux projets des abbés Lefèvre, Roul, Berto, Dulac et du chanoine Lusseau, d’aboutir. Leur censeur et leur garant, il veut, comme eux, défendre un catholicisme intransigeant et intégral, romain, opposé à la « nouvelle théologie » (les recherches des PP. de Lubac et Daniélou) et aux nouvelles orientations missionnaires et ecclésiologiques (les PP. Congar et Chenu), à la psychanalyse et à l’évolution.
Intransigeance et intégralisme donc, mais de combat. C’est pour défendre sur le plan intellectuel cette ligne que la Pensée catholique a été fondée. Ce n’est cependant pas par hasard que cette fondation se réalise en 1946. En effet, la conjoncture est relativement favorable à l’expression d’un catholicisme tenu à l’écart depuis 1926. La marginalisation fut réelle quoique limitée. Elle est visible dans la carrière des fondateurs, médiocre, car même les fonctions d’enseignement ecclésiastique leur sont fermées. Seul l’abbé Lusseau peut intégrer directement le Grand Séminaire de Luçon et s’y maintenir, pour finir à la Faculté de théologie de l’Université catholique d’Angers. Mais il avait choisi un domaine extrêmement sensible où la surveillance romaine s’exerça vigoureusement jusqu’après 1950 : l’Ecriture sainte, que son évêque l’avait chargé d’aller étudier à Rome pour pouvoir ensuite l’enseigner. A contrario, l’abbé Berto, qui après deux ans de vicariat, se retrouve professeur au Grand Séminaire de Vannes, doit le quitter pour un motif obscur : il semble que son aura auprès des séminaristes soit devenue trop importante et s’exerçât dans un sens fort déplaisant pour une partie des forces politiques catholiques locales. L’abbé Lefèvre végète quant à lui comme curé de campagne dans le pays de Caux, avant de demander à être placé en retraite, alors que l’abbé Roul, après avoir été secrétaire de l’évêque de Nantes, Mgr Le Fer de la Motte, fort réticent quant à la nouvelle stratégie catholique, demeure aumônier du Lycée de Nantes pendant plus de dix ans, mis à l’écart apparemment par le nouvel évêque, Mgr Villepelet. Quant à l’abbé Dulac, après avoir passé une licence de lettres à la demande de son évêque qui le trouvait bien jeune après son ordination (22 ans), sa mauvaise santé et ses orientations se conjuguent pour le maintenir dans des postes « inférieurs » : professeur, curé, aumônier ; il devient cependant avocat à l’officialité de Versailles en 1945, fruit tardif de sa formation romaine.
L’arrivée au pontificat de Pie XII marque un relatif tournant pour les intransigeants de combat cassés en 1926–1927. L’interdiction de lire l’Action française est levée — les tractations étaient en cours dès 1937, par l’intermédiaire du Carmel de Lisieux — et le P. Le Floch est reçu avec bienveillance par Pie XII. Il ne retrouve cependant aucune fonction d’importance — il approche les soixante-dix ans. Le primat demeure cependant toujours mis sur l’Action catholique, comme le révélera l’après-guerre. Cependant, un rapprochement net s’opère au plan intellectuel. Plus exactement, percevant l’évolution en cours sur le plan des idées, les sphères dirigeantes se retrouvent sur la même longueur d’onde que des intransigeants de combat de la même génération qu’eux, ou d’une génération juste postérieure à celle de leurs maîtres. Ils ont en effet la même formation, un commun antimodernisme, les mêmes réticences à l’égard des nouvelles orientations intellectuelles qui se font jour, et qui toutes mettent en avant l’historicité, l’existentiel, bref, qui semblent se rapprocher d’une relativisation de la vérité, d’une compromission avec l’évolution et le subjectif, donc de l’idéalisme kantien et de l’immanentisme bergsonien, in fine du modernisme. Encore qu’il faille nuancer : l’acceptation des nouveautés peut exister dans les sphères romaines ou dans les milieux soutenus par la Curie (( E. Fouilloux, « Courants de pensée, piété, apostolat. II. Le catholicisme » dans Histoire du christianisme, t. 12, Guerres mondiales et totalitarismes (1914–1958), Desclée / Fayard,1990, p. ‑162.)) . La proximité est donc réelle, et l’abbé Berto se réjouit lorsque le P. Chenu, avec son opuscule sur les méthodes théologiques est crossé par la Curie. La Pensée Catholique apparaît ainsi à l’automne 1946, alors que le combat contre la « nouvelle théologie » s’est engagé depuis 1942, discrètement d’abord, puis violemment, avec la polémique entre la Revue thomiste et les PP. de Lubac et Daniélou, l’intervention de Pie XII, et le jeu du P. Garrigou-Lagrange.