Le mouvement et ses mirages
Progrès, dynamisme, évolution, bond en avant, font partie de ces termes prestigieux qui président au culte voué au mouvement ; on les oppose à statisme, immobilisme, stagnation, réaction, considérés comme autant de formes d’une coupable passivité réduisant l’homme à une chose inerte. Même un grand poète comme Baudelaire se voit reprocher d’avoir osé écrire : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ».
L’idolâtrie du mouvement est devenue si puissante qu’il est tenu pour pleinement autojustificatif et que se trouve éliminée la question, pourtant capitale, de savoir par quoi ce mouvement est animé et à quoi il conduit. L’essentiel est de marcher car comme chacun le répète : « Il faut que ça bouge ». D’où ces invocations permanentes adressées à un « monde en mutation », aux « forces de progrès », au nouveau, à la modernité et à l’action. La marche est ainsi devenue à elle-même sa propre fin, si bien que, après Nietzsche, on ne cesse de dénoncer « les professeurs de buts » car on pense que le but ne signifie rien et que seule l’action délivre de la mort.
On laisse ainsi croire que l’alternative est inéluctable : ou un monde de substances et d’individus figés dans une essence qui les momifie et dont on leur interdit de sortir, ou un univers fait d’êtres autocréateurs qui se font et se défont pour se refaire sans cesse au cours d’un devenir dont ils sont à la fois les auteurs et les produits. On en est ainsi arrivé à ne demander rien d’autre au mouvement que d’être porteur de lui-même.
Le dieu mouvement anime aujourd’hui aussi bien les hystéries de la puissance que les ébriétés de la licence ; il inspire les dictateurs de l’histoire planifiée avec tous leurs En avant ! Marche ! ainsi que les « chorégraphes de l’existence » avec leurs aventures dans les hasards fertiles et les n’importe quoi.
Il y a là un état de fait dont il importe d’éclairer les origines afin de pouvoir en juger les conséquences.
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Les Grecs considéraient le mouvement comme un facteur de déstabilisation ou de décadence conduisant inéluctablement toute chose vers le dépérissement puis vers la mort ; c’est pourquoi le devenir était associé à la corruption. L’idée de progrès n’était pas familière aux Grecs comme en témoignent les œuvres politiques de Platon selon qui le chef d’Etat pourra tout au plus ralentir l’inéluctable mouvement de décadence de la cité sans parvenir à l’arrêter ni à plus forte raison à l’inverser en progrès. Quant à Aristote, il ne conçoit le mouvement que finalisé car destiné à conduire chaque chose vers la forme qui l’accomplit, ou vers le « lieu propre » prêt à accueillir les êtres comme en leur pays natal. Les épicuriens eux-mêmes ne retiendront parmi les différentes sortes de plaisirs que les plaisirs en repos et auront pour devise « Ne pas varier » et « Cache ta vie ». C’est pourquoi ils se moqueront d’Alexandre qui avait le pothos (( Les Grecs distinguaient l’himéros, désir de quelque chose, et le pothos, désir sans but s’engendrant de lui-même.)) et qui voulait aller toujours au-delà du dernier pays qu’il venait de conquérir. Quant à la philosophie de la contemplation de Plotin, elle tient le mouvement pour ce qui entraîne vers le multiple, le divers, la matière et le mal, il est un abandon de l’Un dont il détourne. Seuls les atomistes considérèrent avec optimisme le mouvement qui anime le monde et les cyrénaïques firent l’apologie des plaisirs en mouvement.
A partir du XVe siècle tout change. De grands navigateurs découvrent des terres inconnues ou de nouveaux « passages ». Les récits qu’ils ramènent de leurs expéditions donnent aux habitants de l’Ancien monde un goût du relatif et un désir de changement. Ronsard demandera de cueillir le moment qui passe et Montaigne proclamera : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage ». Pour l’homme du moyen âge, le monde était fait de substances et d’êtres subsistants, le passage n’était que de l’éphémère inconsistant ; or voici qu’avec Montaigne le passage devient ce qui consacre la profonde diversité de cet être ondoyant qu’est l’homme. Le mouvement est désormais tenu pour un facteur de renouvellement et d’enrichissement ouvrant la porte à des possibles jusque-là inconnus. Non seulement le cercle du temps, où tout revenait au Même comme l’avait dit l’Ecclésiaste, doit être ouvert à un avenir infini, mais les vieilles frontières de la nature pourront être abolies par une hypernature dont la maîtrise du mouvement par le moteur permettra la construction.
