- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

Un spec­ta­teur enga­gé du Moder­nisme : Mgr Eudoxe Iré­née Mignot

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 89, pp. 113–120]
Louis-Pierre Sar­del­la a publié en octobre 2004 aux édi­tions du Cerf un impres­sion­nant tra­vail sous la forme d’une bio­gra­phie intel­lec­tuelle de Mgr Eudoxe Iré­née Mignot (1842–1928). Celui qui fut évêque de Fré­jus puis arche­vêque d’Albi a été tout à la fois un témoin pri­vi­lé­gié et un acteur non négli­geable de la crise moder­niste. On a pu voir en lui un New­man fran­çais ou, et c’est sans doute une for­mule plus proche de la véri­té, l’Erasme du Moder­nisme. Cepen­dant, si Eudoxe-Iré­née Mignot offre un bel exemple d’esprit curieux et d’amateur éclai­ré, il est très loin de l’érudition de ces deux huma­nistes. Mais l’intérêt de son oeuvre, de son action, de sa vie est ailleurs. Elles nous donnent de com­prendre de l’intérieur les objec­tifs, les moti­va­tions, les enthou­siasmes de ce vaste et divers mou­ve­ment dans l’Eglise que l’on appelle le Moder­nisme.

Eudoxe Mignot, évêque

Il est sans doute utile de don­ner quelques jalons bio­gra­phiques. Eudoxe Mignot est né le 20 sep­tembre 1842 en Picar­die, non loin de Saint-Quen­tin dans l’Aisne. Fils d’instituteur, il semble sur­tout avoir été influen­cé par sa mère, per­son­na­li­té pieuse et exi­geante — elle sup­porte dif­fi­ci­le­ment la médio­cri­té ecclé­sias­tique. Il sera aus­si toute sa vie sen­sible à la dévo­tion de l’ancienne France telle qu’elle sur­vit dans les cam­pagnes d’alors. Plu­sieurs fois, il mani­fes­te­ra du regret devant l’abandon de la litur­gie gal­li­cane (celle de la cathé­drale de Noyon) du plain-chant fran­çais et plus géné­ra­le­ment des anciens usages ecclé­sias­tiques dont le port du rabat (« la der­nière des liber­tés gal­li­canes » déclare-t-il) auquel il sera fidèle toute sa vie. Son curé lui donne des cours de latin et de grec.
En qua­trième, il entre au petit sémi­naire de Sois­sons, même s’il n’a pas encore res­sen­ti un appel très clair au sacer­doce. Le 1er octobre 1860, il entre au sémi­naire Saint-Sul­pice à Issy-les-Mou­li­neaux puis à Paris. Là un de ses direc­teurs, M. Le Hir l’initie aux ques­tions de cri­tique tex­tuelle. Il subi­ra aus­si l’influence de M. Hogan, esprit éru­dit et cri­tique qui enseigne à ses dis­ciples à tou­jours exa­mi­ner les sources du savoir théo­lo­gique. Durant ses années d’étude, il lit l’Essai sur le déve­lop­pe­ment de la doc­trine chré­tienne de John-Hen­ry New­man ou encore la Vie de Jésus de Renan, qu’il cherche à réfu­ter. Lui-même sent les limites de l’exégèse qui lui est ensei­gnée mais il n’est pas capable d’élaborer une méthode qui satis­fasse aux exi­gences scien­ti­fiques contem­po­raines.
Il est ordon­né prêtre à Arras le 15 sep­tembre 1865. Il est d’abord nom­mé pro­fes­seur au petit sémi­naire de Notre-Dame-de-Liesse (1865–1868), puis il sera vicaire à Saint-Quen­tin (1868–1871), des­ser­vant de Beau­re­voir (1871–1875), aumô­nier de l’Hôtel-Dieu de Laon (1875–1878), curé-doyen de Cou­cy (1878–1883). Curé de la Fère, il est nom­mé en 1887 vicaire géné­ral. Cepen­dant ces dif­fé­rents minis­tères lui laissent un temps suf­fi­sant pour com­plé­ter sa for­ma­tion. Il étu­die beau­coup en auto­di­dacte et se pas­sionne de manière pri­vi­lé­giée pour les ques­tions bibliques. Durant l’été 1874, il fait un pèle­ri­nage en Terre Sainte.
