Revue de réflexion politique et religieuse.

Le mou­ve­ment et ses mirages

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Pro­grès, dyna­misme, évo­lu­tion, bond en avant, font par­tie de ces termes pres­ti­gieux qui pré­sident au culte voué au mou­ve­ment ; on les oppose à sta­tisme, immo­bi­lisme, stag­na­tion, réac­tion, consi­dé­rés comme autant de formes d’une cou­pable pas­si­vi­té rédui­sant l’homme à une chose inerte. Même un grand poète comme Bau­de­laire se voit repro­cher d’avoir osé écrire : « Je hais le mou­ve­ment qui déplace les lignes ».
L’idolâtrie du mou­ve­ment est deve­nue si puis­sante qu’il est tenu pour plei­ne­ment auto­jus­ti­fi­ca­tif et que se trouve éli­mi­née la ques­tion, pour­tant capi­tale, de savoir par quoi ce mou­ve­ment est ani­mé et à quoi il conduit. L’essentiel est de mar­cher car comme cha­cun le répète : « Il faut que ça bouge ». D’où ces invo­ca­tions per­ma­nentes adres­sées à un « monde en muta­tion », aux « forces de pro­grès », au nou­veau, à la moder­ni­té et à l’action. La marche est ain­si deve­nue à elle-même sa propre fin, si bien que, après Nietzsche, on ne cesse de dénon­cer « les pro­fes­seurs de buts » car on pense que le but ne signi­fie rien et que seule l’action délivre de la mort.
On laisse ain­si croire que l’alternative est iné­luc­table : ou un monde de sub­stances et d’individus figés dans une essence qui les momi­fie et dont on leur inter­dit de sor­tir, ou un uni­vers fait d’êtres auto­créa­teurs qui se font et se défont pour se refaire sans cesse au cours d’un deve­nir dont ils sont à la fois les auteurs et les pro­duits. On en est ain­si arri­vé à ne deman­der rien d’autre au mou­ve­ment que d’être por­teur de lui-même.
Le dieu mou­ve­ment anime aujourd’hui aus­si bien les hys­té­ries de la puis­sance que les ébrié­tés de la licence ; il ins­pire les dic­ta­teurs de l’histoire pla­ni­fiée avec tous leurs En avant  ! Marche  ! ain­si que les « cho­ré­graphes de l’existence » avec leurs aven­tures dans les hasards fer­tiles et les n’importe quoi.
Il y a là un état de fait dont il importe d’éclairer les ori­gines afin de pou­voir en juger les consé­quences.
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Les Grecs consi­dé­raient le mou­ve­ment comme un fac­teur de désta­bi­li­sa­tion ou de déca­dence condui­sant iné­luc­ta­ble­ment toute chose vers le dépé­ris­se­ment puis vers la mort ; c’est pour­quoi le deve­nir était asso­cié à la cor­rup­tion. L’idée de pro­grès n’était pas fami­lière aux Grecs comme en témoignent les œuvres poli­tiques de Pla­ton selon qui le chef d’Etat pour­ra tout au plus ralen­tir l’inéluctable mou­ve­ment de déca­dence de la cité sans par­ve­nir à l’arrêter ni à plus forte rai­son à l’inverser en pro­grès. Quant à Aris­tote, il ne conçoit le mou­ve­ment que fina­li­sé car des­ti­né à conduire chaque chose vers la forme qui l’accomplit, ou vers le « lieu propre » prêt à accueillir les êtres comme en leur pays natal. Les épi­cu­riens eux-mêmes ne retien­dront par­mi les dif­fé­rentes sortes de plai­sirs que les plai­sirs en repos et auront pour devise « Ne pas varier » et « Cache ta vie ». C’est pour­quoi ils se moque­ront d’Alexandre qui avait le pothos ((  Les Grecs dis­tin­guaient l’himéros, désir de quelque chose, et le pothos, désir sans but s’engendrant de lui-même.))  et qui vou­lait aller tou­jours au-delà du der­nier pays qu’il venait de conqué­rir. Quant à la phi­lo­so­phie de la contem­pla­tion de Plo­tin, elle tient le mou­ve­ment pour ce qui entraîne vers le mul­tiple, le divers, la matière et le mal, il est un aban­don de l’Un dont il détourne. Seuls les ato­mistes consi­dé­rèrent avec opti­misme le mou­ve­ment qui anime le monde et les cyré­naïques firent l’apologie des plai­sirs en mou­ve­ment.

