Sous cette rubrique d’Histoire religieuse contemporaine, nous avons l’intention de continuer à publier des contributions à propos des groupes, mouvements, événements, personnalités, qui ont façonné le catholicisme contemporain, en suite d’articles précédents dans cette visée : Jacques Benoist, « Vatican II selon Mgr Veuillot » (n. 56, été 1997) ; Yvon Tranvouez, « Catholicisme intransigeant et progressisme chrétien » (n. 53, automne 1996) ; Luc Perrin, « Les paroisses parisiennes à l’époque du Concile » (entretien, n. 52, été 1996) ; Claude Barthe, « Aux origines du Concile : la défaite du “parti romain” » (n. 8, juin 1988). Aussi modeste que soit le projet, les sensibilités diverses des auteurs, historiens de métier ou non, ne peuvent qu’aider à l’enrichissement réciproque des analyses portant sur une époque et sur des sujets dont il est encore difficile de parler de sang-froid.
Paul Airiau, agrégé d’histoire, chargé de la rédaction de la revue Résurrection, parle ici des têtes pensantes du « catholicisme intégral » français des années cinquante, avec leurs capacités et faiblesses. Ces personnalités peu connues sont cependant intéressantes à considérer et comprendre : lorsque le pouvoir de la Curie de Pie XII sera balayé par les événements de la première session de Vatican II, ce sont ces hommes, ou d’autres de leur entourage, un milieu marginalisé activement et passivement, avec toute la dépréciation qui résulte de fait de cette situation, qui vont prendre en charge l’opposition au mouvement conciliaire.
Les années 1950 ne sont pas seulement l’occasion d’une éclosion apostolique tous azimuts dans le catholicisme français. Elles témoignent aussi d’une réorganisation et d’une réapparition d’un catholicisme intransigeant de la génération antimoderniste, fort vivace, et dont l’ardeur n’est pas sans lui causer de multiples mises en cause, sous l’étiquette d’intégrisme. La Pensée catholique en est une des premières manifestations, dès son apparition dans le paysage catholique à l’automne 1946 — et le soupçon d’intégrisme surgit immédiatement, dès la première recension (( A la lumière des éléments présents dans P. Airiau, La Pensée catholique, 1946–1956 : romanité à la française ou intégrisme ?, DEA d’Histoire, IEP Paris, 1995, et des recherches menées ultérieurement. Les notes seront réduites afin de ne pas alourdir le texte de références copieuses.)) .
Les quatre fondateurs de la Pensée catholique sont bientôt quinquagénaires. Nés au tournant du siècle, Lucien Lefèvre (1895–1987), Henri Lusseau (1896–1973), Victor Berto (1900–1968) et Alphonse Roul (1901–1969) sont issus du Grand Ouest français (Loire-Atlantique, Vendée, Morbihan et Seine-Inférieure). Leurs origines sociales diffèrent (le père de l’abbé Lefèvre est professeur de Lycée, le père de l’abbé Berto est officier colonial), leur formation antérieure diverge (seul l’abbé Berto est diplômé de l’Université). Enfin, l’abbé Lefèvre a fait la Première Guerre mondiale. Le creuset du Séminaire français de Rome va cependant les unir religieusement. Ils s’y rencontrent tous les quatre et y conquièrent leurs grades : l’abbé Lefèvre, docteur en théologie, bachelier en droit canonique, y a été élève de 1919 à 1925 ; l’abbé Roul, docteur en philosophie et en théologie, de 1919 à 1926 ; l’abbé Berto, docteur en théologie et de l’Académie Saint-Thomas, de 1921 à 1926 ; le chanoine Lusseau, docteur en théologie, en Ecriture sainte et de l’Académie Saint-Thomas, de 1918 à 1924. Cette commune formation les marque pour toujours.
Ils sont en effet formés sous l’égide du P. Henri Le Floch c.s.s.p. (1862–1950), nommé en 1904 recteur de cette institution pontificale fondée en 1853, fort estimée des papes, mais que la maladie de son supérieur, le P. Eschbach, laisse tanguer alors que la crise moderniste s’annonce. Le nouveau supérieur la reprend en main avec vigueur et lui donne un lustre dont témoignent tant les responsabilités qui lui sont confiées (consulteur de plusieurs Congrégations romaines dont le Saint-Office et la Consistoriale, qui s’occupe des nominations épiscopales) que l’afflux d’élèves (bientôt deux cents), venus dans les premières années majoritairement des diocèses ultramontains. L’enseignement y est intransigeant et intégral, et se définit négativement : antilibéralisme, antilaïcisme, antimodernisme, antisillonisme. Cependant, tous les élèves ne se coulent pas dans ce moule. Si peu de problèmes se manifestent avant 1914, la période qui suit la Première Guerre mondiale est plus agitée et des clans théologico-politiques se constituent.
