Revue de réflexion politique et religieuse.

Un spec­ta­teur enga­gé du Moder­nisme : Mgr Eudoxe Iré­née Mignot

Article publié le 1 Jan 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 89, pp. 113–120]
Louis-Pierre Sar­del­la a publié en octobre 2004 aux édi­tions du Cerf un impres­sion­nant tra­vail sous la forme d’une bio­gra­phie intel­lec­tuelle de Mgr Eudoxe Iré­née Mignot (1842–1928). Celui qui fut évêque de Fré­jus puis arche­vêque d’Albi a été tout à la fois un témoin pri­vi­lé­gié et un acteur non négli­geable de la crise moder­niste. On a pu voir en lui un New­man fran­çais ou, et c’est sans doute une for­mule plus proche de la véri­té, l’Erasme du Moder­nisme. Cepen­dant, si Eudoxe-Iré­née Mignot offre un bel exemple d’esprit curieux et d’amateur éclai­ré, il est très loin de l’érudition de ces deux huma­nistes. Mais l’intérêt de son oeuvre, de son action, de sa vie est ailleurs. Elles nous donnent de com­prendre de l’intérieur les objec­tifs, les moti­va­tions, les enthou­siasmes de ce vaste et divers mou­ve­ment dans l’Eglise que l’on appelle le Moder­nisme.

Eudoxe Mignot, évêque

Il est sans doute utile de don­ner quelques jalons bio­gra­phiques. Eudoxe Mignot est né le 20 sep­tembre 1842 en Picar­die, non loin de Saint-Quen­tin dans l’Aisne. Fils d’instituteur, il semble sur­tout avoir été influen­cé par sa mère, per­son­na­li­té pieuse et exi­geante — elle sup­porte dif­fi­ci­le­ment la médio­cri­té ecclé­sias­tique. Il sera aus­si toute sa vie sen­sible à la dévo­tion de l’ancienne France telle qu’elle sur­vit dans les cam­pagnes d’alors. Plu­sieurs fois, il mani­fes­te­ra du regret devant l’abandon de la litur­gie gal­li­cane (celle de la cathé­drale de Noyon) du plain-chant fran­çais et plus géné­ra­le­ment des anciens usages ecclé­sias­tiques dont le port du rabat (« la der­nière des liber­tés gal­li­canes » déclare-t-il) auquel il sera fidèle toute sa vie. Son curé lui donne des cours de latin et de grec.
En qua­trième, il entre au petit sémi­naire de Sois­sons, même s’il n’a pas encore res­sen­ti un appel très clair au sacer­doce. Le 1er octobre 1860, il entre au sémi­naire Saint-Sul­pice à Issy-les-Mou­li­neaux puis à Paris. Là un de ses direc­teurs, M. Le Hir l’initie aux ques­tions de cri­tique tex­tuelle. Il subi­ra aus­si l’influence de M. Hogan, esprit éru­dit et cri­tique qui enseigne à ses dis­ciples à tou­jours exa­mi­ner les sources du savoir théo­lo­gique. Durant ses années d’étude, il lit l’Essai sur le déve­lop­pe­ment de la doc­trine chré­tienne de John-Hen­ry New­man ou encore la Vie de Jésus de Renan, qu’il cherche à réfu­ter. Lui-même sent les limites de l’exégèse qui lui est ensei­gnée mais il n’est pas capable d’élaborer une méthode qui satis­fasse aux exi­gences scien­ti­fiques contem­po­raines.
Il est ordon­né prêtre à Arras le 15 sep­tembre 1865. Il est d’abord nom­mé pro­fes­seur au petit sémi­naire de Notre-Dame-de-Liesse (1865–1868), puis il sera vicaire à Saint-Quen­tin (1868–1871), des­ser­vant de Beau­re­voir (1871–1875), aumô­nier de l’Hôtel-Dieu de Laon (1875–1878), curé-doyen de Cou­cy (1878–1883). Curé de la Fère, il est nom­mé en 1887 vicaire géné­ral. Cepen­dant ces dif­fé­rents minis­tères lui laissent un temps suf­fi­sant pour com­plé­ter sa for­ma­tion. Il étu­die beau­coup en auto­di­dacte et se pas­sionne de manière pri­vi­lé­giée pour les ques­tions bibliques. Durant l’été 1874, il fait un pèle­ri­nage en Terre Sainte.
En 1890, une nou­velle étape déci­sive com­mence pour Eudoxe Mignot. Il est nom­mé évêque de Fré­jus, puis, en février 1900, il devient arche­vêque d’Albi. Dès lors sa parole et ses écrits auront un écho impor­tant dans l’Eglise et dans la socié­té. Il meurt le 18 mars 1918. Mgr Bau­drillart, dans ses Car­nets, note à la date du 19 mars de cette même année : « Mgr Mignot est mort, triste et cha­grin ; il avait eu son heure et beau­coup avaient mis leur espoir dans ses ten­dances dites pro­gres­sistes ». Le 24 août de la même année il rap­porte tou­jours dans ses Car­nets, le pro­pos d’un ecclé­sias­tique : « Il me dit que Mgr Mignot était bien amer à la fin de sa vie et qu’il tenait des pro­pos trou­blants, par exemple sur la Pro­vi­dence ». Durant les deux décen­nies qui sui­virent, la mémoire de l’archevêque d’Albi fut l’objet d’un grand débat. Il est vrai qu’il est le seul ecclé­sias­tique dont Alfred Loi­sy dit du bien dans ses Mémoires (parus en 1931).
De fait, Mgr Mignot, même s’il a consa­cré plu­sieurs articles ou écrits aux grandes ques­tions qui agi­taient alors l’Eglise, semble sur­tout un témoin pri­vi­lé­gié de la crise moder­niste, en rai­son des ami­tiés, des liens et des contacts qu’il eut avec tout ce milieu.