En 1890, une nou­velle étape déci­sive com­mence pour Eudoxe Mignot. Il est nom­mé évêque de Fré­jus, puis, en février 1900, il devient arche­vêque d’Albi. Dès lors sa parole et ses écrits auront un écho impor­tant dans l’Eglise et dans la socié­té. Il meurt le 18 mars 1918. Mgr Bau­drillart, dans ses Car­nets, note à la date du 19 mars de cette même année : « Mgr Mignot est mort, triste et cha­grin ; il avait eu son heure et beau­coup avaient mis leur espoir dans ses ten­dances dites pro­gres­sistes ». Le 24 août de la même année il rap­porte tou­jours dans ses Car­nets, le pro­pos d’un ecclé­sias­tique : « Il me dit que Mgr Mignot était bien amer à la fin de sa vie et qu’il tenait des pro­pos trou­blants, par exemple sur la Pro­vi­dence ». Durant les deux décen­nies qui sui­virent, la mémoire de l’archevêque d’Albi fut l’objet d’un grand débat. Il est vrai qu’il est le seul ecclé­sias­tique dont Alfred Loi­sy dit du bien dans ses Mémoires (parus en 1931).
De fait, Mgr Mignot, même s’il a consa­cré plu­sieurs articles ou écrits aux grandes ques­tions qui agi­taient alors l’Eglise, semble sur­tout un témoin pri­vi­lé­gié de la crise moder­niste, en rai­son des ami­tiés, des liens et des contacts qu’il eut avec tout ce milieu.

Mgr Mignot et les tenants du Moder­nisme

Mgr Mignot a cer­tai­ne­ment rêvé d’être un homme d’influence. Il intègre donc très vite le petit groupe qui consti­tuait alors ce qui sem­blait être à l’époque l’aile mar­chante de l’Eglise. Comme toute sa géné­ra­tion, il a vu éclore une nou­velle socié­té qui semble tour­ner défi­ni­ti­ve­ment le dos à l’Ancien Régime, abat­tu poli­ti­que­ment moins d’un siècle avant. Mais Mignot est sur­tout sen­sible à l’aspect intel­lec­tuel de ce mou­ve­ment qui abou­tit au scien­tisme et au ratio­na­lisme. Le savoir ecclé­sias­tique est au coeur de la tour­mente quoique le cler­gé ne semble pas en France suf­fi­sam­ment for­mé pour faire face aux remises en ques­tion et aux contes­ta­tions de ce qui était tenu jusque-là pour cer­tain. Après la tour­mente révo­lu­tion­naire, il s’est agi de parer au plus pres­sé en consti­tuant de nou­velles géné­ra­tions de pas­teurs, capables de gou­ver­ner et d’enseigner et de refaire le réseau parois­sial.
A la fin du XIXe siècle, cer­tains ecclé­sias­tiques et laïcs fran­çais sont sur­tout pré­oc­cu­pés par le retard pris par les sciences ecclé­sias­tiques en matière d’exégèse, d’histoire ou de phi­lo­so­phie, face à la révo­lu­tion intel­lec­tuelle d’Outre-Rhin. En avril 1888, l’abbé Mignot assiste à une confé­rence d’Alfred Loi­sy à l’occasion d’un congrès de savants catho­liques. Le 22 novembre de la même année, il ren­contre Frie­drich von Hügel. On peut dire dès lors qu’il est en rela­tion sui­vie avec deux acteurs essen­tiels de la crise moder­niste.
