Revue de réflexion politique et religieuse.

Valeurs non négo­ciables et fuite du poli­tique

Article publié le 11 Nov 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 96, pp. 22–30]
Le court Mes­sage de la confé­rence épis­co­pale à l’occasion des pro­chaines élec­tions ren­du public le 18 octobre 2006, bien qu’il pro­cède à une timide réha­bi­li­ta­tion de la nation, reste dans la tra­di­tion des inten­tions géné­reuses à l’égard des pro­ces­sus élec­to­raux et des ins­ti­tu­tions qu’ils nour­rissent. Il affirme en par­ti­cu­lier la com­mu­nau­té de vues qui serait celle de la Répu­blique et des catho­liques, puisque « construire une cité plus fra­ter­nelle, tel est le devoir d’un chré­tien, tel est aus­si l’idéal répu­bli­cain » ((. Op. cit., p. 16.)) . La bro­chure est truf­fée de ces belles inten­tions, dont les déve­lop­pe­ments consa­crés à « la recherche du bien com­mun » consti­tuent un bon exemple : « La démo­cra­tie est une réa­li­té fra­gile. Elle est ins­ti­tuée depuis long­temps par la Consti­tu­tion. Mais vivre ensemble, consti­tuer un peuple, est sans cesse à reprendre au fil des évo­lu­tions de l’histoire. La démo­cra­tie reste tou­jours inache­vée. Elle est à ren­for­cer à chaque élec­tion. D’où cette exi­gence : voter, c’est par­ti­ci­per à l’amélioration de la vie ensemble, ce que l’enseignement social de l’Eglise appelle le bien com­mun uni­ver­sel » ((. Ibid., p. 20.)) , etc.
Ce texte per­pé­tue la désor­mais longue his­toire de l’assistance appor­tée par « l’Eglise qui est en France » à des ins­ti­tu­tions répu­bli­caines en déclin. Cette atti­tude, qui a pro­lon­gé et accen­tué le ral­lie­ment, l’a long­temps empê­chée de seule­ment lais­ser pen­ser qu’elle pour­rait être en désac­cord avec les orien­ta­tions géné­rales de la socié­té dans laquelle elle se trouve. Ain­si, la récon­ci­lia­tion entre l’Eglise de France et les ins­ti­tu­tions contem­po­raines, spé­cia­le­ment les ins­ti­tu­tions poli­tiques, « s’est faite grâce à une rela­tive dis­cré­tion sur les sujets qui fâchent […]. Si l’amour du bien se mesure à la haine que l’on a pour le mal qui s’y oppose, la ques­tion demeure de savoir si l’on peut éclai­rer les consciences sans jamais mettre en garde contre ce qui est mal. Ne pre­nons pas l’effet pour la cause. Les véri­tables rai­sons de l’impuissance des catho­liques en poli­tique ne relèvent pas de la socio­lo­gie reli­gieuse ou du petit nombre, mais peut-être bien, jusqu’à une date récente, de la tié­deur géné­rale de l’Eglise de France » ((. Thier­ry Bou­tet, L’Engagement des chré­tiens en poli­tique. Doc­trine, enjeux, stra­té­gie, Pri­vat / Asso­cia­tion pour la fon­da­tion de ser­vice poli­tique, 2007, coll. Argu­ments, pp. 22–23.)) .
Sans être aucu­ne­ment remis en cause d’une façon géné­rale — le texte de la Confé­rence épis­co­pale suf­fit à le rap­pe­ler —, ce pro­fil bas, voire cette com­pro­mis­sion, ne fait plus l’unanimité y com­pris au sein même de l’épiscopat. Dans une lettre ouverte adres­sée aux can­di­dats aux élec­tions qui viennent de se dérou­ler, Mgr Jean-Pierre Cat­te­noz, arche­vêque d’Avignon, employait un lan­gage assez dif­fé­rent de celui de ses confrères. La lettre com­men­çait ain­si : « Mes­dames et Mes­sieurs les can­di­dats, quand je vous écoute, j’ai mal pour mon pays », et se concluait par un appel aux élec­teurs à véri­fier la confor­mi­té des pro­po­si­tions des can­di­dats à « l’Evangile de la vie » : « Au nom de l’Évangile et à la veille de l’élection pré­si­den­tielle et des élec­tions légis­la­tives, je ne peux qu’inviter les hommes poli­tiques, les chré­tiens et tous les hommes de bonne volon­té à pas­ser au crible de l’Évangile et de l’enseignement de l’Église vos pro­po­si­tions avant de se déter­mi­ner dans leur choix » ((. Mgr Jean-Pierre Cat­te­noz, Lettre ouverte aux can­di­dats à l’élection pré­si­den­tielle, 22 mars 2007.)) .