Les fondateurs de la Pensée catholique ont choisi le camp intransigeant et intégral. Ils demandent avant tout l’application totale de la vérité catholique, en particulier en ce qui concerne les relations entre l’Eglise et l’Etat et la place sociale qui doit être reconnue à l’Eglise. Aussi sont-ils favorables à une action de tous les catholiques afin d’obtenir une puissance politique susceptible de remettre en cause les lois laïques issues de la sécularisation républicaine des années 1878–1914. Il faut en effet, avant toute chose, et pour rendre la France catholique, changer les institutions mauvaises qui corrompent l’homme. L’Action française est donc un allié privilégié : le « politique d’abord », s’il n’est pas vrai dans l’ordre des principes, l’est dans l’ordre pratique. Leurs productions théologiques de cette époque témoignent de ces choix qui sont loin de faire l’unanimité dans le catholicisme français, mais qui, à Rome, bénéficient de la sympathie de nombre de leurs confrères séminaristes et du cardinal Billot, très proche du recteur. L’abbé Lusseau, dans une conférence de 1922 dont les conclusions ne sont pas reprises à son compte par le directeur du Séminaire qui y assiste, invite à l’union avec le mouvement maurrassien. Son manuscrit, adressé à un ami parisien qui aimerait le voir publier dans la Revue des Jeunes, est transmis au nonce à Paris, Mgr Cerretti, qui prévient à son tour le cardinal Gasparri, Secrétaire d’Etat de Pie XI. Le P. Le Floch doit alors se justifier : cette conférence n’engage que l’abbé Lusseau, l’Eglise ne s’est pas prononcée sur l’Action française — le décret de mise à l’Index de certaines œuvres de Maurras de 1914 n’a pas été publié — et les élèves, soumis à l’autorité, réprouvent dans la pensée de Maurras ce qui y est incompatible avec la doctrine catholique. L’abbé Lefèvre, commentant l’encyclique Ubi arcano Dei de 1923, revendique l’application de la thèse, la vérité catholique intégrale. Sa conférence, avec celle de quatre de ses confrères, dont le futur Mgr Ancel, aboutit sur le bureau d’Edouard Herriot en 1925, qui la cite lors de la discussion budgétaire à la Chambre des Députés comme argument pour la suppression de l’Ambassade de France auprès du Saint-Siège (rétablie en 1921) conformément au programme du Cartel des Gauches : la doctrine enseignée au Séminaire français s’oppose aux bases de la vie politique française, et l’ambassadeur, M. Jonnart, a eu le mauvais goût de faire preuve de bienveillance envers le P. Le Floch. Bref, l’ambiance qui prévaut lors de la fin de leur formation, fort exaltée — c’est la naissance de la Fédération Nationale Catholique qui réalise des manifestations monstres pour protester contre l’offensive laïque de 1924–1925 —, ne peut que les inciter au combat, d’autant plus que leurs caractères sont fort trempés.
1926–1927 est une date rupture pour les fondateurs de la Pensée catholique. La condamnation de l’Action française et la mise à l’index du journal du même nom, traumatisent les jeunes prêtres qui viennent de quitter Rome pour leurs diocèses respectifs où ils sont vicaires ou professeurs (( L’abbé Berto écrit ainsi à un confrère : « Depuis les années où j’essayais de reconstruire une foi vivante sur les ruines de ma foi puérile, après l’orage nihiliste de mes treize ans, jamais je n’ai vécu dans une pareille douleur d’âme. Et je devine que c’est la même chose pour vous. Mais de là, de cette obscurité et de ce chagrin à résister ouvertement au Saint Père, il y a loin. » (lettre du 26/12/1926 Notre-Dame de joie, NEL, 1974, p. ‑63).)) . La soumission fut parfois difficile, au moins au niveau intellectuel. Mais, surtout, le P. Le Floch doit quitter sa charge de Recteur du Séminaire français en juillet 1927, accusé de ne pas réprimer les tendances maurrassiennes qui s’expriment chez ses élèves, de cautionner la désobéissance et de chercher à éliminer par des procédés peu honnêtes ceux qui s’opposent à ses positions. Cette mise à l’écart de l’éveilleur (( J.-F. Sirinelli, « Aux lisières de l’enseignement supérieur. Les professeurs de khâgne vers 1925 », Le personnel de l’enseignement supérieur en France aux XIXe et XXe siècles, Editions du CNRS, 1985, pp. 121–122 ; J.-F. Sirinelli, Générations intellectuelles, Fayard, 1988, pp. 82–83.)) que fut le Recteur traduit une nouvelle orientation tactique de l’Eglise : à la lutte dure contre le monde moderne pour instaurer une société chrétienne se substitue la volonté de subversion de ce même monde par l’évangélisation au moyen de l’Action catholique. La formation reçue par les futurs fondateurs n’est pas forcément à même de leur permettre de prendre ce tournant.
En est-il de même pour les principaux autres rédacteurs de la revue ? Pas nécessairement. C’est le cas pour l’abbé Raymond Dulac (1903–1987), lui aussi formé au Séminaire français de Rome entre 1920 et 1926. Il aurait d’ailleurs dû participer au lancement de la revue, puisqu’il était un des initiateurs du projet, dès 1926, avec les abbés Roul et Berto. Il s’était aussi largement impliqué dans la réapparition du projet vers 1943, et avait accepté de le fusionner avec celui que développaient de leur côté l’abbé Lefèvre et le chanoine Lusseau. Mais il ne participa pas, finalement, à la fondation. Sa fidélité au P. Le Floch était indéfectible : la lettre qu’il lui écrivit lors de son départ en est plus qu’une preuve. Il en va de même pour la réhabilitation qu’il entreprend en 1952 de Mgr Benigni et du Sodalitium Pianum, la Sapinière de mémoire exécrée. Il a en effet pu se procurer le supplément d’enquête demandé lors du procès de béatification de Pie X, et il le présente largement dans la revue, soulignant les approbations autographes du nouveau bienheureux. Bref, il défend, en s’appuyant sur un acte magistériel fondamental — la reconnaissance de la sainteté qui engage l’infaillibilité —, la valeur du catholicisme intransigeant et intégral, antimoderniste militant, qu’il défend et illustre.