Mais on voit aus­si Mgr Mignot en contact avec Georges Tyr­rell ou Hya­cinthe Loy­son. Il appa­raît donc au coeur du sys­tème. Ce n’est certes pas un spé­cia­liste des sciences his­to­riques ou exé­gé­tiques mais un enthou­siaste du renou­veau intel­lec­tuel que tout ce petit groupe semble
pro­mou­voir dans l’Eglise. Cepen­dant cet enthou­siasme sera vite tem­pé­ré par le fait que le pré­lat se sent très vite pris entre deux feux. Il est le témoin déso­lé ou mécon­tent de la réac­tion du Magis­tère, tant au point de vue dis­ci­pli­naire que doc­tri­nal. A l’automne 1893, à l’occasion de la visite ad limi­na, il peut s’entretenir avec Léon XIII de la ques­tion biblique. Il rédige même un mémoire sur la ques­tion. Il est cepen­dant déçu par l’encyclique Pro­vi­den­tis­si­mus Deus qui cherche pour­tant à relan­cer les études bibliques dans l’Eglise mais qui donne aus­si des cri­tères fermes d’interprétation théo­lo­gique. Aus­si, pour Mignot et ses amis, le pape semble « mettre sur le même pied les ratio­na­listes incroyants et les cri­tiques chré­tiens » (Lettre au baron von Hügel, citée p. 244).
Quelques années plus tard, Mgr Mignot est reçu en audience par Pie X, alors que Loi­sy vient de publier trois livres (Autour d’un petit livre, une nou­velle édi­tion de L’Evangile et l’Eglise et un com­men­taire de l’Evangile selon saint Jean). Il croit avoir obte­nu que l’exégète ne soit pas direc­te­ment condam­né. L’entretien date du 13 décembre 1903, mais le 23 décembre un décret du Saint-Office condamne cinq ouvrages de Loi­sy. Même si Mignot fait des réserves sur cer­tains aspects des ouvrages qui viennent d’être mis à l’Index — nous y revien­drons — il n’empêche qu’il sou­tien­dra jusqu’aux limites du rai­son­nable celui qui n’allait pas tar­der à quit­ter l’Eglise. Fidé­li­té en ami­tié ou volon­té de main­te­nir, quoiqu’il en coûte, un front com­mun contre « l’immobilisme des conser­va­teurs » (p. 412, l’expression est de L.-P. Sar­del­la) ?
Jusque dans son gou­ver­ne­ment, l’archevêque doit subir les consé­quences de son enga­ge­ment. En 1903, l’expulsion pré­vi­sible des Laza­ristes, qui jusque-là diri­geaient le grand sémi­naire d’Albi, le pousse à réor­ga­ni­ser les études ecclé­sias­tiques. Il fait appel à l’ancien sul­pi­cien Pros­per Alfa­ric qui, au cours de ses années d’enseignement, per­dra la foi. Il devien­dra par la suite vice-pré­sident de l’Union ratio­na­liste. Dès lors le sémi­naire est sous obser­va­tion. Deux de ses pro­fes­seurs sont inquié­tés : l’abbé Jean Rivière à cause d’un article jugé auda­cieux à pro­pos de la science créée du Christ. Quant à l’abbé Bon­sir­ven, il n’est pas admis à sou­te­nir sa thèse à Rome (entré quelques années plus tard dans la Com­pa­gnie de Jésus, il ensei­gne­ra jusqu’aux années 50 l’Ecriture Sainte au Bibli­cum !).