En creux, était pré­sent dans ce texte, comme dans une inter­ven­tion du Car­di­nal Bar­ba­rin dans le même cadre, la pos­si­bi­li­té de déser­ter les ins­ti­tu­tions poli­tiques contem­po­raines, sous la forme de la non-par­ti­ci­pa­tion à l’acte élec­to­ral. L’archevêque de Lyon esti­mait ain­si que la situa­tion dans laquelle un élec­teur pour­rait être ame­né à faire valoir une objec­tion de conscience à la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale « peut se pré­sen­ter ou s’imposer à la conscience d’un élec­teur. Il pose alors l’acte poli­tique de ne pas voter ou de voter blanc », situa­tion qui inter­vien­drait « dans tout ce qui touche à la vie », et le car­di­nal se réfé­rait au « concept » choi­si par les évêques de France, celui de « socié­té fra­ter­nelle ». Même si l’entretien ne fait pas appa­raître une pen­sée très linéaire sur ce thème, Mgr Bar­ba­rin men­tion­nait expres­sé­ment la cau­tion appor­tée par la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale : « Si, par exemple, je cau­tionne un sys­tème éco­no­mique qui fait qu’il y a des mil­liers de gens dont la vie est mena­cée, je por­te­rai devant Dieu la res­pon­sa­bi­li­té de leur mort » ((. Car­di­nal Phi­lippe Bar­ba­rin, « La poli­tique n’est pas un sujet tabou pour les croyants », entre­tien accor­dé à Famille Chré­tienne, 5 mai 2007.)) .
Cette atti­tude nou­velle d’une por­tion certes res­treinte, mais intel­lec­tuel­le­ment non négli­geable, de l’épiscopat fran­çais est sous-ten­due par une réfé­rence com­mune à des « prin­cipes non négo­ciables », comme le pré­ci­sait expli­ci­te­ment Mgr Domi­nique Rey, évêque de Tou­lon-Fré­jus, dans une autre inter­ven­tion pré­élec­to­rale, prin­cipes issus de la « Note Rat­zin­ger » de 2002. Dans ce texte de la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, signé par son pré­fet d’alors, le car­di­nal Rat­zin­ger, il était en effet notam­ment rap­pe­lé qu’un cer­tain nombre de prin­cipes moraux « n’admettent ni déro­ga­tion, ni excep­tion, ni aucun com­pro­mis, en matière d’avortement, d’euthanasie (à ne pas confondre avec le renon­ce­ment à l’acharnement thé­ra­peu­tique légi­time) et quant au droit pri­mor­dial à la vie, depuis la concep­tion jusqu’à la fin natu­relle, au devoir de res­pec­ter et de pro­té­ger l’embryon humain, de pré­ser­ver la pro­tec­tion et la pro­mo­tion de la famille fon­dée sur le mariage mono­game entre per­sonnes de sexe dif­fé­rent, de garan­tir la liber­té d’éducation des enfants par les parents, le droit à la liber­té reli­gieuse, au déve­lop­pe­ment dans le sens d’une éco­no­mie au ser­vice de la per­sonne » ((. Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Note doc­tri­nale concer­nant cer­taines ques­tions sur l’engagement et le com­por­te­ment des catho­liques dans la vie poli­tique, 24 novembre 2002.)) , sans que, bien enten­du, la mis­sion de l’ordre poli­tique soit pour autant réduite à ces seuls aspects. Plus récem­ment, le même auteur, deve­nu Benoît XVI, a réité­ré, dans un dis­cours devant des repré­sen­tants des héri­tiers euro­péens de la démo­cra­tie chré­tienne, qu’« en ce qui concerne l’Eglise catho­lique, l’objet prin­ci­pal de ses inter­ven­tions dans le débat public porte sur la pro­tec­tion et la pro­mo­tion de la digni­té de la per­sonne et elle accorde donc volon­tai­re­ment une atten­tion par­ti­cu­lière à cer­tains prin­cipes qui ne sont pas négo­ciables », en indi­quant que, par­mi ces prin­cipes, figu­raient ceux qui avaient été déve­lop­pés dans l’extrait de la Note qui vient d’être cité. Benoît XVI ajou­tait que « ces prin­cipes ne sont pas des véri­tés de foi, même s’ils reçoivent un éclai­rage et une confir­ma­tion sup­plé­men­taire de la foi », et les rat­ta­chait très expli­ci­te­ment au droit natu­rel : « Ils sont ins­crits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc com­muns à toute l’humanité » ((. Benoît XVI, Dis­cours aux par­ti­ci­pants au congrès pro­mu par le par­ti popu­laire euro­péen, 30 mars 2006.)) . La même réfé­rence à des « valeurs fon­da­men­tales » qui « ne sont pas négo­ciables » se ren­contre éga­le­ment dans l’exhortation post-syno­dale sur l’Eucharistie, qui ajoute cepen­dant à la liste pré­cé­dente une men­tion de « la pro­mo­tion du bien com­mun sous toutes ses formes » ((. Benoît XVI, Exhor­ta­tion apos­to­lique post-syno­dale Sacra­men­tum Cari­ta­tis, 22 février 2007, n. 83.)) .
