Revue de réflexion politique et religieuse.

Le mal et son châ­ti­ment. Rap­pel de quelques véri­tés élé­men­taires

Article publié le 20 Mai 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans le n. 77 de catho­li­ca, p. 51–63]
nous repro­dui­sons ici, en tra­duc­tion effec­tuée par nos soins, avec l’aimable auto­ri­sa­tion de l’auteur et de l’éditeur, le cha­pitre X d’un livre inti­tu­lé Poli­ti­ca e reli­gione. Sag­gio di teo­lo­gia del­la sto­ria (Anto­nio Pel­li­ca­ni, Rome, octobre 2001), dont une édi­tion fran­çaise est d’autre part atten­due. L’auteur en est Pao­lo Pas­qua­luc­ci, ancien pro­fes­seur de phi­lo­so­phie du droit à l’université de Pérouse, spé­cia­liste de la pen­sée poli­tique et reli­gieuse moderne, en par­ti­cu­lier de Hobbes. Il aborde ici un thème per­du de vue en rai­son de la crise de la théo­lo­gie post-conci­liaire, peu encline à s’attarder sur les véri­tés sus­cep­tibles de déplaire à un « monde » qui se com­plaît dans ses illu­sions. « Ils disent aux voyants : ‘‘Ne voyez point , et aux pro­phètes : ‘‘Ne nous pro­phé­ti­sez pas la véri­té, dites-nous des choses agréables, pro­phé­ti­sez des illu­sions ! » (Is 30, 10).
Dépé­ris­se­ment ou éclipse ? En posant cette ques­tion à pro­pos des valeurs tra­di­tion­nelles il y a exac­te­ment trente ans, Ugo Spi­ri­to conce­vait le dépé­ris­se­ment d’un monde en termes his­to­ri­cistes et idéa­listes, comme un pas­sage à des valeurs et des idéaux « plus com­pré­hen­sifs et vrai­ment uni­ver­sels » ; tan­dis que Del Noce sou­te­nait que la réa­li­té d’alors mani­fes­tait « l’inversion de toutes les valeurs » (une véri­table Umwer­tung), non pas pour être rame­nées à leur essence ou conser­vées sous « une forme supé­rieure », mais pour être tout sim­ple­ment niées et détruites ((. Ugo Spi­ri­to, Augus­to Del Noce, Tra­mon­to o eclis­si dei valo­ri tra­di­zio­na­li ?, Rus­co­ni, Milan, 1971. Hui­zin­ga avait déjà de son côté don­né de très fines obser­va­tions sur la déca­dence de notre civi­li­sa­tion, dans son essai bien connu sur la crise de la civi­li­sa­tion (édi­tion fran­çaise : Incer­ti­tudes. Essai de diag­nos­tic du mal dont souffre notre temps, Médi­cis, 1946). Il dénon­çait alors « la démence imma­nente de l’heure pré­sente », uti­li­sant pour cela le concept de « bar­ba­ri­sa­tion » lan­cé par Orte­ga y Gas­set. A cause de l’éthique sexuelle tou­jours plus libre et désor­mais « déliée de toute norme reli­gieuse », il voyait déjà se pro­fi­ler une « dégé­né­res­cence sexuelle » qui condui­rait la socié­té « à la des­truc­tion ». La res­pon­sa­bi­li­té de la culture était grave, depuis celle des phi­lo­sophes qui déniaient « tout fon­de­ment à la morale » aux sys­tèmes d’origine mar­xiste et freu­dienne qui ensei­gnaient « la rela­ti­vi­té de la morale », tan­dis que la lit­té­ra­ture, échap­pant à toute cen­sure, pou­vait déjà depuis long­temps « tout se per­mettre », cor­rom­pant le public « par d’extraordinaires excès de licence et d’immoralité ». La conscience morale s’était obs­cur­cie au point qu’elle « ne dis­tin­guait