Revue de réflexion politique et religieuse.

Saint Tho­mas, Michel Vil­ley, et… René Girard

Article publié le 27 Mai 2025 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Doc­teur en phi­lo­so­phie et en droit, Paul Dubou­chet a été maître de confé­rences en droit public à l’U­ni­ver­si­té des Antilles et de la Guyane puis à l’U­ni­ver­si­té de Corse. Ses écrits ont d’abord por­té sur l’histoire des idées poli­tiques, la théo­rie et la phi­lo­so­phie du droit avant d’aborder plus spé­ci­fi­que­ment la pen­sée de René Girard. L’objet de son der­nier ouvrage[1] n’apparaît pas clai­re­ment de prime abord : si le sous-titre laisse entendre qu’il s’agit d’un hom­mage à Michel Vil­ley, le titre évoque une ana­lyse de la pen­sée d’Aristote et de Saint Tho­mas dans l’histoire de la pen­sée juri­dique. L’introduction très brève (2 pages) ne cla­ri­fie pas tel­le­ment le pro­pos. L’auteur y indique vou­loir don­ner un aper­çu de l’« œuvre immense » de Michel Vil­ley à tra­vers une relec­ture de son der­nier ouvrage (Ques­tions de Saint Tho­mas sur le droit et la poli­tique, Puf, 1987), com­plé­tée par quelques articles choi­sis. À ce stade de la lec­ture, on ne voit pas pour­quoi l’auteur limite son pro­pos à ces quelques textes au lieu de pro­cé­der à une ana­lyse com­plète de la pen­sée de Michel Vil­ley. Et l’on ne sai­sit pas le rap­port direct avec la pen­sée d’Aristote et de saint Tho­mas à laquelle se réfère le titre de l’ouvrage. La suite de la lec­ture ne cla­ri­fie pas tel­le­ment le pro­pos. On alterne entre les ana­lyses d’histoire de la pen­sée juri­dique propres à l’auteur, la para­phrase des textes de Michel Vil­ley, de saint Tho­mas ou d’Aristote et la mise en rela­tion de ceux-ci avec une grande varié­té de phi­lo­sophes.

En réa­li­té, il faut atteindre les der­nières pages de la conclu­sion (très brève elle aus­si) pour véri­ta­ble­ment sai­sir l’ambition de l’auteur : en s’appuyant sur l’analyse que Michel Vil­ley a fait d’Aristote et de saint Tho­mas, il entre­prend de revi­si­ter l’histoire de la pen­sée juri­dique pour dépar­ta­ger les phi­lo­sophes qui « se situent » du côté de l’analytique, et ceux qui « penchent plu­tôt vers la dia­lec­tique » (p. 119) : « On peut obser­ver que, pour la Seconde sco­las­tique, Vito­ria est plu­tôt dia­lec­ti­cien, et Sua­rez logi­cien ; pour le XVIIe siècle, les Lumières sont logi­ciennes, mais Mon­tes­quieu peut être dia­lec­ti­cien ; pour le XIXe siècle, l’École de l’exégèse est logi­cienne, tan­dis que l’hommage ren­du par Jhe­ring à saint Tho­mas le pla­ce­rait du côté des dia­lec­ti­ciens ; enfin, pour le XXe siècle […] les arti­sans du retour au posi­ti­visme sont évi­dem­ment logi­ciens, tan­dis que les pro­ta­go­nistes d’un retour à Aris­tote et saint Tho­mas […] sont bien sûr dia­lec­ti­ciens » (ibid.).

Paul Dubou­chet entend ain­si pro­lon­ger la réflexion lan­cée dans deux ouvrages pré­cé­dents en éta­blis­sant un paral­lèle entre la pen­sée de Michel Vil­ley et celle de René Girard. Il consi­dère en effet que la dis­tinc­tion entre les logi­ciens et les dia­lec­ti­ciens cor­res­pond à celle que René Girard effec­tue entre les pen­seurs qui pro­cèdent à « la dis­si­mu­la­tion du meurtre fon­da­teur (l’analytique dans les sciences humaines et la phi­lo­so­phie) et à sa révé­la­tion (la dia­lec­tique) » (p. 119) On peut regret­ter que cette indi­ca­tion n’ait pas été don­née sinon dans les inti­tu­lés, du moins dans l’introduction de l’ouvrage, ce qui aurait per­mis de cla­ri­fier son objet.

Au demeu­rant, la démons­tra­tion de l’auteur n’est pas convain­cante, ne serait-ce qu’en rai­son de la briè­ve­té des ana­lyses : il appa­raît témé­raire de revi­si­ter toute l’histoire de la pen­sée juri­dique en 122 pages tout en ren­dant hom­mage à Michel Vil­ley dont les écrits sur la ques­tion sont incom­pa­ra­ble­ment plus volu­mi­neux. Et le clas­se­ment opé­ré par l’auteur entre les héri­tiers d’Aristote et de saint Tho­mas et ceux qui s’en détachent appa­raît plus que contes­table, qui plus est au regard des ana­lyses de Michel Vil­ley. En effet, contrai­re­ment à Paul Dubou­chet, Michel Vil­ley n’avait pas consi­dé­ré Pas­cal, Mon­taigne, Mon­tes­quieu, Jhe­ring, Duguit ou Hau­riou comme des héri­tiers de l’« aris­to­té­lo-tho­misme ». Et tout en recon­nais­sant les mérites de la nou­velle rhé­to­rique de Per­el­man, il avait pris ses dis­tances avec celle-ci en rai­son de son rela­ti­visme, ce que l’auteur évoque dans l’introduction (p. 18) mais ne déve­loppe pas dans ses ana­lyses (pp. 89–105). Il écrit au contraire que Michel Vil­ley « approuve entiè­re­ment » Per­el­man, ce qui est faux. Pareille­ment, le rap­pro­che­ment opé­ré entre la pen­sée de Vil­ley (et de saint Tho­mas) et celle de Hayek (pp. 105–116) appa­raît tout aus­si contes­table. Ce livre relève donc plus de l’instrumentalisation que de l’hommage à la pen­sée de Michel Vil­ley. Il n’en demeure pas moins que les nom­breuses réfé­rences biblio­gra­phiques mobi­li­sées par l’auteur (notam­ment Jean-Louis Gar­dies) pour étayer son pro­pos apportent un éclai­rage inté­res­sant pour resi­tuer celle-ci dans son contexte.

[1] Paul Dubou­chet, Michel Vil­ley : Aris­tote et Saint Tho­mas dans l’histoire de la pen­sée juri­dique

Hom­mage à Michel Vil­ley géant et rebelle, L’Harmattan, sept. 2024, 122 p., 15 €

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