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La ville et les églises

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 39, pp. 37–44]

La concen­tra­tion urbaine, née du tra­vail pro­mé­théen sur la matière inerte, a eu pour consé­quence de confé­rer à la rue et à l’architecture des fonc­tions, voire une mis­sion, qui sont à la fois le reflet et le moteur d’une vision du monde dans laquelle la pro­duc­tion a été sub­sti­tuée à la Créa­tion. Le mot inté­rieur, naguère encore uti­li­sé pour dési­gner un domi­cile, impli­quait une réfé­rence à une inti­mi­té à laquelle par­ti­ci­pait une famille réunie autour d’un foyer, centre de cha­leur phy­sique et spi­ri­tuelle. Jusque dans sa misère, la chau­mière pos­sé­dait une beau­té qua­si méta­phy­sique dans la mesure où elle était l’image même d’un refuge offert à l’homme errant sur cette terre. Le devoir d’hospitalité ou la néces­si­té de se défendre confé­raient à l’habitation tout le sérieux du recueille­ment et de la com­mu­nion. Dans les vil­lages et les villes, les mai­sons étaient géné­ra­le­ment construites autour de l’église dont elles consti­tuaient autant de satel­lites. Pos­sé­dant rare­ment plus d’un étage et comme rivées à l’horizontalité de la terre, les mai­sons étaient domi­nées par la ver­ti­ca­li­té du clo­cher, qui n’était pas une tour esca­la­dant le ciel, mais une flèche en rap­pe­lant la pré­sence.
Quant aux rues, elles étaient essen­tiel­le­ment des lieux de pas­sage qui condui­saient d’un inté­rieur à un autre, ou qui menaient à la Grand Place où se tenaient les mar­chés et les foires, lieux de réunion où l’on échan­geait mar­chan­dises, paroles et nou­velles. Sales, non éclai­rées et peu sûres, les rues étaient sur­tout le lieu de « mau­vaises ren­contres » et l’on ne s’y attar­dait guère. Pour­tant, elles conser­vaient en elles quelque chose de cica­tri­ciel car elles avaient été des­si­nées non par quelque urba­niste épris de fonc­tion­nel, mais par des hommes qui peu à peu avaient lais­sé sur le sol les traces de leurs pas. Elles n’avaient été ni per­cées ni construites, elles avaient été len­te­ment frayées par de mul­tiples pas­sages et c’était de part et d’autre de ces signa­tures que les habi­ta­tions avaient été construites et conti­nuaient de l’être. Aus­si ces rues por­taient-elles des noms qui aujourd’hui nous semblent pit­to­resques et qui se rap­por­taient à des corps de métier ou à des évé­ne­ments mar­quants qui s’effacèrent ensuite peu à peu de la mémoire des hommes.
Certes, entrer dans un inté­rieur impli­quait que l’on en fût déjà sor­ti, mais la sor­tie était sur­tout ce qui sépa­rait deux entrées ; l’intérieur s’ouvrait sur une inti­mi­té où l’on était chez soi. Je suis chez moi, tu es chez toi, il est chez lui, se conju­guaient d’une manière qui n’excluait pas tout égoïsme ni toute vani­té, mais qui impli­quait tout de même la réfé­rence à des per­sonnes dotées d’une vie inté­rieure. C’est ce que tentent de nous faire sen­tir ces tableaux de peintres fla­mands où l’on voit une porte qui s’ouvre sur une pièce qui s’ouvre elle-même sur une autre pièce, et ain­si à l’infini comme jusqu’au plus pro­fond de l’être.
Quant aux rela­tions, elles s’établissaient « de porte à porte » ; on se réunis­sait pour les grands évé­ne­ments de la vie : nais­sance, mariage, mala­die, mort, qui fai­saient éprou­ver à cha­cun à la fois le retour d’une Visi­ta­tion et le carac­tère inexo­rable de la fuite du temps. Il ne s’agit natu­rel­le­ment pas de décrire avec nos­tal­gie quelque « bon vieux temps pas­sé » qui n’aurait exis­té que dans les contes de fées, mais il importe de com­prendre tout ce qu’implique et tout ce que repré­sente ce dans quoi se débat l’homme d’aujourd’hui. Car il y a quelque chose d’éminemment onto­lo­gique dans la nais­sance et dans le déve­lop­pe­ment des méga­poles ten­ta­cu­laires qui ont pour contre­par­tie une déser­ti­fi­ca­tion des cam­pagnes et l’apparition de pro­blèmes inso­lubles liés à la pro­mis­cui­té véné­neuse dans les agglo­mé­ra­tions et aux entas­se­ments per­vers dans les concen­tra­tions urbaines. La per­sonne y est, en effet, dévo­rée par les cadences que lui impose ce nou­veau Lévia­than qu’est deve­nue la Grande Ville où cha­cun éprouve de plus en plus tra­gi­que­ment la détresse soli­taire à laquelle condamne l’être-ensemble.