A par­tir du XVe siècle tout change. De grands navi­ga­teurs découvrent des terres incon­nues ou de nou­veaux « pas­sages ». Les récits qu’ils ramènent de leurs expé­di­tions donnent aux habi­tants de l’Ancien monde un goût du rela­tif et un désir de chan­ge­ment. Ron­sard deman­de­ra de cueillir le moment qui passe et Mon­taigne pro­cla­me­ra : « Je ne peins pas l’être, je peins le pas­sage ». Pour l’homme du moyen âge, le monde était fait de sub­stances et d’êtres sub­sis­tants, le pas­sage n’était que de l’éphémère incon­sis­tant ; or voi­ci qu’avec Mon­taigne le pas­sage devient ce qui consacre la pro­fonde diver­si­té de cet être ondoyant qu’est l’homme. Le mou­ve­ment est désor­mais tenu pour un fac­teur de renou­vel­le­ment et d’enrichissement ouvrant la porte à des pos­sibles jusque-là incon­nus. Non seule­ment le cercle du temps, où tout reve­nait au Même comme l’avait dit l’Ecclésiaste, doit être ouvert à un ave­nir infi­ni, mais les vieilles fron­tières de la nature pour­ront être abo­lies par une hyper­na­ture dont la maî­trise du mou­ve­ment par le moteur per­met­tra la construc­tion.
Tel est bien le rêve tech­ni­ciste qui est au cœur du car­té­sia­nisme. Gali­lée venait de décou­vrir les lois d’oscillation du pen­dule et celles du mou­ve­ment de la chute des corps ; Des­cartes vit dans le mou­ve­ment non pas ce pas­sage de la puis­sance à l’acte qui chez Aris­tote était un accom­plis­se­ment fina­li­sé, mais le trans­port d’un corps d’un voi­si­nage à un autre ((  Cf. Des­cartes, Prin­cipes de la phi­lo­so­phie, II, 25.)) , trans­port dont les traces sont algé­bri­que­ment repé­rables grâce aux coor­don­nées car­té­siennes ; il est donc désor­mais pos­sible de dire que « tout se fait par figures et par mou­ve­ments ».
La méca­nique nais­sante va ain­si conduire à une concep­tion mathé­ma­tique de la phy­sique, à une intro­ni­sa­tion des notions de quan­ti­té et de mou­ve­ment grâce aux­quelles l’homme s’efforcera de se « rendre comme maître et pos­ses­seur de la nature ». Dans les efforts déployés par Des­cartes, puis par Male­branche, voire par Leib­niz, pour énon­cer les lois des chocs des corps se trouve amor­cé un impor­tant mais peu visible virage, car on par­le­ra de moins en moins de ren­contres de per­sonnes et de plus en plus de chocs des corps ; en outre, à une réflexion sur la chute de l’homme sera sub­sti­tuée une obser­va­tion de la chute des corps. Que l’on spé­cule en termes de méca­nisme ou de dyna­misme, il s’agit désor­mais de cap-ter les mou­ve­ments natu­rels afin de pou­voir les déclen­cher, les domes­ti­quer et les inten­si­fier ; c’est un tel désir qui pré­si­da à la construc­tion et à la mise au point du moteur. Atlas ne se contente plus de sup­por­ter péni­ble­ment sur ses épaules tout le poids de la terre, il tra­vaille à la faire rou­ler devant lui dans la direc­tion qu’il désire, voire de la désa­gré­ger afin de la restruc­tu­rer à sa guise ((  Un tableau trop peu connu de Dome­ni­cus van Wij­nen (1661- ?), La ten­ta­tion de saint Antoine, qui se trouve à la Gale­rie Natio­nale de Dublin, repré­sente la ten­ta­tion suprême : dans le cadre d’une orgie géné­rale où pré­side une joyeuse ivresse, on voit la terre explo­ser et des corps humains en jaillir, pro­je­tés dans les espaces cos­miques à la manière des grains chas­sés d’une gre­nade qui éclate.)) .