Au moment où la répres­sion anti­mo­der­niste s’intensifie, il reste constam­ment sur la défen­sive. Il faut recon­naître cepen­dant que ses marges de manoeuvre s’amenuisent. Sa cor­res­pon­dance pri­vée est de plus en plus tein­tée d’amertume, voire de froide colère. Il pren­dra encore publi­que­ment la défense du Sillon alors que poli­ti­que­ment il est plu­tôt conser­va­teur (quelques années aupa­ra­vant il a condam­né le toast d’Alger du Car­di­nal Lavi­ge­rie). De même il est scan­da­li­sé du décret de Pie X favo­ri­sant la com­mu­nion pré­coce des enfants. Il est cho­qué que le pape s’adresse non aux évêques mais aux parents. Pour lui c’est bien une cou­tume ita­lienne que l’on cherche à étendre à toute la chré­tien­té en rai­son du cen­tra­lisme romain. Évi­dem­ment on pour­ra trou­ver que l’expérience pas­to­rale de Mgr Mignot n’était pas telle qu’elle lui per­mît de juger de l’opportunité d’une telle déci­sion…

Mgr Mignot, un moder­niste modé­ré

Mais Louis-Pierre Sar­del­la ne se contente pas de nous don­ner une bio­gra­phie scien­ti­fique de Mgr Mignot. A par­tir de la masse d’informations réunie, il fait une syn­thèse dans sa troi­sième par­tie de ce qu’il appelle le catho­li­cisme de Mgr Mignot. Dès lors, le lec­teur est mieux à même de com­prendre les inten­tions, la méthode mais aus­si les lacunes et les limites de l’oeuvre de l’archevêque d’Albi.
Avant d’aller plus loin et de ten­ter nous aus­si de dres­ser le por­trait du pré­lat, nous ne ris­que­rons qu’une cri­tique. L’auteur ne puise sa docu­men­ta­tion à pro­pos de la crise moder­niste que chez les auteurs acquis à la cause. Met­tons à part l’oeuvre incon­tour­nable d’Emile Pou­lat (spé­cia­le­ment His­toire, dogme et cri­tique, Paris, 1996 pour la troi­sième édi­tion). L.-P. Sar­del­la cite abon­dam­ment Pierre Col­lin (L’Audace et le soup­çon. La crise moder­niste dans le catho­li­cisme fran­çais, 1893–1914, Paris, 1997), ouvrage inté­res­sant pour sa docu­men­ta­tion mais assez confon­dant quant à son mani­chéisme naïf (le titre est à lui seul tout un pro­gramme d’historiographie mili­tante).
De fait, com­ment nous appa­raît Mgr Mignot ? Tout d’abord c’est essen­tiel­le­ment un auto­di­dacte. S’il se reproche sa paresse au temps de l’enfance, il fait preuve durant ses années de for­ma­tion puis de minis­tère sacer­do­tal d’une belle curio­si­té intel­lec­tuelle. D’ailleurs il est inté­res­sé tout à la fois par le tableau de la nature et par les pro­grès scien­ti­fiques et tech­niques. Dans ses man­de­ments épis­co­paux il fera des allu­sions à la vapeur, au train, à la télé­pho­nie, à l’aviation nais­sante… Lui-même recon­naî­tra avoir pas­sé plus de temps à étu­dier qu’à assu­mer la charge pas­to­rale qui lui était confiée, comme prêtre puis comme évêque. Atti­tude para­doxale chez un homme qui par ailleurs se vou­dra à l’écoute du monde, de ses dési­rs et de ses exi­gences…
S’il pour­suit des recherches per­son­nelles sur les ques­tions d’histoire, d’inspiration ou d’exégèse, ce n’est pas pour un motif spi­ri­tuel mais bien d’abord et avant tout pour une rai­son apo­lo­gé­tique. Il est per­sua­dé qu’un public culti­vé ne peut plus entendre l’Evangile tel qu’il est prê­ché dans l’Eglise. Sa conscience cri­tique est nour­rie des lec­tures qu’il fait de Jules Simon, d’Hippolyte Taine ou encore d’Ernest Renan.
Or, et c’est une pre­mière carac­té­ris­tique, Eudoxe Mignot semble tra­gi­que­ment désar­mé pour affron­ter une pareille cri­tique. Son bagage phi­lo­so­phique est plu­tôt mince. On pour­ra arguer de la fai­blesse de l’enseignement reçu au sémi­naire. Mais c’est encore plus grave : il mani­feste à l’égard de l’histoire de la pen­sée un manque d’intelligence cer­tain, se conten­tant d’idées géné­rales (il le recon­naît lui-même, cf. p. 97). Il écrit même par­lant de ses années au sémi­naire « Pla­ton me parais­sait sin­gu­liè­re­ment en retard et ne m’apprenait rien » (p. 98). Fin décembre 1916, au soir de sa vie, il écrit ne rien tirer de la lec­ture des dia­logues de Pla­ton, qu’il s’est amu­sé à relire (l’expression est de lui). Aris­tote n’est pas épar­gné : sa phi­lo­so­phie est vieillie (cf. p. 108). Qu’il n’ait été sen­sible ni à la beau­té et à la valeur contem­pla­tive de l’oeuvre du pre­mier ni au génie métho­do­lo­gique, logique et méta­phy­sique de celle du second mani­feste chez cet esprit par ailleurs curieux une carence sur­pre­nante.