Tel est bien le rêve techniciste qui est au cœur du cartésianisme. Galilée venait de découvrir les lois d’oscillation du pendule et celles du mouvement de la chute des corps ; Descartes vit dans le mouvement non pas ce passage de la puissance à l’acte qui chez Aristote était un accomplissement finalisé, mais le transport d’un corps d’un voisinage à un autre (( Cf. Descartes, Principes de la philosophie, II, 25.)) , transport dont les traces sont algébriquement repérables grâce aux coordonnées cartésiennes ; il est donc désormais possible de dire que « tout se fait par figures et par mouvements ».
La mécanique naissante va ainsi conduire à une conception mathématique de la physique, à une intronisation des notions de quantité et de mouvement grâce auxquelles l’homme s’efforcera de se « rendre comme maître et possesseur de la nature ». Dans les efforts déployés par Descartes, puis par Malebranche, voire par Leibniz, pour énoncer les lois des chocs des corps se trouve amorcé un important mais peu visible virage, car on parlera de moins en moins de rencontres de personnes et de plus en plus de chocs des corps ; en outre, à une réflexion sur la chute de l’homme sera substituée une observation de la chute des corps. Que l’on spécule en termes de mécanisme ou de dynamisme, il s’agit désormais de cap-ter les mouvements naturels afin de pouvoir les déclencher, les domestiquer et les intensifier ; c’est un tel désir qui présida à la construction et à la mise au point du moteur. Atlas ne se contente plus de supporter péniblement sur ses épaules tout le poids de la terre, il travaille à la faire rouler devant lui dans la direction qu’il désire, voire de la désagréger afin de la restructurer à sa guise (( Un tableau trop peu connu de Domenicus van Wijnen (1661- ?), La tentation de saint Antoine, qui se trouve à la Galerie Nationale de Dublin, représente la tentation suprême : dans le cadre d’une orgie générale où préside une joyeuse ivresse, on voit la terre exploser et des corps humains en jaillir, projetés dans les espaces cosmiques à la manière des grains chassés d’une grenade qui éclate.)) .
On en vint ainsi peu à peu à voir dans le temps non plus cette image mobile de l’éternité, dont Platon déplorait qu’elle ne fût qu’un pâle et triste reflet de son modèle, mais bien une sorte d’éternité libérée devenue enfin mobile et se manifestant au cours de sa marche.
Le XVIIIe siècle s’engouffra dans la brèche ainsi ouverte dans un monde où avaient régné la Parole et la fidélité. L’histoire apparut alors comme ce dont l’homme devait travailler à devenir non seulement le pilote, mais aussi l’ingénieur. Un Voltaire crée l’expression de « philosophie de l’histoire » (( Il semble bien que cette expression apparaisse pour la première fois dans La philosophie de l’histoire de feu l’abbé Bazin que Voltaire publia anonymement en 1765.)) et l’on se met à célébrer le progrès. Un pélagianisme larvé occupe le devant de la scène pour affirmer que l’homme est perfectible, qu’il est ce qu’il se fait et que, tournant le dos aux dogmes pessimistes sur le mal radical et le péché originel, on doit désormais parler de bienfaisance et s’ouvrir résolument à l’optimisme. Les Encyclopédistes, Turgot, Condorcet, voire le jeune Kant et même celui de la maturité, furent les thuriféraires de ces Lumières chargées d’éclairer et d’orienter le mouvement autocréateur et autorédempteur d’une humanité devenue un Prométhée désenchaîné célébrant l’action avec le Faust de Gœthe. Désormais, il ne s’agira plus de se rattacher au Commencement fondateur, mais de prendre l’initiative de débuts innovateurs.