Dans la même veine, on peut relever le nom de Louis Jugnet (1913–1973). Professeur de philosophie en khâgne à Toulouse, chargé de cours à l’IEP de cette ville, il est d’un thomisme scolastique romain. Il partage avec les fondateurs de la revue une admiration pour les thomistes romains qui s’opposent tant à l’historicisation d’Etienne Gilson qu’aux nouvelles voies de Jacques Maritain. Sa lutte contre la psychanalyse et l’évolution s’appuie ainsi sur les recherches de scientifiques étrangers (Wilfried Daim, Rudolf Allers) et sur des principes philosophiques, qui lui font notamment rejeter la distinction établie par Roland Dalbiez, disciple de Maritain, entre la méthode et la théorie psychanalytique. Son combat pour fonder l’étude psychiatrique et psychologique sur le thomisme le rapproche du docteur Adrien Stocker, psychiatre suisse qui développe dans la revue ses vues sur le psychisme humain en s’appuyant sur la philosophia perennis. Cette identité de vues philosophico-théologiques se retrouve dans le cas de Jean Daujat (né en 1906), fondateur du Centre d’Etudes Religieuses, et lié à Mgr Beaussart, et de l’abbé Louis Soubigou (1901–1981), ancien condisciple des fondateurs au Séminaire français de 1921 à 1926. Tous deux s’attachent, chacun dans leur domaine, le premier dans l’ordre social chrétien, le second dans la spiritualité, à réfléchir à partir de l’autorité ecclésiale, le Magistère romain. Jean Daujat défend ainsi un ordre alternatif tant au capitalisme qu’au communisme, dont il trouve la réalisation dans un certain corporatisme, à la lumière d’une lecture de Quadragesimo anno, tandis que l’abbé Soubigou développe une « spiritualité intellectuelle », une conformation de l’homme à Dieu qui transforme par la grâce, en particulier au niveau de l’intelligence, par une chasteté de la pensée. L’abbé André Combes (1899–1969), maître de conférences au CNRS, professeur à l’Université du Latran en 1959, prélat d’honneur en 1960, lui succède et développe de son côté la spiritualité de sainte Thérèse de Lisieux, fondée sur une analyse rigoureuse des textes et leur étude critique afin d’en dégager toute la saveur et toute la doctrine. Enfin, Jacques Vier (1904–1991), professeur de lettres à l’Université de Rennes en 1955, tient lui aussi des positions intransigeantes en littérature.
Toutes ces recherches et ces réflexions sont patronnées par Mgr Roger Beaussart (1879–1952). Formé à Saint-Sulpice juste avant la crise moderniste, devenu directeur de Stanislas puis curé et enfin évêque auxiliaire de Paris, Mgr Beaussart a servi de fusible à la Libération au cardinal Suhard. Il n’en conserve pas moins la confiance de son supérieur et tient dans l’administration ecclésiastique parisienne une place importante. Ouvert à un certain œcuménisme — il était évêque chargé des étrangers — il est aussi un penseur exigeant, refusant toute remise en cause du néothomisme romain. Il permet aux projets des abbés Lefèvre, Roul, Berto, Dulac et du chanoine Lusseau, d’aboutir. Leur censeur et leur garant, il veut, comme eux, défendre un catholicisme intransigeant et intégral, romain, opposé à la « nouvelle théologie » (les recherches des PP. de Lubac et Daniélou) et aux nouvelles orientations missionnaires et ecclésiologiques (les PP. Congar et Chenu), à la psychanalyse et à l’évolution.
Intransigeance et intégralisme donc, mais de combat. C’est pour défendre sur le plan intellectuel cette ligne que la Pensée catholique a été fondée. Ce n’est cependant pas par hasard que cette fondation se réalise en 1946. En effet, la conjoncture est relativement favorable à l’expression d’un catholicisme tenu à l’écart depuis 1926. La marginalisation fut réelle quoique limitée. Elle est visible dans la carrière des fondateurs, médiocre, car même les fonctions d’enseignement ecclésiastique leur sont fermées. Seul l’abbé Lusseau peut intégrer directement le Grand Séminaire de Luçon et s’y maintenir, pour finir à la Faculté de théologie de l’Université catholique d’Angers. Mais il avait choisi un domaine extrêmement sensible où la surveillance romaine s’exerça vigoureusement jusqu’après 1950 : l’Ecriture sainte, que son évêque l’avait chargé d’aller étudier à Rome pour pouvoir ensuite l’enseigner. A contrario, l’abbé Berto, qui après deux ans de vicariat, se retrouve professeur au Grand Séminaire de Vannes, doit le quitter pour un motif obscur : il semble que son aura auprès des séminaristes soit devenue trop importante et s’exerçât dans un sens fort déplaisant pour une partie des forces politiques catholiques locales. L’abbé Lefèvre végète quant à lui comme curé de campagne dans le pays de Caux, avant de demander à être placé en retraite, alors que l’abbé Roul, après avoir été secrétaire de l’évêque de Nantes, Mgr Le Fer de la Motte, fort réticent quant à la nouvelle stratégie catholique, demeure aumônier du Lycée de Nantes pendant plus de dix ans, mis à l’écart apparemment par le nouvel évêque, Mgr Villepelet. Quant à l’abbé Dulac, après avoir passé une licence de lettres à la demande de son évêque qui le trouvait bien jeune après son ordination (22 ans), sa mauvaise santé et ses orientations se conjuguent pour le maintenir dans des postes « inférieurs » : professeur, curé, aumônier ; il devient cependant avocat à l’officialité de Versailles en 1945, fruit tardif de sa formation romaine.
L’arrivée au pontificat de Pie XII marque un relatif tournant pour les intransigeants de combat cassés en 1926–1927. L’interdiction de lire l’Action française est levée — les tractations étaient en cours dès 1937, par l’intermédiaire du Carmel de Lisieux — et le P. Le Floch est reçu avec bienveillance par Pie XII. Il ne retrouve cependant aucune fonction d’importance — il approche les soixante-dix ans. Le primat demeure cependant toujours mis sur l’Action catholique, comme le révélera l’après-guerre. Cependant, un rapprochement net s’opère au plan intellectuel. Plus exactement, percevant l’évolution en cours sur le plan des idées, les sphères dirigeantes se retrouvent sur la même longueur d’onde que des intransigeants de combat de la même génération qu’eux, ou d’une génération juste postérieure à celle de leurs maîtres. Ils ont en effet la même formation, un commun antimodernisme, les mêmes réticences à l’égard des nouvelles orientations intellectuelles qui se font jour, et qui toutes mettent en avant l’historicité, l’existentiel, bref, qui semblent se rapprocher d’une relativisation de la vérité, d’une compromission avec l’évolution et le subjectif, donc de l’idéalisme kantien et de l’immanentisme bergsonien, in fine du modernisme. Encore qu’il faille nuancer : l’acceptation des nouveautés peut exister dans les sphères romaines ou dans les milieux soutenus par la Curie (( E. Fouilloux, « Courants de pensée, piété, apostolat. II. Le catholicisme » dans Histoire du christianisme, t. 12, Guerres mondiales et totalitarismes (1914–1958), Desclée / Fayard,1990, p. ‑162.)) . La proximité est donc réelle, et l’abbé Berto se réjouit lorsque le P. Chenu, avec son opuscule sur les méthodes théologiques est crossé par la Curie. La Pensée Catholique apparaît ainsi à l’automne 1946, alors que le combat contre la « nouvelle théologie » s’est engagé depuis 1942, discrètement d’abord, puis violemment, avec la polémique entre la Revue thomiste et les PP. de Lubac et Daniélou, l’intervention de Pie XII, et le jeu du P. Garrigou-Lagrange.
