Revue de réflexion politique et religieuse.

La ville et les églises

Article publié le 5 Juil 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 39, pp. 37–44]

La concen­tra­tion urbaine, née du tra­vail pro­mé­théen sur la matière inerte, a eu pour consé­quence de confé­rer à la rue et à l’architecture des fonc­tions, voire une mis­sion, qui sont à la fois le reflet et le moteur d’une vision du monde dans laquelle la pro­duc­tion a été sub­sti­tuée à la Créa­tion. Le mot inté­rieur, naguère encore uti­li­sé pour dési­gner un domi­cile, impli­quait une réfé­rence à une inti­mi­té à laquelle par­ti­ci­pait une famille réunie autour d’un foyer, centre de cha­leur phy­sique et spi­ri­tuelle. Jusque dans sa misère, la chau­mière pos­sé­dait une beau­té qua­si méta­phy­sique dans la mesure où elle était l’image même d’un refuge offert à l’homme errant sur cette terre. Le devoir d’hospitalité ou la néces­si­té de se défendre confé­raient à l’habitation tout le sérieux du recueille­ment et de la com­mu­nion. Dans les vil­lages et les villes, les mai­sons étaient géné­ra­le­ment construites autour de l’église dont elles consti­tuaient autant de satel­lites. Pos­sé­dant rare­ment plus d’un étage et comme rivées à l’horizontalité de la terre, les mai­sons étaient domi­nées par la ver­ti­ca­li­té du clo­cher, qui n’était pas une tour esca­la­dant le ciel, mais une flèche en rap­pe­lant la pré­sence.
Quant aux rues, elles étaient essen­tiel­le­ment des lieux de pas­sage qui condui­saient d’un inté­rieur à un autre, ou qui menaient à la Grand Place où se tenaient les mar­chés et les foires, lieux de réunion où l’on échan­geait mar­chan­dises, paroles et nou­velles. Sales, non éclai­rées et peu sûres, les rues étaient sur­tout le lieu de « mau­vaises ren­contres » et l’on ne s’y attar­dait guère. Pour­tant, elles conser­vaient en elles quelque chose de cica­tri­ciel car elles avaient été des­si­nées non par quelque urba­niste épris de fonc­tion­nel, mais par des hommes qui peu à peu avaient lais­sé sur le sol les traces de leurs pas. Elles n’avaient été ni per­cées ni construites, elles avaient été len­te­ment frayées par de mul­tiples pas­sages et c’était de part et d’autre de ces signa­tures que les habi­ta­tions avaient été construites et conti­nuaient de l’être. Aus­si ces rues por­taient-elles des noms qui aujourd’hui nous semblent pit­to­resques et qui se rap­por­taient à des corps de métier ou à des évé­ne­ments mar­quants qui s’effacèrent ensuite peu à peu de la mémoire des hommes.
Certes, entrer dans un inté­rieur impli­quait que l’on en fût déjà sor­ti, mais la sor­tie était sur­tout ce qui sépa­rait deux entrées ; l’intérieur s’ouvrait sur une inti­mi­té où l’on était chez soi. Je suis chez moi, tu es chez toi, il est chez lui, se conju­guaient d’une manière qui n’excluait pas tout égoïsme ni toute vani­té, mais qui impli­quait tout de même la réfé­rence à des per­sonnes dotées d’une vie inté­rieure. C’est ce que tentent de nous faire sen­tir ces tableaux de peintres fla­mands où l’on voit une porte qui s’ouvre sur une pièce qui s’ouvre elle-même sur une autre pièce, et ain­si à l’infini comme jusqu’au plus pro­fond de l’être.
Quant aux rela­tions, elles s’établissaient « de porte à porte » ; on se réunis­sait pour les grands évé­ne­ments de la vie : nais­sance, mariage, mala­die, mort, qui fai­saient éprou­ver à cha­cun à la fois le retour d’une Visi­ta­tion et le carac­tère inexo­rable de la fuite du temps. Il ne s’agit natu­rel­le­ment pas de décrire avec nos­tal­gie quelque « bon vieux temps pas­sé » qui n’aurait exis­té que dans les contes de fées, mais il importe de com­prendre tout ce qu’implique et tout ce que repré­sente ce dans quoi se débat l’homme d’aujourd’hui. Car il y a quelque chose d’éminemment onto­lo­gique dans la nais­sance et dans le déve­lop­pe­ment des méga­poles ten­ta­cu­laires qui ont pour contre­par­tie une déser­ti­fi­ca­tion des cam­pagnes et l’apparition de pro­blèmes inso­lubles liés à la pro­mis­cui­té véné­neuse dans les agglo­mé­ra­tions et aux entas­se­ments per­vers dans les concen­tra­tions urbaines. La per­sonne y est, en effet, dévo­rée par les cadences que lui impose ce nou­veau Lévia­than qu’est deve­nue la Grande Ville où cha­cun éprouve de plus en plus tra­gi­que­ment la détresse soli­taire à laquelle condamne l’être-ensemble.