Il faut faire le même constat en théo­lo­gie. Il ne com­prend pas la mise en place par la Tra­di­tion d’un voca­bu­laire tech­nique pour par­ler de Dieu. L.-P. Sar­del­la pré­cise : « Ain­si à pro­pos des mots d’essence, d’hypostase, de sub­stance, de per­sonne, de nature en usage dans le De Tri­ni­tate, il note que le mys­tère a d’abord été dési­gné par des mots concrets comme Père, Fils et que le lan­gage des Pères, emprun­té au lan­gage phi­lo­so­phique de leur temps, n’a pas tou­jours le sens pré­cis qu’on veut bien dire » (p. 106). Mignot, et c’est un point essen­tiel, ne com­prend rien à l’exégèse patris­tique. C’est d’autant plus curieux qu’il se bat­tra pour faire recon­naître une cer­taine pro­gres­si­vi­té dans la Révé­la­tion divine. Il aurait trou­vé chez les Pères non seule­ment des élé­ments entiers de doc­trine (comme la notion d’économie et de péda­go­gie divines) mais aus­si les prin­cipes her­mé­neu­tiques d’une pos­sible évo­lu­tion homo­gène de la doc­trine.
Rien d’étonnant dès lors que la culture patris­tique de Mgr Mignot soit des plus étri­quée. De même il parle des auteurs médié­vaux en géné­ral et du tho­misme en par­ti­cu­lier avec une cer­taine désin­vol­ture, quand ce n’est pas avec une franche hos­ti­li­té. Il ne voit dans la théo­lo­gie sco­las­tique qu’une arme pour ceux qui ne veulent pas répondre aux grandes ques­tions du moment (cf. p. 597). La cri­tique qu’il fait des médié­vaux mani­feste qu’il les a en fait peu fré­quen­tés : il pense avoir affaire à des logi­ciens qui, à par­tir de pré­sup­po­sés éven­tuel­le­ment dis­cu­tables, arrivent par des syl­lo­gismes rigou­reux à des conclu­sions théo­lo­giques. La chris­to­lo­gie de la période d’or de la théo­lo­gie est cari­ca­tu­rée.
Mignot veut récon­ci­lier his­toire et dogme mais en ces deux domaines il faut lui recon­naître de graves lacunes. Certes on est en droit de regret­ter la séche­resse et l’étroitesse de cer­tains trai­tés ou manuels du temps de sa for­ma­tion. Mais un esprit comme lui, béné­fi­ciant, pour par­faire sa culture théo­lo­gique, de vastes loi­sirs, aurait dû pro­fi­ter des grandes édi­tions tant patris­tiques que sco­las­tiques qui fleu­rissent depuis le XVIIIe siècle. A tra­vers sa cor­res­pon­dance et ses pro­pos rele­vés par tel ou tel, beau­coup plus que dans ses écrits offi­ciels où il est tenu à une cer­taine réserve, trans­pa­raît une cer­taine incom­pré­hen­sion du pro­ces­sus même de l’élaboration du dis­cours et du savoir théo­lo­giques dans l’Eglise. Or c’est là tout l’enjeu du moder­nisme, enjeu qui a échap­pé à la plu­part des pro­ta­go­nistes de cette grande crise, quel que soit leur camp.