La Bible a tou­jours mis en garde contre les pres­tiges de la ville. La pre­mière fut fon­dée par Caïn qui lui don­na le nom de son fils ; Hénoch fut donc créée par celui qui avait fait entrer la mort dans le monde, la ville, qui sera don­née pour le haut lieu de la fra­ter­ni­té, repose sur un fra­tri­cide, ce que confirme la fon­da­tion de Rome. Babel, Sodome, Gomorrhe, Baby­lone sont ces places où les hommes tour­nèrent le dos à Dieu pour y don­ner libre cours à leurs pas­sions et à leurs lois. Les villes d’aujourd’hui en sont les héri­tières. La Grande Ville, née des exi­gences de la pro­duc­tion indus­trielle, c’est-à-dire des tra­vaux de Pro­mé­thée et de Faust, est deve­nue le temple des œuvres sans Grâce, des com­mu­ni­ca­tions sans com­mu­nion, des mes­sages sans Mes­sage, des réseaux sans sujets. Tout y a été mis en œuvre par l’Homme deve­nu Dieu pour que soient éli­mi­nés le sujet, le pro­chain et le Tout-Autre au pro­fit d’une pieuvre sans âme bap­ti­sée Huma­ni­té, Socié­té, Race, Classe, Par­ti, Etat.
La célèbre pro­cla­ma­tion de Sartre, selon laquelle nous devons nous déli­vrer de la vie inté­rieure parce que « tout est dehors, tout jusqu’à nous-mêmes » et pour qui « nous nous décou­vri­rons […] sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose par­mi les choses, homme par­mi les hommes ((. J.-P. Sartre, Une idée fon­da­men­tale de la phé­no­mé­no­lo­gie de Hus­serl : L’intentionnalité, in Situa­tions I, Paris, Gal­li­mard, 1947, p. 34–35.)) , ne marque nul­le­ment le point de départ d’une nou­velle concep­tion du monde se don­nant la bonne conscience des ali­bis péti­tion­naires, elle est la pro­fes­sion de foi d’une « belle âme » qui, à la dif­fé­rence de celle dont Hegel fait le pro­cès et qui vit « dans l’angoisse de souiller la splen­deur de son inté­rio­ri­té par l’action » ((. Hegel, La Phé­no­mé­no­lo­gie de l’Esprit, tra­duc­tion J. Hyp­po­lite, Paris, Aubier, 1941, t. II, p. 189.)) , vit dans l’angoisse de souiller la splen­deur de l’action par une recon­nais­sance de l’intériorité.
C’est pour­quoi la rue n’est plus ce lieu où le pas­sant pou­vait aller d’un foyer à un autre, elle est deve­nue l’égout col­lec­teur où des tor­rents de pié­tons se voient offerts, ou refu­sés, les objets des dési­rs et de la concu­pis­cence. Tous les rez-de-chaus­sée des rues prin­ci­pales sont occu­pés aujourd’hui par des vitrines de maga­sins char­gées de pro­vo­quer des envies et des besoins arti­fi­ciels que la publi­ci­té ren­force encore en les char­geant d’érotisme. A tel point que les rues dites « pié­tonnes » qui semblent libé­rer le pié­ton des dan­gers et des bruits des véhi­cules, sont en réa­li­té des moyens pour pola­ri­ser l’attention de celui-ci sur des mar­chan­dises en lui évi­tant d’être dis­trait par des pro­blèmes de cir­cu­la­tion.