La Bible a tou­jours mis en garde contre les pres­tiges de la ville. La pre­mière fut fon­dée par Caïn qui lui don­na le nom de son fils ; Hénoch fut donc créée par celui qui avait fait entrer la mort dans le monde, la ville, qui sera don­née pour le haut lieu de la fra­ter­ni­té, repose sur un fra­tri­cide, ce que confirme la fon­da­tion de Rome. Babel, Sodome, Gomorrhe, Baby­lone sont ces places où les hommes tour­nèrent le dos à Dieu pour y don­ner libre cours à leurs pas­sions et à leurs lois. Les villes d’aujourd’hui en sont les héri­tières. La Grande Ville, née des exi­gences de la pro­duc­tion indus­trielle, c’est-à-dire des tra­vaux de Pro­mé­thée et de Faust, est deve­nue le temple des œuvres sans Grâce, des com­mu­ni­ca­tions sans com­mu­nion, des mes­sages sans Mes­sage, des réseaux sans sujets. Tout y a été mis en œuvre par l’Homme deve­nu Dieu pour que soient éli­mi­nés le sujet, le pro­chain et le Tout-Autre au pro­fit d’une pieuvre sans âme bap­ti­sée Huma­ni­té, Socié­té, Race, Classe, Par­ti, Etat.
La célèbre pro­cla­ma­tion de Sartre, selon laquelle nous devons nous déli­vrer de la vie inté­rieure parce que « tout est dehors, tout jusqu’à nous-mêmes » et pour qui « nous nous décou­vri­rons […] sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose par­mi les choses, homme par­mi les hommes ((. J.-P. Sartre, Une idée fon­da­men­tale de la phé­no­mé­no­lo­gie de Hus­serl : L’intentionnalité, in Situa­tions I, Paris, Gal­li­mard, 1947, p. 34–35.)) , ne marque nul­le­ment le point de départ d’une nou­velle concep­tion du monde se don­nant la bonne conscience des ali­bis péti­tion­naires, elle est la pro­fes­sion de foi d’une « belle âme » qui, à la dif­fé­rence de celle dont Hegel fait le pro­cès et qui vit « dans l’angoisse de souiller la splen­deur de son inté­rio­ri­té par l’action » ((. Hegel, La Phé­no­mé­no­lo­gie de l’Esprit, tra­duc­tion J. Hyp­po­lite, Paris, Aubier, 1941, t. II, p. 189.)) , vit dans l’angoisse de souiller la splen­deur de l’action par une recon­nais­sance de l’intériorité.
C’est pour­quoi la rue n’est plus ce lieu où le pas­sant pou­vait aller d’un foyer à un autre, elle est deve­nue l’égout col­lec­teur où des tor­rents de pié­tons se voient offerts, ou refu­sés, les objets des dési­rs et de la concu­pis­cence. Tous les rez-de-chaus­sée des rues prin­ci­pales sont occu­pés aujourd’hui par des vitrines de maga­sins char­gées de pro­vo­quer des envies et des besoins arti­fi­ciels que la publi­ci­té ren­force encore en les char­geant d’érotisme. A tel point que les rues dites « pié­tonnes » qui semblent libé­rer le pié­ton des dan­gers et des bruits des véhi­cules, sont en réa­li­té des moyens pour pola­ri­ser l’attention de celui-ci sur des mar­chan­dises en lui évi­tant d’être dis­trait par des pro­blèmes de cir­cu­la­tion.
La rue n’est plus un lieu où l’on passe, mais un lieu où l’on vit de plus en plus inten­sé­ment ; c’est dans la rue que l’on s’exprime ((. Dans divers domaines, l’homme de la rue est pris comme norme de réfé­rence.))  soit par des graf­fi­ti soit en y des­cen­dant car la mani­fes­ta­tion rem­place le dia­logue argu­men­té. Dans les petites villes, on pra­tique fré­quem­ment le rite socioexis­ten­tiel qui consiste à « faire la Grand Rue » les jours de repos ou à la sor­tie du tra­vail. Si bien que l’on peut dire que l’habitation n’est plus tel­le­ment ce lieu où l’on entre pour pou­voir y demeu­rer, mais celui d’où l’on sort afin de s’en éva­der ; d’où le pres­tige dont jouissent ceux qui « sortent beau­coup » parce qu’ils ont les moyens de le faire.
C’est pour­quoi les noms de rues n’évoquent plus des noms de cor­po­ra­tion, ni des évé­ne­ments qui frap­pèrent une com­mu­nau­té d’hommes ayant le sen­ti­ment d’appartenir non pas à une même ville, mais à un même corps. Les noms de ville com­mé­morent aujourd’hui des dates de l’histoire natio­nale ou des grands hommes dont les connais­sances et les idées phi­lan­thro­piques per­mirent à la socié­té de « fran­chir une nou­velle étape sur la voie du pro­grès ». Ces noms de rues n’ont pas jailli len­te­ment d’une tra­di­tion for­gée par un temps qui creu­sait son lit dans la vie quo­ti­dienne, ils furent choi­sis et impo­sés par un conseil muni­ci­pal sou­cieux d’éduquer ((. A Dijon, une ancienne muni­ci­pa­li­té pro­gres­siste a fait suivre les noms des rues d’un bref com­men­taire édi­fiant ; c’est ain­si qu’Emile Zola est qua­li­fié d’«écrivain aux convic­tions maté­ria­listes”, alors que saint Ber­nard est laï­ci­sé par l’appellation : « Ora­teur et homme poli­tique ».))  une popu­la­tion à qui il « vou­lait du bien ».