plus qu’à grand peine le bien du mal ». Hui­zin­ga aspi­rait en consé­quence à une « cathar­sis », une « puri­fi­ca­tion inté­rieure » de tout l’individu (op. cit., pas­sim). L’homme déca­dent tel que le pré­sen­tait l’historien hol­lan­dais était l’homme-masse déjà mis à nu dans toute sa misère morale par Orte­ga y Gas­set dans La Rebe­lión de las masas (1929), l’individu qui « n’a que des appé­tits, qui croit qu’il ne pos­sède que des droits et ne croit avoir aucune obli­ga­tion », motif pour lequel « la masse en révolte a per­du toute capa­ci­té de reli­gion et de connais­sance » (op. cit., pas­sim).)) . Ce qui s’est pas­sé depuis lors semble bien avoir don­né rai­son à Del Noce. On était au début de la domi­na­tion des sous-cultures, domi­na­tion qui se pro­fi­lait avec la « révo­lu­tion sexuelle » des années soixante, la culture hip­pie et celle de la drogue. On peut dire que nous vivons aujourd’hui une crise de civi­li­sa­tion à laquelle cette inver­sion a don­né l’impulsion déci­sive. Tous les signes s’y ren­contrent d’une mala­die mor­telle qui touche jusqu’à la nature. Alors, quel sera l’avenir ? Avant de répondre, nous vou­drions pro­lon­ger une réflexion sur la déca­dence actuelle, qui paraît être l’inévitable consé­quence de la vic­toire rem­por­tée par la Poli­tique moderne sur la reli­gion catho­lique, par le culte de l’homme sur le culte dû à Dieu, en cher­chant, comme l’ont fait en leur temps Spi­ri­to et Del Noce, à com­prendre le phé­no­mène en le repla­çant dans une pers­pec­tive plus éle­vée.
1. Ce point de vue plus éle­vé est double : c’est celui de la phi­lo­so­phie et de la théo­lo­gie de l’histoire. Comme on le sait, toutes les phi­lo­so­phies de l’histoire, pro­duits typiques de la pen­sée moderne, de l’immanentisme phi­lo­so­phique, conçoivent un déve­lop­pe­ment de l’humanité en trois époques : Anti­qui­té, Moyen Age et Epoque moderne (ou « ger­ma­nique », selon Hegel, parce que com­men­cée avec la reven­di­ca­tion luthé­rienne de la liber­té de l’esprit) ; états théo­lo­gique, méta­phy­sique, posi­tif du genre humain ; modes de pro­duc­tion antique, féo­dal, moderne ou capi­ta­liste, qui devait s’achever dans le com­mu­nisme, grâce à une autre triade, en termes de classes : noblesse féo­dale, bour­geoi­sie, pro­lé­ta­riat. Mais ces sché­mas ter­naires dérivent-ils de la réa­li­té effec­tive du déve­lop­pe­ment his­to­rique ou bien d’une sur­im­pres­sion sur celle-ci, muta­tis mutan­dis, de la doc­trine des trois âges du monde — du Père, du Fils, de l’Esprit — éla­bo­rée par Joa­chim de Flore ? ((. Karl Löwith a insis­té sur ce point dans Welt­ges­chichte und Heils­ges­che­hen : zur Kri­tik der Ges­chichts­phi­lo­so­phie (trad. ita­lienne : Signi­fi­ca­to e fine del­la sto­ria, ed. di Comu­ni­tà, Milan, 1963, pp. 171–183 et 237–242).))  Dans l’un et l’autre cas, comme pour la théo­lo­gie poli­tique, il s’agit de la sécu­la­ri­sa­tion d’une mau­vaise théo­lo­gie, puisque la pen­sée de Joa­chim de Flore a été condam­née par l’Eglise pour ses évi­dentes dévia­tions doc­tri­nales.