La rue n’est plus un lieu où l’on passe, mais un lieu où l’on vit de plus en plus inten­sé­ment ; c’est dans la rue que l’on s’exprime ((. Dans divers domaines, l’homme de la rue est pris comme norme de réfé­rence.))  soit par des graf­fi­ti soit en y des­cen­dant car la mani­fes­ta­tion rem­place le dia­logue argu­men­té. Dans les petites villes, on pra­tique fré­quem­ment le rite socioexis­ten­tiel qui consiste à « faire la Grand Rue » les jours de repos ou à la sor­tie du tra­vail. Si bien que l’on peut dire que l’habitation n’est plus tel­le­ment ce lieu où l’on entre pour pou­voir y demeu­rer, mais celui d’où l’on sort afin de s’en éva­der ; d’où le pres­tige dont jouissent ceux qui « sortent beau­coup » parce qu’ils ont les moyens de le faire.
C’est pour­quoi les noms de rues n’évoquent plus des noms de cor­po­ra­tion, ni des évé­ne­ments qui frap­pèrent une com­mu­nau­té d’hommes ayant le sen­ti­ment d’appartenir non pas à une même ville, mais à un même corps. Les noms de ville com­mé­morent aujourd’hui des dates de l’histoire natio­nale ou des grands hommes dont les connais­sances et les idées phi­lan­thro­piques per­mirent à la socié­té de « fran­chir une nou­velle étape sur la voie du pro­grès ». Ces noms de rues n’ont pas jailli len­te­ment d’une tra­di­tion for­gée par un temps qui creu­sait son lit dans la vie quo­ti­dienne, ils furent choi­sis et impo­sés par un conseil muni­ci­pal sou­cieux d’éduquer ((. A Dijon, une ancienne muni­ci­pa­li­té pro­gres­siste a fait suivre les noms des rues d’un bref com­men­taire édi­fiant ; c’est ain­si qu’Emile Zola est qua­li­fié d’«écrivain aux convic­tions maté­ria­listes”, alors que saint Ber­nard est laï­ci­sé par l’appellation : « Ora­teur et homme poli­tique ».))  une popu­la­tion à qui il « vou­lait du bien ».
Ces rues, où tout passe et où rien ne se passe sinon du délic­tueux en tout genre, ont atteint le comble de l’anonymat aux Etats-Unis où les villes-cham­pi­gnons sans aucun pas­sé sont rec­ti­li­gne­ment qua­drillées par des ave­nues et par des rues qui se croisent à angles droits et qui ne sont dési­gnées que par des numé­ros. Des­cartes en aurait peut-être été satis­fait lui qui déplo­rait que, dans les vieilles bour­gades, les édi­fices soient « arran­gés, ici un grand, là un petit, […] comme ils rendent les rues cour­bées et inégales, on dirait plu­tôt que c’est la for­tune que la volon­té de quelques hommes usant de rai­son qui les a ain­si dis­po­sés » ; à ses yeux ces anciennes cités étaient ordi­nai­re­ment « mal com­pas­sées au prix de ces places régu­lières qu’un ingé­nieur trace dans une plaine » ((. Des­cartes, Dis­cours de la méthode, Deuxième par­tie.)) .
Pour­tant ici, il faut se défier plus que jamais du pla­ni­fi­ca­teur ratio­na­liste et de ses véri­tés obli­ga­toires. Tous les « Big Bro­thers », char­gés par eux-mêmes et par leurs cour­ti­sans, d’organiser la vie de la cité et celle des citoyens selon le sens de l’histoire, veulent être des archi­tectes et des urba­nistes régen­tant la cir­cu­la­tion des idées, comme celle des pro­duits et des véhi­cules. Ils pensent volon­tiers avec Des­cartes « qu’il est mal­ai­sé en ne tra­vaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire des choses fort accom­plies » ; ils dési­rent réa­li­ser l’entreprise, à laquelle tou­te­fois Des­cartes disait que per­sonne n’avait assis­té, de jeter « par terre toutes les mai­sons d’une ville pour le seul des­sein de les refaire d’autre façon et d’en rendre les rues plus belles » ((. Des­cartes, loc. cit.)) . Le désir de faire table rase du pas­sé et de for­ger l’avenir grâce à un para­dis scien­ti­fique urbain ani­ma aus­si bien Hit­ler ((. Que l’on songe au plan du futur Ber­lin pré­vu dès 1939 par Albert Speer l’architecte du IIIe Reich.))  