Cette naissance fait aussi suite à un renouveau des tendances intransigeantes et intégralistes militantes durant la Seconde Guerre mondiale en France. La défaite de mai-juin 1940 et l’instauration de l’Etat français permettent la réaffirmation des tendances marginalisées depuis 1926–27. La construction vichyste semble pour beaucoup correspondre à l’instauration d’un ordre social prenant le contre-pied du désordre établi de la République impie laïque et anticléricale. Elle bénéficie ainsi de la sympathie du corps épiscopal, et permet à la fois à la génération de 1926 de prendre une forme de revanche — l’abbé Lefèvre se plonge, avec la bénédiction du cardinal Suhard, dans des archives franc-maçonnes après son incardination à Paris appuyée par Mgr Beaussart —, à une nouvelle génération, en partie issue des rangs maurrassiens de surgir (Jean Ousset, Jean Arfel — qui n’est pas encore Jean Madiran) et au catholicisme intégral et intransigeant de se manifester avec force (Pierre Lemaire participe à la consécration des Hommes de France au Sacré-Cœur à la Basilique de Montmartre). Le renouveau de la méfiance antimoderniste et l’inquiétude à l’égard des nouveautés françaises issues de la guerre profitent donc à des hommes qui ont conservé des relations à Rome, et qui en obtiennent de nouvelles grâce à Mgr Beaussart. La Curie, tout au moins certains de ses cercles, peut-être au Saint-Office de Mgr Ottaviani ou à la Congrégation des Séminaires et Universités du déjà âgé cardinal Pizzardo, deux congrégations dont le cardinal Nicolas Canali (de l’entourage du cardinal Merry del Val, qui estimait le P. Le Floch) est aussi membre, n’est très vraisemblablement pas étrangère à la fondation de la Pensée catholique. Mgr Beaussart partageait avec Mgr Ottaviani une commune inquiétude sur la formation dispensée dans les séminaires et les Universités catholiques, où les textes ronéotypées du P. Teilhard de Chardin circulaient sous le manteau, et ce jusque dans le temple néoscolastique romain qu’est la Grégorienne (( J.-M. Paupert, Peut-on être chrétien aujourd’hui ?, Bernard Grasset, 1966, pp. 47–59.)) . Le P. Mario Cordovani o.p., Maître du Sacré-Palais Apostolique, s’inquiétait de la situation intellectuelle française, ainsi que le P. Garrigou-Lagrange. L’abbé Lefèvre leur fait des rapports oraux et écrits à ce sujet en 1948. Bref, la Pensée catholique peut se targuer d’être soutenue par la Curie. Mais ce soutien demeure discret, très discret, et seuls, de temps en temps, certains signes laissent voir l’intérêt que Rome porte à la revue : en 1953, la révision de la traduction d’un discours du cardinal Ottaviani par lui-même (( Sur la liberté religieuse, et qui visait tant Jacques Maritain que le P. John Courtney Murray, un des inspirateurs de Dignitatis Humanæ à Vatican II.)) ; la même année, l’intervention du même pour éviter la disparition de la revue à l’occasion de graves différends entre certains fondateurs. Bref, la Pensée catholique bénéficie de la sympathie des opposants à la « nouvelle théologie » qui estiment qu’elle joue un rôle nécessaire et important dans le maintien de la saine doctrine. Mais elle n’est pas une revue officieuse et n’engage pas le Magistère.
Les carrières des fondateurs ne profitèrent cependant pas de ces proximités. Il était trop tard. L’abbé Lefèvre, aumônier et professeur dans diverses institutions religieuses jusqu’en 1954, est ensuite en congé jusqu’à sa mort en 1987. L’abbé Berto se consacre à ses orphelinats et aux Dominicaines du Saint-Esprit, congrégation enseignante qu’il a fondée, et ouvre bientôt les foyers Notre-Dame de Joie à Pontcalec. L’abbé Roul, en 1947, est nommé chanoine puis curé de la populeuse paroisse Saint-Similien à Nantes. Il le demeure pendant vingt ans, jusqu’à sa mort. Seul le chanoine Lusseau obtient des promotions : protonotaire apostolique en 1951, doyen de la Faculté de Théologie de l’Université d’Angers en 1952.
Est-ce à dire qu’ils manquaient d’épaisseur ? Il ne semble pas. Leur caractère à tous était bien trempé, et le ton pouvait s’élever très vite. Témoin la rupture entre Mgr Lusseau et les trois autres directeurs, sur la direction de la revue. Un procès fut envisagé, au civil, entre 1951 et 1953, par celui-là, mais les choses s’arrêtèrent plus tôt. Les tensions étaient cependant déjà présentes dès 1948, causées par le rôle de l’abbé Lefèvre, considéré comme trop important par le chanoine Lusseau mais seul l’abbé Lefèvre, à Paris, bénéficiait réellement de temps pour s’occuper de la revue, et par certains désaccords théologiques sur l’Ecriture sainte. La participation de l’abbé Dulac fut aussi fluctuante en raison de son caractère ombrageux. Par ailleurs, l’abbé Berto témoignait d’un solide tempérament qui n’est pas sans rappeler celui de Louis Veuillot : même amour du peuple et même catholicisme social (pour lequel il défendait la beauté de la liturgie et le latin), même capacité polémique (le chanoine Lusseau l’apprit à ses dépens), même truculence verbale. Bref, un intransigeant véritable. L’abbé Roul était quant à lui doté d’une nature forte qui en faisait un curé qui n’hésitait pas à en remontrer à ses paroissiens, ni à prendre parti. Quant à leur formation théologique, elle ne laissait pas à désirer — l’abbé Berto en particulier était un théologien plus qu’honnête —, et faisait d’eux d’honnêtes épiscopables, n’eussent été leur choix d’un intransigeantisme de combat.