La loca­li­sa­tion de l’époque moderne et contem­po­raine en troi­sième posi­tion semble jus­ti­fiée par le fait chro­no­lo­gique de venir après l’Antiquité et le Moyen Age. Tou­te­fois on tend à don­ner à cette troi­sième époque une signi­fi­ca­tion finale et défi­ni­tive, parce que l’on ne peut admettre que les valeurs de l’Homme qu’elle incarne puissent périr. En d’autres termes, on n’admet pas l’idée d’un retour en arrière et d’une pos­sible revanche du catho­li­cisme. La vic­toire de l’Idée d’Humanité sur la Révé­la­tion est tenue pour défi­ni­tive. Comme elle ne croit pas à la véri­té révé­lée, la phi­lo­so­phie de l’histoire com­prend la reli­gion comme la mani­fes­ta­tion de l’Esprit ou de rap­ports objec­tifs déter­mi­nés, sociaux ou de pro­duc­tion, par consé­quent tou­jours comme expres­sion, mode d’être, pro­jec­tion des sen­ti­ments ou aspi­ra­tions de l’homme. Pour cette rai­son, la civi­li­sa­tion chré­tienne du pas­sé, ce monde entiè­re­ment fon­dé sur les valeurs du catho­li­cisme, relé­gué dans l’époque du milieu et déni­gré de toutes les façons, appa­raît comme un phé­no­mène his­to­rique comme les autres, caduc et tran­si­toire comme toutes les mani­fes­ta­tions de l’esprit ou du sys­tème imper­son­nel des rap­ports sociaux qui ont tenu le haut du pavé au cours de la troi­sième époque, celle qui se consi­dère comme ter­mi­nale parce qu’elle repré­sente l’émancipation de la rai­son de toute trans­cen­dance et donc du prin­cipe d’autorité, dans tous les domaines et pour tous. Bien que les reli­gions his­to­riques sur­vivent, on pense avoir clos les comptes non seule­ment avec le catho­li­cisme mais avec la reli­gion en géné­ral, accep­tée uni­que­ment pour sa dimen­sion « sociale » et « humaine », réduite à la bien­fai­sance et à l’entraide, trou­vant son essence ultime (croit-on) dans le culte de l’Humanité. Même les uto­pies maz­zi­niennes sur la Troi­sième Rome, celle du « peuple », capi­tale de l’Humanité, entrent, comme on l’a vu, dans cette Wel­tan­schauung : la « troi­sième Rome » devait sup­plan­ter pour tou­jours la seconde, celle du pape, et s’ériger en sym­bole de l’Ere Nou­velle. L’Eglise devait se dis­soudre dans l’Humanité.
Mais l’existence de l’époque actuelle au troi­sième rang de la suc­ces­sion du déve­lop­pe­ment his­to­rique n’est telle que si l’on croit à l’existence des deux autres époques, autre­ment dit si l’on consi­dère l’époque chré­tienne comme quelque chose qui est né puis est mort, comme une réa­li­té his­to­rique finie, inter­mé­diaire, qui ne fait que sur­vivre dans des formes secon­daires au cours de la troi­sième et der­nière époque qu’est l’Ere Nou­velle. Du point de vue d’une théo­lo­gie cor­recte de l’histoire, cor­recte parce qu’elle expli­cite le lien entre l’histoire et le Dieu vivant, seul véri­table objet de la théo­lo­gie telle qu’elle com­mence à appa­raître avec saint Augus­tin, l’histoire ne peut être sub­di­vi­sée en véri­tables époques, encore moins si elles se déclassent l’une l’autre : elle ne le peut pas, parce qu’elle est mani­fes­te­ment domi­née par le dua­lisme de la cité ter­restre et de la cité céleste, en lutte mutuelle per­pé­tuelle jusqu’à la Parou­sie du Verbe Incar­né. Le domaine de la cité céleste, d’un côté, coïn­cide avec la cité ter­restre, et d’un autre côté, la dépasse dans la mesure où l’Eglise se forme len­te­ment comme le bon grain au milieu de l’ivraie de ce monde, et au-delà avec l’aide du Saint-Esprit. Elle est l’Eglise mili­tante et le Royaume de Dieu qui com­mence déjà à se réa­li­ser par­tiel­le­ment en elle sur la terre, dans la lutte spi­ri­tuelle conti­nuelle que les croyants doivent livrer contre eux-mêmes et contre le monde, contre la cité ter­restre. Cette phase ter­restre de la cité céleste est la phase tran­si­toire de for­ma­tion et de déve­lop­pe­ment du Royaume de Dieu en ce monde, au cours de laquelle Dieu s’adresse au libre arbitre de l’homme, par les invi­ta­tions de sa Grâce, pour son salut. Cette phase se conclu­ra dans la dimen­sion ultra­ter­restre défi­ni­tive, irré­ver­sible, du Royaume de Dieu, après le Juge­ment uni­ver­sel (Mt 13, 40–43).

-->