Cette der­nière men­tion du bien com­mun est cepen­dant sou­vent élu­dée lorsque les repré­sen­tants du catho­li­cisme ins­ti­tu­tion­nel fran­çais se réfèrent aux points non négo­ciables, qui sont pré­sen­tés comme des valeurs aux­quelles les res­pon­sables poli­tiques ne doivent pas tou­cher et, par consé­quent, qu’il fau­drait pré­ser­ver de toute inter­ven­tion éta­tique. La réfé­rence qui leur était faite, tant par la Note Rat­zin­ger que par les textes ulté­rieurs, ne signi­fiait pas l’affirmation d’une obli­ga­tion, pour une réa­li­té poli­tique consi­dé­rée iso­lé­ment, de res­pec­ter cer­tains prin­cipes moraux qui lui seraient intrin­sè­que­ment exté­rieurs, mais au contraire le rap­pel de ce que la poli­tique elle-même repose sur des fon­de­ments moraux ((. Cf. B. Dumont, « Le para­graphe 28 de Deus Cari­tas est et les bases incer­taines de la démo­cra­tie », Catho­li­ca, n. 91, prin­temps 2006, p. 83.)) . L’intérêt des prises de posi­tion mino­ri­taires des catho­liques sur les élec­tions est de mettre l’accent sur une situa­tion qui, au pre­mier abord, appa­raît ain­si très peu cohé­rente.
D’un côté, en effet, il s’agit d’affirmer que, l’action poli­tique ayant pour but de défendre les « points non négo­ciables », il faut voter, au choix des élec­teurs, pour des can­di­dats qui pro­meuvent ces « valeurs », ou tout au moins qui ne leur portent pas atteinte. Et là réside le bas­cu­le­ment logique : alors que, comme le sou­li­gnait le dis­cours au congrès du PPE, la pro­mo­tion du bien com­mun, objet même de l’action poli­tique, fait par­tie inté­grante de ces « valeurs », et que les­dites valeurs n’ont rien de propre aux catho­liques, mais découlent de la nature humaine (et, doit-on ajou­ter, du carac­tère natu­rel de la poli­tique), les can­di­dats au suf­frage sont jugés sur leur capa­ci­té à ne pas por­ter atteinte à ces valeurs. Mais d’un autre côté, ce qui appa­raît comme une défiance ne va pas jusqu’à s’interroger sur le carac­tère poli­tique d’institutions dont le rap­port au bien com­mun est per­çu non sous l’angle de sa réa­li­sa­tion (et pas uni­que­ment, d’ailleurs, de la par­ti­ci­pa­tion à sa réa­li­sa­tion), mais de l’absence d’atteinte qu’elles lui portent. Cette atti­tude pure­ment défen­sive se ren­contre, à un degré plus pous­sé, dans la Note Rat­zin­ger et avant elle dans Evan­ge­lium vitae, qui prônent une cer­taine forme de « moindre mal », en indi­quant, à pro­pos de l’avortement que « dans le cas où il ne serait pas pos­sible d’éviter ou d’abroger tota­le­ment une loi per­met­tant l’avortement déjà en vigueur ou mise au vote, cela n’empêche pas qu’“un par­le­men­taire, dont l’opposition per­son­nelle abso­lue à l’avortement serait mani­feste et connue de tous, pour­rait lici­te­ment appor­ter son sou­tien à des pro­po­si­tions des­ti­nées à limi­ter les pré­ju­dices d’une telle loi et à en dimi­nuer ain­si les effets néga­tifs sur le plan de la culture et de la mora­li­té publique” » ((. Jean-Paul II, Evan­ge­lium Vitae, n. 73 ; Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Note préc., n. 4.)) .

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