Celui-ci n’en était pas pour autant rédhibitoire. Pie XII n’hésita pas à nommer des évêques dont la formation était comparable à celle des fondateurs de la Pensée catholique et la fidélité au P. Le Floch, non pas identique, mais en tout cas certaine. Le doyen des séminaristes en 1926–1927, qui soutint le P. Le Floch, Roger Johan, devint évêque. Xavier Morilleau, formé lui aussi à Rome durant la même période et au même endroit, qui resta fidèle à son intransigeantisme toute sa vie (( Il appela à voter « non » lors du référendum de 1958 car le projet de Constitution ne contenait pas de référence à Dieu, se démarquant ainsi de ses pairs qui appelaient à voter en conscience ou à voter de manière positive. La Pensée catholique fit campagne pour le « non » avec d’autres groupes catholiques ‑intransigeants.)) , ne dut sa promotion à l’épiscopat, au siège de La Rochelle il est vrai (région marquée par le protestantisme), qu’aux assurances données par un député au préfet qui s’inquiétait des orientations politiques, d’Action française bien sûr, d’un ancien élève du Séminaire français. La question politique n’est cependant pas non plus absolument déterminante. Ce n’est donc pas tellement la doctrine qui pose problème, ni le caractère. Les nonces n’hésitent pas à promouvoir après 1945 des candidats qui ont suivi le même cursus que les fondateurs : la fidélité romaine est appréciée en ces années mouvantes. Le type même de prêtres que furent les fondateurs de la revue en est une explication (( M. Minier, L’épiscopat français du Ralliement à Vatican II, Casa Editrice Dott. Antonio Milani, Padoue, 1982, pp. 176–182.)) . Il est possible aussi que l’absence de soutien épiscopal soit la cause dominante : leur carrière n’a jamais vraiment commencé, ou, si elle a débuté, elle s’est arrêtée trop tôt. Si Alphonse Roul entame une carrière administrative grâce à Mgr Le Fer de La Motte, Mgr Villepelet ne le présentera jamais à l’épiscopat alors que, des quatre fondateurs, il est celui dont on dit qu’il aurait été le plus apte ; et il faut l’intervention d’évêques de ses amis pour qu’il soit nommé chanoine et quitte le Lycée Clemenceau au profit de Saint-Similien.
S’il faut trouver une raison qui rende compte du destin particulier des hommes de la Pensée catholique, il faut aller la chercher du côté de leur pensée. L’apocalyptisme est en effet un des traits dominants de la Pensée catholique. La revue se caractérise par une lecture de l’histoire fondée sur la lutte de Satan et de ses suppôts, cherchant depuis la Renaissance, la Réforme et plus particulièrement depuis la révolution de 1789, à instaurer leur domination, contre Dieu, le Christ, Roi social et spirituel, et son Eglise. Elle repère, identifie et nomme les forces et les agents du Mal (juifs, francs-maçons, protestants, non-catholiques, républicains laïcs, catholiques libéraux). L’abbé Lefèvre écrit ainsi qu’« au XXe siècle, en pays chrétien comme le nôtre, on est anticommuniste parce qu’on est chrétien, fils de l’Eglise et de Dieu, capable encore de voir dans le communisme le “système” dernier, authentique aboutissement de toutes les hérésies des siècles passés, inventé pour la ruine de la Civilisation chrétienne, œuvre de Dieu, de l’Eglise et des peuples chrétiens » (( L. J. Lefèvre, « Eclaircissements sur l’anticommunisme », La Pensée catholique, n. 38, 2e trim. 1955, p. ‑41.)) . La revue publie en 1956 une réponse de catholiques aux propositions de loi sur la laïcité du gouvernement Guy Mollet : il s’agit d’une attaque de Satan contre l’Eglise par l’instrument qu’est la Franc-Maçonnerie. Le gouvernement veut « séparer l’Eglise de l’Etat, et par ce moyen ruiner la vie chrétienne dans les âmes ». Ce sacrilège entraînerait la ruine de la nation française, et la seule réaction possible est l’adoration eucharistique et le combat contre les démons en s’appuyant sur l’exorcisme de Léon XIII (( « Après la proposition de loi sur la “laïcité” », La Pensée catholique, n. 42, 2e trim. 1956, pp. 68–70.)) . L’éditorial du numéro 42 a le même ton :
Ce n’est pas d’hier qu’est prêtée à Satan une puissance universelle qui lui permette de prendre la direction des cerveaux et des cœurs à l’échelle du monde, en face de l’Eglise catholique, l’Eglise universelle du Christ, dans un esprit de totale laïcité.
Ce n’est pas d’hier que datent les vastes plans d’une Internationale maçonnique, dont le pouvoir mondial veut être triple : juridique et justicier, économique et financier, culturel et religieux, mais religieux a‑confessionnel ou même — et pourquoi pas ? — supra-confessionnel, à cette double fin (qui se voudrait noble) de conjurer les maux sociaux et d’instaurer la paix dans un monde officiellement uni.