Ces rues, où tout passe et où rien ne se passe sinon du délic­tueux en tout genre, ont atteint le comble de l’anonymat aux Etats-Unis où les villes-cham­pi­gnons sans aucun pas­sé sont rec­ti­li­gne­ment qua­drillées par des ave­nues et par des rues qui se croisent à angles droits et qui ne sont dési­gnées que par des numé­ros. Des­cartes en aurait peut-être été satis­fait lui qui déplo­rait que, dans les vieilles bour­gades, les édi­fices soient « arran­gés, ici un grand, là un petit, […] comme ils rendent les rues cour­bées et inégales, on dirait plu­tôt que c’est la for­tune que la volon­té de quelques hommes usant de rai­son qui les a ain­si dis­po­sés » ; à ses yeux ces anciennes cités étaient ordi­nai­re­ment « mal com­pas­sées au prix de ces places régu­lières qu’un ingé­nieur trace dans une plaine » ((. Des­cartes, Dis­cours de la méthode, Deuxième par­tie.)) .
Pour­tant ici, il faut se défier plus que jamais du pla­ni­fi­ca­teur ratio­na­liste et de ses véri­tés obli­ga­toires. Tous les « Big Bro­thers », char­gés par eux-mêmes et par leurs cour­ti­sans, d’organiser la vie de la cité et celle des citoyens selon le sens de l’histoire, veulent être des archi­tectes et des urba­nistes régen­tant la cir­cu­la­tion des idées, comme celle des pro­duits et des véhi­cules. Ils pensent volon­tiers avec Des­cartes « qu’il est mal­ai­sé en ne tra­vaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire des choses fort accom­plies » ; ils dési­rent réa­li­ser l’entreprise, à laquelle tou­te­fois Des­cartes disait que per­sonne n’avait assis­té, de jeter « par terre toutes les mai­sons d’une ville pour le seul des­sein de les refaire d’autre façon et d’en rendre les rues plus belles » ((. Des­cartes, loc. cit.)) . Le désir de faire table rase du pas­sé et de for­ger l’avenir grâce à un para­dis scien­ti­fique urbain ani­ma aus­si bien Hit­ler ((. Que l’on songe au plan du futur Ber­lin pré­vu dès 1939 par Albert Speer l’architecte du IIIe Reich.))  que Sta­line ((. On connaît le pom­pié­risme archi­tec­tu­ral dont Sta­line enlai­dit l’URSS et les pays com­mu­nistes.))  que Ceau­ses­cu ((. Ceau­ses­cu fit raser tous les monu­ments his­to­riques du centre de Buca­rest pour y construire des bâti­ments de « style révo­lu­tion­naire ».))  ou que Mao Tse Toung. Dans les pays libé­raux pul­lulent les archi­tectes et les urba­nistes qui tra­vaillent, et réus­sisent, à convaincre les ministres déci­deurs qu’ils ont trou­vé le moyen de conci­lier le fonc­tion­nel et la beau­té en met­tant l’un et l’autre au ser­vice de la « qua­li­té de la vie » qui sera d’ailleurs ensuite prise en charge par le gou­ver­ne­ment ((. Que l’on songe, par exemple, aux Salines construites par C.-N. Ledoux en 1770, au Vil­lage de l’Unité et de la Mutuelle coopé­ra­tion de Robert Owen (1817), à la Gar­den City d’Ebenezer Howard (1898), au Fami­lis­tère construit à Guise par Jean Bap­tiste Godin (le fabri­cant des célèbres poëles du même nom) à par­tir des idées de Charles Fou­rier, à la « Ville pour trois mil­lions d’habitants » des­si­née par Le Cor­bu­sier en 1922.)) .
Le plan orga­ni­sa­teur est simple. Puisqu’il n’y a plus de vie inté­rieure, mais que seul existe l’être-ensemble, la ville devra assu­mer une double fonc­tion : per­mettre au dyna­misme de l’être-ensemble de régu­ler ses cou­rants grâce à des rues et à des routes, per­mettre au sta­tisme de l’être-ensemble de fixer ses repos grâce à des blocs d’immeubles jux­ta­po­sés de telle manière qu’ils occupent le moins de place pos­sible sur le sol, d’où la pro­li­fé­ra­tion des tours. L’urbanisme socio-posi­ti­viste réduit donc le vivre-ensemble à deux pro­blèmes : celui du char­riage et celui de l’entassement. Les artères et les moyens de trans­ports sont char­gés de résoudre le pre­mier, les paral­lé­lé­pi­pèdes hori­zon­taux ou ver­ti­caux sont char­gés de résoudre le second. Des réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tions par l’écrit, le son et l’image assurent la cohé­sion du tout en trans­por­tant les infor­ma­tions néces­saires.

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