On en vint ain­si peu à peu à voir dans le temps non plus cette image mobile de l’éternité, dont Pla­ton déplo­rait qu’elle ne fût qu’un pâle et triste reflet de son modèle, mais bien une sorte d’éternité libé­rée deve­nue enfin mobile et se mani­fes­tant au cours de sa marche.
Le XVIIIe siècle s’engouffra dans la brèche ain­si ouverte dans un monde où avaient régné la Parole et la fidé­li­té. L’histoire appa­rut alors comme ce dont l’homme devait tra­vailler à deve­nir non seule­ment le pilote, mais aus­si l’ingénieur. Un Vol­taire crée l’expression de « phi­lo­so­phie de l’histoire » ((  Il semble bien que cette expres­sion appa­raisse pour la pre­mière fois dans La phi­lo­so­phie de l’histoire de feu l’abbé Bazin que Vol­taire publia ano­ny­me­ment en 1765.))  et l’on se met à célé­brer le pro­grès. Un péla­gia­nisme lar­vé occupe le devant de la scène pour affir­mer que l’homme est per­fec­tible, qu’il est ce qu’il se fait et que, tour­nant le dos aux dogmes pes­si­mistes sur le mal radi­cal et le péché ori­gi­nel, on doit désor­mais par­ler de bien­fai­sance et s’ouvrir réso­lu­ment à l’optimisme. Les Ency­clo­pé­distes, Tur­got, Condor­cet, voire le jeune Kant et même celui de la matu­ri­té, furent les thu­ri­fé­raires de ces Lumières char­gées d’éclairer et d’orienter le mou­ve­ment auto­créa­teur et auto­ré­demp­teur d’une huma­ni­té deve­nue un Pro­mé­thée désen­chaî­né célé­brant l’action avec le Faust de Gœthe. Désor­mais, il ne s’agira plus de se rat­ta­cher au Com­men­ce­ment fon­da­teur, mais de prendre l’initiative de débuts inno­va­teurs.
Ain­si se met en place le règne d’un monde en mou­ve­ment, d’un monde nais­sant et renais­sant du mou­ve­ment. Fina­le­ment, le mou­ve­ment se trouve ins­tal­lé au cœur de l’Absolu lui-même avec La phé­no­mé­no­lo­gie de l’Esprit (1807) de Hegel qui mit le Jah­vé vété­ro­tes­ta­men­taire en marche dans l’histoire. Dans cette œuvre, nous trou­vons, en effet, la syn­thèse d’une théo­lo­gie du Dieu vivant et d’une phi­lo­so­phie de l’histoire où Dieu se déi­fie dans et par le temps puisque Geist ist Zeit. L’Absolu est mis en mou­ve­ment, il est défi­ni comme résul­tat et la Véri­té n’est autre que le deve­nir d’elle-même. L’Alpha et l’Oméga sont pro­pul­sés dans une genèse per­ma­nente, le Verbe ne domine plus le cours des âges, il en devient l’expression. Le Cal­vaire de l’Esprit abso­lu étant sans cesse recom­men­cé, l’histoire devient à elle-même sa propre escha­to­lo­gie puisque « les bles­sures de l’Esprit se gué­rissent sans lais­ser de cica­trices » ; le mou­ve­ment, en tant qu’Aufhebung en marche est le gué­ris­seur des maux qu’il avait pu engen­drer et dont cha­cun était une felix culpa.