Mais c’est de nos jours que se réalisent promptement les vœux des prophètes et des hérauts de cette Internationale maçonnique, exprimés hier dans une langue sonore si absurde qu’elle pouvait faire rire les meilleurs d’entre nous. […]
De pareilles sornettes on a pu se moquer, il y a soixante ans et il y a trente ans. « N’attachons pas de prix aux dits des obsédés… Nul ne peut empêcher les fous de vaticiner… » On avait haussé les épaules et on avait ri. Mais maintenant ?
Aujourd’hui les capitales de l’Internationale maçonnique sont à New-York et à Paris. Paris où se construit « l’édifice le plus important qu’il soit donné à la présente génération de bâtir, car il constitue, nous dit le Président de l’Unesco, le symbole architectural du Progrès, de l’Education, de la Culture dans le monde actuel ».
Or là où fleurit cette Internationale maçonnique, une Civilisation matérialiste s’élabore qui tente de « faire régner, selon le mot de S. S. Pie XII, l’ordre et la sécurité sur la méthode purement quantitative… qui ne tient aucun compte de l’ordre de la nature, comme la voudraient ceux qui confient toute la destinée de l’homme à l’immense pouvoir industriel de l’époque présente ».
Or là ou fleurit cette Internationale maçonnique, la Science et le Progrès, le Réarmement Moral et le Désarmement mental prennent la place de Notre Seigneur Jésus-Christ. Des armées de missionnaires de la « laïcité » se substituent aux missionnaires du Christ. (( « Pour ou contre la tour de Babel », La Pensée catholique, n. 42, 1er trim. 1956, pp. 1–2.))
Il serait possible de multiplier les citations, car ces notations et ces positions se développent assez largement à partir de 1953–1954, en réaction notamment à l’expansion communiste. Elles sont cependant loin d’être anormales. Elles sont en effet une des versions habituelles de l’intransigeantisme et de l’intégralisme catholique, constituée en « système », ou tout au moins en discours et en mode d’interprétation du monde, aux alentours de 1875–1885, appuyés sur les écrits d’un certain nombre d’auteurs, dont l’abbé Barruel (qui dénonçait le complot maçonnique antichrétien à l’origine de la Révolution française), J. Crétineau-Joly (qui révélait les actions subversives du catholicisme de la Charbonnerie), le P. Deschamps s.j. (qui vilipendait l’action destructrice des sociétés secrètes sur la société), R. Gougenot des Mousseaux (qui accusait les juifs de pervertir les sociétés chrétiennes), illustrés par Mgr Delassus dans sa Semaine religieuse de Cambrai, par Mgr Jouin dans la Revue internationale des sociétés secrètes, continués et enrichis dans la seconde moitié du XXe siècle par Pierre Virion, Jules Artur (tous deux écrivent dans la Pensée catholique) ou André de la Franquerie qui utilisent ceux qui les ont précédés pour développer leurs positions. La Pensée catholique exprime donc une tradition, qu’elle connaît et maîtrise. L’abbé Dulac avait participé durant deux ans à la Revue internationale des sociétés secrètes, en 1930–1932 ; l’abbé Roul citait dans son livre L’Eglise et le droit commun le P. Deschamps ; l’abbé Lefèvre, sous le pseudonyme de Jean-Marc d’Anthoïne, dans son Ode pour la bataille de l’intelligence, écrite au moment de la Libération de Paris et envoyée à Charles Maurras, s’écriait, après avoir dénoncé l’action satanique de perversion de l’intelligence dont témoigne le bergsonisme :
A ton poste, ô mon âme, veille !
La bataille qu’on sait livrer
Pour l’intelligence réveille
Les forces qu’il faut recouvrer.
Contre l’Enfer et son délire
Ramasse les foudres de l’ire :
Les jours enfin sont révolus
Du mensonge qu’ont voulu clore
D’un monde nouveau près d’éclore
Les jeunes hommes résolus. (( J.-M. d’Anthoïne, Inde irae. Ode pour la bataille de l’intelligence, Imprimerie Dumoulin, 1945.))
Bref, les hommes de la Pensée catholique sont des intransigeants, des catholiques intégraux, de combat, apocalyptiques.
Or, cet apocalyptisme n’est plus partagé par les instances romaines, ou tout au moins ne l’est plus autant qu’il l’a été de Pie IX à Pie X. Si Pie XII analyse en des termes apocalyptiques, ou qui s’en approchent, la situation internationale (( J.-M. Mayeur, « Les Eglises et les relations internationales. II. L’Eglise catholique » dans Histoire du Christianisme, t. 12, Guerres mondiales et totalitarismes (1914–1958), op. cit., pp. 334–342.)) , cela reste fort en retrait par rapport à ce qui a pu exister cinquante ou cent ans plus tôt, à la dénonciation de la Franc-Maçonnerie, « synagogue de Satan », par Pie IX en 1873. La lecture de la Civiltà Cattolica, la revue jésuite plus ou moins officieuse du Saint-Siège, en convainc également : finies les accusations contre les origines kabbalistiques du maçonnisme satanique et contre le crime rituel talmudique (( « Gli ebrei osservanti continuano anche ora ad osservare la Pasqua sanguinaria. Questa loro osservanza è ora piu facile e meno pericolosa che nel medio evo. Il talmudismo padre del massonismo. Samuele ebreo rivela che nella Pasqua giudaica non solo si mangia ma si beve il sangue cristiano ; e con esso si benedice la mensa. Perchè gli ebrei si tengono obbligati in coscienza a tali osservanze », vol. IX, n. 757 (1881), pp. 107–113 ; « Relazione tra la Cabala Rabbinica e la Massoneria. Che cosa sia propriamente la Cabala. Esempio preso dal dettoche, Omne malum ab aquilone », série XII, vol. I, n. 785 (1883), pp. 725–734.)) . De plus, les instances romaines doivent tenir compte des multiples orientations et du dynamisme indéniable d’un catholicisme français face auquel elles développent un certain complexe d’infériorité et dont elles se méfient, tant elles redoutent que son influence sur la catholicité n’entraîne en celle-ci des changements par trop à l’image de ce qu’il réalise. Elles ne sont pas non plus insensibles aux ardeurs apostoliques de ceux qui s’engagent auprès du monde ouvrier