Ainsi se met en place le règne d’un monde en mouvement, d’un monde naissant et renaissant du mouvement. Finalement, le mouvement se trouve installé au cœur de l’Absolu lui-même avec La phénoménologie de l’Esprit (1807) de Hegel qui mit le Jahvé vétérotestamentaire en marche dans l’histoire. Dans cette œuvre, nous trouvons, en effet, la synthèse d’une théologie du Dieu vivant et d’une philosophie de l’histoire où Dieu se déifie dans et par le temps puisque Geist ist Zeit. L’Absolu est mis en mouvement, il est défini comme résultat et la Vérité n’est autre que le devenir d’elle-même. L’Alpha et l’Oméga sont propulsés dans une genèse permanente, le Verbe ne domine plus le cours des âges, il en devient l’expression. Le Calvaire de l’Esprit absolu étant sans cesse recommencé, l’histoire devient à elle-même sa propre eschatologie puisque « les blessures de l’Esprit se guérissent sans laisser de cicatrices » ; le mouvement, en tant qu’Aufhebung en marche est le guérisseur des maux qu’il avait pu engendrer et dont chacun était une felix culpa.
Cette absolutisation du mouvement se rattachait, certes, à une théologie plus ou moins explicite pour laquelle « il y a toujours une non-coïncidence entre l’Esprit absolu et son expression » ; toutefois Hegel ne craignait pas d’affirmer que « c’est la conscience de soi de Dieu qui se connaît dans le savoir de l’homme ». Si bien que cette absolutisation du mouvement est toute prête à passer du stade d’une théologie à celui d’une anthropologie. C’est ce qui se produit avec Darwin et Marx pour qui l’homme devient le produit du mouvement évolutif des espèces dirigé par la sélection naturelle et « the struggle for life », ou celui du mouvement du sens de l’histoire orienté par la lutte des classes (( Si Marx n’a pas eu l’intention de dédier Le Capital à Darwin, comme le prétend une légende, il n’en reste pas moins que ce dernier eut une influence décisive sur la formation du système marxiste ; c’est ainsi que Marx écrit à Lassalle le 16 janvier 1861 : « Le livre de Darwin est très important et me sert à fonder par les sciences naturelles la lutte des classes dans l’histoire ».)) . Dès lors, tous les espoirs sont permis ; mais ils deviennent obligatoires, car la science, qui a énoncé les lois du mouvement en physique, prétend maintenant connaître celles du cours de l’histoire par le biais de l’économie politique et des sciences humaines. La marche de l’homme, en tant qu’individu et en tant qu’être spécifique, peut et doit donc être rationnellement organisée selon des planifications indiscutables auxquelles on ne peut que se soumettre.
Et cela d’autant plus que le XIXe siècle a mis au point le moteur, à vapeur, électrique ou à explosion qui permet de déclencher, de diriger, de transporter et surtout d’accélérer des mouvements artificiels rendus possibles par la libération de l’énergie potentielle inhérente à la matière, que celle-ci soit de l’eau et du charbon, des champs magnétiques ou de l’essence.
Dès lors, Prométhée se mit à adorer un Veau d’or dont le prestige ira croissant. En politique, en économie, on ne cesse de vanter les mérites d’un monde en perpétuelle mutation au nom duquel on disqualifie ceux qui demandent à réfléchir d’abord à ce vers quoi un tel mouvement peut conduire ; les termes vagues mais prestigieux de Bonheur, Prospérité et de Liberté apparaissent comme amplement suffisants pour justifier une croissance devenue à elle-même son propre but. Ainsi est né un érastianisme (( Rappelons qu’il s’agit de la doctrine d’un professeur de Heidelberg, Thomas Lieber dit Eraste (1524–1583).)) laïque et matérialiste affirmant que le Prince a le droit de diriger tout « aussi bien ce qui appartient à la vie civile que ce qui regarde la piété et la vie chrétienne », mais ici le Prince est devenu la Volonté générale, le Consensus ou le Parti qui sont chargés d’un pouvoir messianique, et la « vie chrétienne » a été remplacée par la vie intellectuelle et le mouvement des idées.