que Sta­line ((. On connaît le pom­pié­risme archi­tec­tu­ral dont Sta­line enlai­dit l’URSS et les pays com­mu­nistes.))  que Ceau­ses­cu ((. Ceau­ses­cu fit raser tous les monu­ments his­to­riques du centre de Buca­rest pour y construire des bâti­ments de « style révo­lu­tion­naire ».))  ou que Mao Tse Toung. Dans les pays libé­raux pul­lulent les archi­tectes et les urba­nistes qui tra­vaillent, et réus­sisent, à convaincre les ministres déci­deurs qu’ils ont trou­vé le moyen de conci­lier le fonc­tion­nel et la beau­té en met­tant l’un et l’autre au ser­vice de la « qua­li­té de la vie » qui sera d’ailleurs ensuite prise en charge par le gou­ver­ne­ment ((. Que l’on songe, par exemple, aux Salines construites par C.-N. Ledoux en 1770, au Vil­lage de l’Unité et de la Mutuelle coopé­ra­tion de Robert Owen (1817), à la Gar­den City d’Ebenezer Howard (1898), au Fami­lis­tère construit à Guise par Jean Bap­tiste Godin (le fabri­cant des célèbres poëles du même nom) à par­tir des idées de Charles Fou­rier, à la « Ville pour trois mil­lions d’habitants » des­si­née par Le Cor­bu­sier en 1922.)) .
Le plan orga­ni­sa­teur est simple. Puisqu’il n’y a plus de vie inté­rieure, mais que seul existe l’être-ensemble, la ville devra assu­mer une double fonc­tion : per­mettre au dyna­misme de l’être-ensemble de régu­ler ses cou­rants grâce à des rues et à des routes, per­mettre au sta­tisme de l’être-ensemble de fixer ses repos grâce à des blocs d’immeubles jux­ta­po­sés de telle manière qu’ils occupent le moins de place pos­sible sur le sol, d’où la pro­li­fé­ra­tion des tours. L’urbanisme socio-posi­ti­viste réduit donc le vivre-ensemble à deux pro­blèmes : celui du char­riage et celui de l’entassement. Les artères et les moyens de trans­ports sont char­gés de résoudre le pre­mier, les paral­lé­lé­pi­pèdes hori­zon­taux ou ver­ti­caux sont char­gés de résoudre le second. Des réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tions par l’écrit, le son et l’image assurent la cohé­sion du tout en trans­por­tant les infor­ma­tions néces­saires.
Mais il faut, en outre, faire place à une « qua­trième » dimen­sion. C’est d’elle dont se chargent les lieux de plai­sir ou de spec­tacles, les centres de loi­sirs et sur­tout les dif­fé­rentes formes de Dis­ney­lands qui pro­li­fèrent ; ils doivent fabri­quer et dis­tri­buer un opium du peuple eupho­ri­sant ; les « attrac­tions » mul­ti­plient les « dis­trac­tions » qui font du diver­tis­se­ment, dont Pas­cal don­na une admi­rable cri­tique, le nou­veau roi du monde. Drogues sonores, drogues ciné­ma­to­gra­phiques, jeux vidéo, réa­li­tés vir­tuelles, viennent com­plé­ter la pano­plie des drogues chi­miques qui per­mettent de « s’éclater », de « se défon­cer ». Les tag­gers marquent d’ailleurs leur ter­ri­toire de ce pro­gramme reven­di­ca­teur : Sex, Dope and Rock’n Roll.
Cette archi­tec­ture du vide et anti-humaine est tout à fait carac­té­ris­tique d’un monde inver­té­bré mais har­ce­lant, où les intel­lec­tuels en vogue ne cessent de célé­brer la mort de l’homme et la dis­pa­ri­tion du sujet ; elle fait le plein du vide après que d’autres ont fait le vide du plein. C’est pour­quoi elle engendre toutes les formes pos­sibles de mar­gi­na­li­té, toutes les détresses et les fuites qui cherchent une cha­leur arti­fi­cielle et « convi­viale » dans les clubs, les bandes ou les sectes.