et comprennent leur souci, tenant à apaiser les tensions et à éviter les ruptures. Ainsi, lorsque Ella Sauvageot, responsable des publications de la Vie catholique, se rend à Rome en 1957 pour défendre le Bulletin de J. Chantagner, successeur de la défunte Quinzaine, elle rencontre les PP. Paul Philippe o.p. et Philippe de la Trinité o.c.d. (consulteurs du Saint-Office) et le cardinal Ottaviani, qui lui garantissent que la publication du décret contre le Bulletin n’est pas décidée et n’aura pas lieu si le cardinal Feltin se porte garant de la revue. Ella Sauvageot rapporte aussi que Rome se soucie de « l’importance universelle du catholicisme français, du mouvement intellectuel français, donc de ce que nous faisons », et lui fait confiance pour qu’elle tempère ses camarades et soutienne l’archevêque de Paris (( Archives Historiques du Diocèse de Paris, 1 D 15, 17, lettre d’E. Sauvageot au cardinal Feltin, 29/07/1957.)) . Une telle attitude n’est pas celle de la Pensée catholique, dont les tendances polémiques s’accentuent après la mort de Mgr Beaussart et sont loin de lui faire des amis. François Mauriac, « intellectuel de gauche » installé à l’occasion de la « Révolution de 1944 » à la tribune du Figaro, écrivain « des enfers familiaux, des hérédités indiscrètes, des troubles organiques, des pubertés verbeuses, des dissonances d’alcôves » (( « Combat singulier. Les billets de Lucien », La Pensée catholique, n. 17, 1er trim. 1951, p. 120. La Pensée catholique rejoint les attaques de l’abbé François Ducaud-Bourget contre Paul Claudel dans Matines en 1950, dont elle rend compte avec joie : « Un geste ambrosien. Les billets de Lucien », La Pensée catholique, n. 15, 3e trim. 1950, pp. 112–113 ; V. Breton, F. Ducaud-Bourget, L. Lefèvre, Claudel, Mauriac et Cie, Catholiques de littérature, Editions de l’Ermite, Paris, ‑1951.)) , n’est que le maître d’une série de catholiques littérateurs dont les écrits se contentent de montrer l’abjection de l’âme. J. Vier n’est pas en reste pour dénoncer des compromissions odieuses, qu’il s’agisse de celles inspirées par Henri Guillemin dans « Par notre faute » (( « Charité renouvelée », La Pensée catholique, n. 16, 4e trim. 1950, pp. 98–101, a eu l’occasion d’essoriller F. Heer, « L’amour des ennemis », La Vie intellectuelle, n. 5, 05/1950, pp. 515–535, refusant l’autocritique catholique, « masochisme spirituel, dont La Vie intellectuelle donna jadis l’obscène spectacle en parlant de “l’Eglise, corps de péché ” », égratignant au passage « la distinguée revue dominicaine » dont la chronique théâtrale « forme habituellement la partie la plus ‑solide ».)) , de celles dans la lignée du P. Teilhard de Chardin ou de celles de ceux qui marchent à la suite de Mauriac. Et l’abbé Berto a beau justifier l’invective qui ridiculise des idées fausses qui troublent les catholiques, la revue, la polémique, combat d’idées, œuvre de charité qui diffère de l’agression, la Pensée catholique n’en est pas moins traitée d’intégriste, ses adversaires estimant qu’elle recherche le mal, manipule les textes, majore l’orthodoxie.
Le catholicisme français a lui aussi très largement abandonné ses orientations apocalyptiques. Si on les retrouve largement gommées chez certains héritiers de la « nouvelle chrétienté », par exemple dans l’encyclopédie « Je sais — Je crois » dirigée par Daniel-Rops ou chez Mgr Cristiani, l’animateur de la revue de formation permanente du clergé, l’Ami du clergé (( N. Corte, Satan et nous, Fayard, coll. Je sais-Je crois, 21, 1956, pp. 84–86, 110–119, 121 (sont cités dans la bibliographie Mgr Jouin et M. de la Bigne de Villeneuve dont l’ouvrage, Satan dans la Cité, édité en 1951 aux Editions du Cèdre fondées pour diffuser la Pensée catholique et des ouvrages romains, montrait l’enracinement des hommes de la revue dans l’apocalyptisme catholique). Mgr L. Cristiani, Présence de Satan dans le monde moderne, Editions France-Empire, 1959, pp. 257–259.)) , ailleurs, elles ont disparu ou ont muté. Les tenants d’une réforme de l’Eglise et de la « nouvelle théologie » en tiennent pour un eschatologisme plutôt pessimiste avec la revue Dieu vivant, alors que le P. Fillère, formé à Rome mais au thomisme original, marqué par une réflexion sur la religiosité naturelle de l’homme, défend une vision eschatologique où les traits apocalyptiques et militants sont assumés dans l’attente active de la Parousie (( E. Fouilloux, « Une vision eschatologique du christianisme : Dieu vivant (1945–1955) », Au cœur du XXe siècle religieux, Editions ouvrières, coll. Eglises/Sociétés, 1993, pp. 277–305 ; B. Besret, Incarnation ou eschatologie ? Editions du Cerf, coll. Rencontres, 1964, pp. 107–166 ; J. Damblans, D. Rendu, M. Thévenon, Le Père Fillère, nostalgie du futur, OEIL, ‑1989.)) . La Pensée catholique est donc en partie isolée — en partie, car la galaxie intransigeante conserve et entretient elle aussi la tradition apocalyptique : le plan du « manuel » de la Cité catholique, Pour qu’Il règne, traite ainsi dans sa deuxième partie des « oppositions à la Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ. I. Le naturalisme. […] II. La Révolution. […] III. La Révolution, ses troupes régulières (premières sectes hérétiques ; manichéisme, templiers, paganisme de la Renaissance, Rose-Croix ; la Réforme prépare déjà la Révolution ; le “grand complot” du XVIIIe siècle ; la Maçonnerie sous la Révolution, sous l’Empire, sous la Restauration ; la Révolution à la conquête du monde ; Judaïsme et révolution). IV. La Révolution, sa cinquième colonne (quiétistes, jansénistes, gallicans); […] ; un courant qui prépare les voies à la Révolution : le “catholicisme-libéral” […]. V. La Révolution, nos propres abandons et complicités […]. VI. Sous le signe de la Bête […] » tandis que sont cités l’abbé Barbier, l’abbé Barruel, J. Crétineau-Joly, Mgr Delassus et le P. Deschamps.