Mgr Mignot et les tenants du Moder­nisme

Mgr Mignot a cer­tai­ne­ment rêvé d’être un homme d’influence. Il intègre donc très vite le petit groupe qui consti­tuait alors ce qui sem­blait être à l’époque l’aile mar­chante de l’Eglise. Comme toute sa géné­ra­tion, il a vu éclore une nou­velle socié­té qui semble tour­ner défi­ni­ti­ve­ment le dos à l’Ancien Régime, abat­tu poli­ti­que­ment moins d’un siècle avant. Mais Mignot est sur­tout sen­sible à l’aspect intel­lec­tuel de ce mou­ve­ment qui abou­tit au scien­tisme et au ratio­na­lisme. Le savoir ecclé­sias­tique est au coeur de la tour­mente quoique le cler­gé ne semble pas en France suf­fi­sam­ment for­mé pour faire face aux remises en ques­tion et aux contes­ta­tions de ce qui était tenu jusque-là pour cer­tain. Après la tour­mente révo­lu­tion­naire, il s’est agi de parer au plus pres­sé en consti­tuant de nou­velles géné­ra­tions de pas­teurs, capables de gou­ver­ner et d’enseigner et de refaire le réseau parois­sial.
A la fin du XIXe siècle, cer­tains ecclé­sias­tiques et laïcs fran­çais sont sur­tout pré­oc­cu­pés par le retard pris par les sciences ecclé­sias­tiques en matière d’exégèse, d’histoire ou de phi­lo­so­phie, face à la révo­lu­tion intel­lec­tuelle d’Outre-Rhin. En avril 1888, l’abbé Mignot assiste à une confé­rence d’Alfred Loi­sy à l’occasion d’un congrès de savants catho­liques. Le 22 novembre de la même année, il ren­contre Frie­drich von Hügel. On peut dire dès lors qu’il est en rela­tion sui­vie avec deux acteurs essen­tiels de la crise moder­niste.
Mais on voit aus­si Mgr Mignot en contact avec Georges Tyr­rell ou Hya­cinthe Loy­son. Il appa­raît donc au coeur du sys­tème. Ce n’est certes pas un spé­cia­liste des sciences his­to­riques ou exé­gé­tiques mais un enthou­siaste du renou­veau intel­lec­tuel que tout ce petit groupe semble
pro­mou­voir dans l’Eglise. Cepen­dant cet enthou­siasme sera vite tem­pé­ré par le fait que le pré­lat se sent très vite pris entre deux feux. Il est le témoin déso­lé ou mécon­tent de la réac­tion du Magis­tère, tant au point de vue dis­ci­pli­naire que doc­tri­nal. A l’automne 1893, à l’occasion de la visite ad limi­na, il peut s’entretenir avec Léon XIII de la ques­tion biblique. Il rédige même un mémoire sur la ques­tion. Il est cepen­dant déçu par l’encyclique Pro­vi­den­tis­si­mus Deus qui cherche pour­tant à relan­cer les études bibliques dans l’Eglise mais qui donne aus­si des cri­tères fermes d’interprétation théo­lo­gique. Aus­si, pour Mignot et ses amis, le pape semble « mettre sur le même pied les ratio­na­listes incroyants et les cri­tiques chré­tiens » (Lettre au baron von Hügel, citée p. 244).
Quelques années plus tard, Mgr Mignot est reçu en audience par Pie X, alors que Loi­sy vient de publier trois livres (Autour d’un petit livre, une nou­velle édi­tion de L’Evangile et l’Eglise et un com­men­taire de l’Evangile selon saint Jean). Il croit avoir obte­nu que l’exégète ne soit pas direc­te­ment condam­né. L’entretien date du 13 décembre 1903, mais le 23 décembre un décret du Saint-Office condamne cinq ouvrages de Loi­sy. Même si Mignot fait des réserves sur cer­tains aspects des ouvrages qui viennent d’être mis à l’Index — nous y revien­drons — il n’empêche qu’il sou­tien­dra jusqu’aux limites du rai­son­nable celui qui n’allait pas tar­der à quit­ter l’Eglise. Fidé­li­té en ami­tié ou volon­té de main­te­nir, quoiqu’il en coûte, un front com­mun contre « l’immobilisme des conser­va­teurs » (p. 412, l’expression est de L.-P. Sar­del­la) ?

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