Dès lors, par manque d’enracinement, on com­prend que le pré­lat picard ait été fas­ci­né par les conclu­sions de la science exé­gé­tique qui parais­sait alors sous une forme toute nou­velle. Son inten­tion est excel­lente : il cherche à récon­ci­lier science et foi. Mais il en arrive à des théo­ries curieuses et à des asser­tions éton­nantes. Certes il a rai­son de rap­pe­ler que la pré­di­ca­tion apos­to­lique pré­cède la rédac­tion des évan­giles. Mais cette pre­mière étape le conduit à des conclu­sions curieuses. Ain­si l’Ecriture Sainte doit être exa­mi­née et étu­diée comme un pur objet, indé­pen­dam­ment de la véri­té de foi qu’elle contient. Il demande à Loi­sy d’expliquer « au public chré­tien com­ment et pour­quoi on doit croire aux dogmes chré­tiens indé­pen­dam­ment des Evan­giles » (lettre du 13 février 1908, citée p. 440), la bonne cri­tique consis­tant à dis­tin­guer ce qui est de Dieu et ce qui est des hommes dans la rédac­tion du canon. Là encore, il appa­raît clai­re­ment que Mignot n’a pas en sa pos­ses­sion une solide théo­lo­gie de l’inspiration, sans doute parce qu’il n’a pas prê­té atten­tion au trai­té de la grâce et de la loi nou­velle de saint Tho­mas par exemple (la grâce nous donne de poser des actes qui soient par­fai­te­ment et com­plè­te­ment nôtres et qui soient par­fai­te­ment et com­plè­te­ment de Dieu) ou encore qu’il n’a pas étu­dié les prin­cipes du savoir pro­phé­tique, indis­pen­sable pour com­prendre ce qu’est le cha­risme d’inspiration.
Le sens de la foi de Mgr Mignot le met­tra en garde contre plu­sieurs pro­po­si­tions de l’abbé Loi­sy. L’évêque recon­naît que l’exégète est tom­bé dans l’arbitraire et l’invraisemblable, mais il ne répli­que­ra jamais théo­lo­gi­que­ment à son ami, pré­fé­rant tou­jours user de l’argument de la pru­dence et de l’opportunité. Il adopte trop faci­le­ment et sans les cri­ti­quer les prin­cipes idéo­lo­giques de la nou­velle exé­gèse (ain­si de la dis­tinc­tion du Jésus de l’histoire et du Christ de la foi). Là encore, il appa­raît plein de bonne volon­té mais cruel­le­ment désar­mé et naïf. Il faut recon­naître aus­si que l’archevêque d’Albi a écrit de très belles pages sur la théo­lo­gie de l’Eglise, anti­ci­pant les grands déve­lop­pe­ments de Mys­ti­ci cor­po­ris ou de Lumen gen­tium (cf. pp. 531–535).
Avec le recul, il est évident que bien des thèses en exé­gèse sou­te­nues par Mgr Mignot et par ses amis, et com­bat­tues avec achar­ne­ment par de zélés et peu éclai­rés contra­dic­teurs nous paraissent aujourd’hui bien ano­dines. De fait la visée apos­to­lique ou apo­lo­gé­tique du pré­lat est bien inté­gra­liste même si elle ne veut pas être inté­griste. Cepen­dant il n’a pas sai­si ce qui consti­tue l’essentiel de l’affrontement de l’Eglise et du monde moderne. L’enjeu n’est pas de cher­cher à résoudre le faux dilemme foi et rai­son mais bien de mon­trer, par le rai­son­ne­ment comme par l’histoire, que la foi consti­tue une ratio­na­li­té propre qui se déve­loppe à tra­vers les temps. Les saints, les doc­teurs de la foi, les théo­lo­giens concourent, cha­cun dans la fidé­li­té à sa voca­tion propre mais tous ayant à coeur de ser­vir le Christ et l’Eglise, à l’explicitation du don­né révé­lé en ouvrant aux pauvres les tré­sors de la révé­la­tion chré­tienne. Il a sans doute man­qué à Mgr Mignot cet enra­ci­ne­ment et cette ampleur de vue pour lui don­ner d’être l’homme d’influence et de gou­ver­ne­ment qu’il rêvait d’être.