Cette abso­lu­ti­sa­tion du mou­ve­ment se rat­ta­chait, certes, à une théo­lo­gie plus ou moins expli­cite pour laquelle « il y a tou­jours une non-coïn­ci­dence entre l’Esprit abso­lu et son expres­sion » ; tou­te­fois Hegel ne crai­gnait pas d’affirmer que « c’est la conscience de soi de Dieu qui se connaît dans le savoir de l’homme ». Si bien que cette abso­lu­ti­sa­tion du mou­ve­ment est toute prête à pas­ser du stade d’une théo­lo­gie à celui d’une anthro­po­lo­gie. C’est ce qui se pro­duit avec Dar­win et Marx pour qui l’homme devient le pro­duit du mou­ve­ment évo­lu­tif des espèces diri­gé par la sélec­tion natu­relle et « the struggle for life », ou celui du mou­ve­ment du sens de l’histoire orien­té par la lutte des classes ((  Si Marx n’a pas eu l’intention de dédier Le Capi­tal à Dar­win, comme le pré­tend une légende, il n’en reste pas moins que ce der­nier eut une influence déci­sive sur la for­ma­tion du sys­tème mar­xiste ; c’est ain­si que Marx écrit à Las­salle le 16 jan­vier 1861 : « Le livre de Dar­win est très impor­tant et me sert à fon­der par les sciences natu­relles la lutte des classes dans l’histoire ».)) . Dès lors, tous les espoirs sont per­mis ; mais ils deviennent obli­ga­toires, car la science, qui a énon­cé les lois du mou­ve­ment en phy­sique, pré­tend main­te­nant connaître celles du cours de l’histoire par le biais de l’économie poli­tique et des sciences humaines. La marche de l’homme, en tant qu’individu et en tant qu’être spé­ci­fique, peut et doit donc être ration­nel­le­ment orga­ni­sée selon des pla­ni­fi­ca­tions indis­cu­tables aux­quelles on ne peut que se sou­mettre.
Et cela d’autant plus que le XIXe siècle a mis au point le moteur, à vapeur, élec­trique ou à explo­sion qui per­met de déclen­cher, de diri­ger, de trans­por­ter et sur­tout d’accélérer des mou­ve­ments arti­fi­ciels ren­dus pos­sibles par la libé­ra­tion de l’énergie poten­tielle inhé­rente à la matière, que celle-ci soit de l’eau et du char­bon, des champs magné­tiques ou de l’essence.
Dès lors, Pro­mé­thée se mit à ado­rer un Veau d’or dont le pres­tige ira crois­sant. En poli­tique, en éco­no­mie, on ne cesse de van­ter les mérites d’un monde en per­pé­tuelle muta­tion au nom duquel on dis­qua­li­fie ceux qui demandent à réflé­chir d’abord à ce vers quoi un tel mou­ve­ment peut conduire ; les termes vagues mais pres­ti­gieux de Bon­heur, Pros­pé­ri­té et de Liber­té appa­raissent comme ample­ment suf­fi­sants pour jus­ti­fier une crois­sance deve­nue à elle-même son propre but. Ain­si est né un éras­tia­nisme ((  Rap­pe­lons qu’il s’agit de la doc­trine d’un pro­fes­seur de Hei­del­berg, Tho­mas Lie­ber dit Eraste (1524–1583).))  laïque et maté­ria­liste affir­mant que le Prince a le droit de diri­ger tout « aus­si bien ce qui appar­tient à la vie civile que ce qui regarde la pié­té et la vie chré­tienne », mais ici le Prince est deve­nu la Volon­té géné­rale, le Consen­sus ou le Par­ti qui sont char­gés d’un pou­voir mes­sia­nique, et la « vie chré­tienne » a été rem­pla­cée par la vie intel­lec­tuelle et le mou­ve­ment des idées.

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