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Qu’en est-il des églises chré­tiennes dans ces sys­tèmes babé­liques ? On s’est sou­vent indi­gné de la for­mule qui fai­sait de la phi­lo­so­phie l’ancilla theo­lo­giæ, sans voir qu’ancilla vou­lait dire ici non pas domes­tique ni esclave mais bien ser­vante au sens où l’on parle de « la ser­vante du Sei­gneur ». Or aujourd’hui la situa­tion a été inver­sée et la théo­lo­gie est deve­nue bien sou­vent la ser­vante de la phi­lo­so­phie, allant cher­cher dans la phé­no­mé­no­lo­gie, l’évolutionnisme, l’existentialisme, le struc­tu­ra­lisme, le hei­deg­ge­ria­nisme, voire dans le mar­xisme, des idéo­lo­gies de regon­flage. La nou­velle archi­tec­ture n’a pas échap­pé à cette ten­dance.
Jadis exis­tait une archi­tec­ture sacrée. Les noms des archi­tectes ayant construit les cathé­drales nous sont la plu­part du temps incon­nus ; en revanche, chaque ouvrier signait d’une marque la pierre qu’il taillait. Maçons, sculp­teurs de tym­pans et de cha­pi­teaux, char­pen­tiers, fon­deurs de cloches, peintres, cou­vreurs, fac­teurs d’orgue, tous par­ti­ci­paient dans une pro­fonde com­mu­nion à l’élévation d’un temple qui sanc­ti­fiait l’espace et le temps et à l’intérieur duquel les fidèles écou­te­raient la Parole de Dieu, chan­te­raient sa Gloire et bat­traient leur coulpe en confes­sant leurs péchés. Les Mys­tères de la Créa­tion, de l’Incarnation, de l’Eucharistie, de la Résur­rec­tion et du Juge­ment Der­nier étaient ain­si célé­brés en un édi­fice situé dans la ville mais s’en abs­trayant.
Aujourd’hui il n’existe plus guère d’art sacré, mais seule­ment un art reli­gieux qui, sous pré­texte de vivre avec son temps, se laisse dévo­rer par celui-ci. La crainte d’être taxé de « pas­séiste » et le sou­ci de « s’ouvrir à la moder­ni­té » ont fait des églises non plus des temples mais de simples bâti­ments à usage litur­gique. Blocs vitrés res­sem­blant à de grandes gares d’autobus, bâti­ments en alu­mi­nium fai­sant son­ger au Musée Georges Pom­pi­dou ((. L’architecture de ce Musée, que les chauf­feurs de taxi appellent « la raf­fi­ne­rie », est des plus édi­fiantes et illustre fort bien le rejet de la vie inté­rieure puisque tout ce qui, jusque là, était caché dans une construc­tion (tuyaux, cables, etc.) se trouve exhi­bé au dehors.)) , orne­men­ta­tions issues d’un cubisme rési­duel, allé­go­ries pri­maires, sym­bo­lisme de paco­tille, rituels tenant par­fois du sketch, font trop sou­vent des églises « modernes » ((. Le pres­tige de ce qui est moderne confine au ter­ro­risme intel­lec­tuel ; à la moindre réserve émise à l’égard d’une œuvre qua­li­fiée de “moderne”, on bran­dit aus­si­tôt le spectre (hélas ! bien réel) des pogroms hit­lé­riens contre  « l’art dégé­né­ré » ; mais on se garde de rap­pe­ler les per­sé­cu­tions sta­li­niennes contre « l’art déca­dent bour­geois ».))  des édi­fices par­mi d’autres édi­fices et qui ne s’en dis­tinguent que par une croix fil­de­fé­rique, à peine visible, dis­po­sée sur le toit. Lorsqu’on fran­chit la porte de tels bâti­ments, on se sur­prend à y par­ler à haute voix tant l’atmosphère de recueille­ment dont est empreinte une église romane est absente de ce lieu. On n’y pénètre pas, on y entre comme on entre dans un maga­sin.
Dans La cathé­drale, Huys­mans avait fort bien évo­qué l’être et la pré­sence de la cathé­drale, ce qu’elle irra­diait, ce dont elle par­lait à tra­vers son silence, ce qu’elle appor­tait et que l’on aurait cher­ché en vain au dehors. La cathé­drale domi­nait la ville, non à la façon d’un tyran, mais comme la Lumière qui rend toutes choses visibles. Aujourd’hui, l’église qui se donne la bonne conscience d’être « moderne » fait trop sou­vent par­tie de la ville, est noyée en elle et n’est plus per­çue que comme un bâti­ment par­mi d’autres, à la manière du chris­tia­nisme don­né par cer­tains pour une reli­gion que l’on peut clas­ser à côté de beau­coup d’autres.