Rien ne témoigne mieux de cet isolement que la réaction en 1955 de Joseph Folliet, dans la Chronique sociale de France, à une affirmation, qu’il trouve théologiquement fort douteuse, de l’abbé Dulac : l’auteur de la réhabilitation de Mgr Benigni, s’inscrivant dans une longue tradition de lecture de l’histoire à la lumière d’une interprétation spécifique de la Cité de Dieu, estimait en 1952 qu’ « il y a un “plérôme” du Mal comme il y a un “plérôme” du Bien. Il y a un Corps mystique de Satan comme il y a un Corps mystique du Christ, et toute la durée de cette vie doit se passer à l’édification de l’un et de l’autre ». De même, l’interprétation de la Guerre d’Algérie par l’abbé Lefèvre, qui, dans la lignée de la même tradition, estimait en 1958 que « Le combat de ce jour est le combat de la Croix contre le Croissant, jeté sur la ligne de feu par les maîtres de l’Etoile Rouge, de la faucille et du marteau » (( L. J. Lefèvre, « Le centenaire de Lourdes et l’esprit de démission », art. cit., p. 5. On voit ici le lien fait entre apparitions mariales et vie temporelle, événements surnaturels et contingence ‑politique. )) , est jugée « délirante » par J. Natanson, favorable à une prise en compte des aspirations nationales algériennes, dans Parole et mission en 1962 (( R. Dulac, « Eloge de l’intégrisme », La Pensée catholique, n. 21, 1er trim. 1952, p. 24 ; J. Folliet, « Progressisme et intégrisme, Essai de psychanalyse existentielle », Chronique sociale de France, n. 3, 15/05/1955, note 31 p. 282 ; J. Natanson, « Quelques aspects de la mentalité intégriste », Parole et mission, n. 17, 15/04/1962, p. 202 ; « Florilège intégriste », Parole et mission, op. cit., pp. 238–241, met aussi en cause la même remarque de l’abbé Dulac.)) .
Quelle fut l’influence de la Pensée catholique ? Il est difficile de la jauger. Elle fut sans doute certaine, dans trois directions au moins. Tout d’abord, elle a pu modérer les ardeurs d’expression des tenants d’une réforme de l’Eglise : le P. Teilhard de Chardin prend soin de relativiser immédiatement ses écrits que discute le chanoine Lusseau (ils sont une version antérieure d’un travail destiné à ses supérieurs et qui circule contre sa volonté). Le P. Congar tient à se défendre avec force des accusations de modernisme jetées par l’abbé Lefèvre sur sa théologie du laïcat, et il n’hésite pas à menacer d’un procès à l’officialité pour obtenir l’insertion de sa réponse — ce qu’il obtient, mais avec une fin de non-recevoir théologique de l’abbé Berto. Cependant, il est possible de se demander si elle fut, à ce niveau, vraiment efficace : son dépit lors de son dixième anniversaire, lorsqu’elle constate qu’elle est tenue pour quantité négligeable, jamais discutée, en témoigne. C’est très nettement le cas quand elle publie, la première, les extraits de l’enquête du procès de béatification de Pie X qui justifient son attitude à l’égard du Sodalitium Pianum : aucune réaction.
Ensuite, la Pensée catholique a, d’une certaine manière, permis une réforme et une réorientation de la Mission de France. Elle a atteint à ce niveau, un de ses buts : réformer la pensée pour que celle-ci, bonne, puisse susciter une bonne action. L’abbé Berto était en effet en contact avec les responsables de la Mission de France qu’il a conseillés, n’a pas hésité à défendre l’utilité de l’institution dans la revue tout en lui conseillant de faire appel à Rome, et a mis à son service ses réflexions sur la possibilité du travail des prêtres (il réfléchissait à partir du statut des prêtres-soldats).
Enfin, la revue fut une des caisses de résonance du Cœtus Internationalis Patrum lors de Vatican II. Elle fut même un des foyers par lequel le CIP se constitua : elle était en effet un des lieux de rencontre des intransigeants opposés à la réforme de l’Eglise qui triompha, et dont un certain nombre furent formés au Séminaire français de Rome. Mgr de Castro Mayer et Mgr de Proença-Sigaud la connaissaient et l’estimaient ; l’abbé Berto fut théologien de Mgr Lefebvre lors du Concile ; Dom Georges Frénaud et Dom Paul Nau, moines de Solesmes, anciens du Séminaire français du P. Le Floch, participaient avec Dom Prou, successeur de Dom Guéranger, à des sessions de travail sur les schémas conciliaires.
Elle fut surtout une référence intellectuelle des intransigeants. Au sein de la galaxie de mouvements plus ou moins spécialisés, mais sans aucune concertation (à la Cité catholique la formation élémentaire des militants de l’action temporelle ; à Nouvelle de Chrétienté la diffusion des informations et documents romains ; à Paternité-Maternité la lutte pour la famille et l’éducation ; aux Cercles d’études d’Angers le jugement sur les livres ; à Itinéraires la réflexion politique à la lumière de la théologie), elle était l’organe spécifiquement théologique qui s’était voué à défendre la romanité théologique et l’intransigeantisme militant antimoderniste afin que les pensées fussent droitement formées pour travailler à rétablir la chrétienté.
Paul AIRIAU
Catholica, n. 60