Pour bien mon­trer que l’on vit « avec son siècle », on a même pous­sé la coquet­te­rie, et ce que l’on a pris pour une cha­ri­table lar­geur d’esprit, jusqu’à deman­der à des archi­tectes radi­ca­le­ment athées de dres­ser les plans d’une nou­velle église. L’exemple le plus célèbre est celui de la Cha­pelle de Ron­champ conçue par Le Cor­bu­sier dont on a oublié les pro­fondes attaches avec le com­mu­nisme sovié­tique. Théo­ri­cien de la « Ville Radieuse » (1935), du Modu­lor (1950) et de l’« uni­té d’habitation », cham­pion du déga­ge­ment des sur­faces par la construc­tion de tours ((. A la veille de la der­nière guerre, cer­tains firent remar­quer à Le Cor­bu­sier que, en cas de bom­bar­de­ment aérien, ses tours consti­tue­raient des cibles sans aucune pro­tec­tion ; il répon­dit qu’il avait tout pré­vu en pla­çant sur le toit de ces édi­fices de très épaisses plaques d’acier qui les pro­té­ge­raient des explo­sions. On reste confon­du devant tant de naï­ve­té puisqu’il aurait suf­fi que les bombes explosent au sol à proxi­mi­té de la base des tours pour que celles-ci s’écroulassent aus­si­tôt comme de fra­giles châ­teaux de cartes. ))  et la sys­té­ma­ti­sa­tion de la cir­cu­la­tion sou­ter­raine, auteur d’un plan pour une recons­truc­tion totale de Paris, jouant les génies incom­pris des pri­son­niers de la rou­tine, il se vit deman­der la construc­tion de la petite cha­pelle (1950–1955) visi­tée aujourd’hui par un grand nombre de curieux que l’on aurait tort de prendre pour des pèle­rins.
Sou­vent citée comme un excellent exemple de la capa­ci­té d’adaptation du chris­tia­nisme au monde moderne, cette cha­pelle est bien un édi­fice reli­gieux puisqu’elle a été construite pour que l’on puisse y célé­brer la messe et que sa déco­ra­tion recourt à des thèmes bibliques. Mais elle n’est pas un monu­ment sacré. La construc­tion de ce bâti­ment par Le Cor­bu­sier n’a rien de com­pa­rable avec l’acte de foi des bâtis­seurs de cathé­drales. Le Cor­bu­sier a jeté les plans de cet édi­fice afin de l’élever à sa propre gloire et de mon­trer à tous que son génie n’était pas uni­di­men­sion­nel. Et il a fort bien réus­si puisque l’on cite la Cha­pelle de Ron­champ par Le Cor­bu­sier, alors que l’on ne cite jamais la Cathé­drale de Reims par X. En outre, rien ne parle dans cette cha­pelle, la visite (car on la visite au même titre qu’un musée) est accom­pa­gnée de la dis­tri­bu­tion d’un mode d’emploi qui, avec un luxe de détails, explique au tou­riste ce que M. Le Cor­bu­sier a vou­lu faire et que l’on vous aide à décryp­ter. Tout y parle du maître d’œuvre, mais on n’y entend guère le Verbe rédemp­teur.
On a trop ten­dance aujourd’hui à oublier que la mis­sion du chris­tia­nisme n’est pas tel­le­ment de s’ouvrir au monde (ce que confes­seurs, aumô­niers, mis­sion­naires, Filles de la cha­ri­té ont d’ailleurs tou­jours fait) que d’ouvrir ce monde à une Lumière qu’il est bien inca­pable d’allumer et à laquelle la ville reste obs­ti­né­ment fer­mée mal­gré ses nom­breuses lumières arti­fi­cielles. L’évangélisation n’a rien à voir avec une vac­ci­na­tion, mais elle doit se pré­ser­ver de la conta­gion ; aller vers l’autre n’implique pas que l’on se laisse conta­mi­ner par ce dont on cherche à le déli­vrer. Ce n’est pas le chris­tia­nisme qui doit être moder­ni­sé, mais c’est ce qui est moderne qu’il faut chris­tia­ni­ser.