Revue de réflexion politique et religieuse.

Yûi­chi­rô Ôoka : Le Pro­cès de Tokyo. Le plai­doyer du juge fran­çais pour l’innocence

Article publié le 30 Août 2023 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Voi­ci un ouvrage curieux, tra­duit par Paul de Lac­vi­vier sur l’original japo­nais, publié en 2012 par Yûi­chi­rô Ôoka. L’évocation de la figure d’Henri Ber­nard, qui fut le juge envoyé par le gou­ver­ne­ment fran­çais pour par­ti­ci­per au Tri­bu­nal mili­taire inter­na­tio­nal pour l’Extrême-Orient (connu sous le nom de Tri­bu­nal de Tokyo) pour juger les crimes impu­tés à vingt-huit hauts res­pon­sables mili­taires et poli­tiques japo­nais, est l’occasion de riches réflexions qui se situent aux confins du droit pénal, du droit inter­na­tio­nal, et de la phi­lo­so­phie du droit. L’itinéraire intel­lec­tuel de l’auteur, jour­na­liste de la télé­vi­sion japo­naise, et visi­ble­ment fran­co­phile, l’a por­té à s’intéresser à l’histoire de son propre pays, dont il estime que les Japo­nais d’après-guerre ont été déli­bé­ré­ment pri­vés, à la faveur de l’épuration intel­lec­tuelle et uni­ver­si­taire ayant sui­vi la défaite du Japon, de la cen­sure stricte et de la « réédu­ca­tion démo­cra­tique » mises en œuvre pen­dant la période d’occupation par le gou­ver­ne­ment mili­taire amé­ri­cain (1945–1952)[1], et pour­sui­vies depuis. Le Tri­bu­nal de Tokyo, qui a sié­gé à par­tir de 1946 et a ren­du son ver­dict en 1948, a été l’objet de tra­vaux de recherche en nombre bien moins impor­tant que ceux sus­ci­tés par le Tri­bu­nal de Nurem­berg qui a jugé les diri­geants civils et mili­taires du Troi­sième Reich.

À cet égard, il faut d’abord se sou­ve­nir qu’en France, est répri­mé péna­le­ment par une dis­po­si­tion intro­duite dans la vieille loi du 29 juillet 1881 sur la liber­té de la presse par la loi dite « Gays­sot », la contes­ta­tion de l’existence, mais aus­si le fait de nier, mino­rer ou bana­li­ser « de façon outran­cière » l’existence des crimes contre l’humanité et notam­ment de géno­cide, ou celle d’un crime de guerre, et ce dès lors que le crime consi­dé­ré « a don­né lieu à une condam­na­tion pro­non­cée par une juri­dic­tion fran­çaise ou inter­na­tio­nale »[2], ce qui inclut bien-sûr celles ren­dues à Nurem­berg et à Tokyo. Certes, le Conseil consti­tu­tion­nel fran­çais, sai­si en 2016 d’une ques­tion pré­li­mi­naire de consti­tu­tion­na­li­té (QPC) sur la loi Gays­sot, a eu l’occasion de pré­ci­ser que « seule la néga­tion, impli­cite ou expli­cite, ou la mino­ra­tion outran­cière de ces crimes est pro­hi­bée ; que les dis­po­si­tions contes­tées n’ont ni pour objet ni pour effet d’interdire les débats his­to­riques[3] ». Il reste cepen­dant que la teneur de cer­taines condam­na­tions par les juri­dic­tions fran­çaises sur le fon­de­ment de la loi Gays­sot sont de nature à sus­ci­ter la per­plexi­té, et par­tant à hypo­thé­quer la recherche uni­ver­si­taire, devant la dif­fi­cul­té qu’il peut y avoir à dis­tin­guer in concre­to entre ce qu’un juge consi­dé­re­rait comme légi­time recherche his­to­rique, et ce qu’il pour­rait qua­li­fier de doute, d’insi­nua­tion ou encore de néga­tion impli­cite, toutes choses répri­mées par la loi[4]. C’est ain­si que la lit­té­ra­ture aca­dé­mique de droit pénal inter­na­tio­nal, en par­ti­cu­lier dans le monde fran­co­phone, tient le plus sou­vent pour acquises la légi­ti­mi­té du Tri­bu­nal de Nurem­berg, et sa com­pé­tence pour juger les faits qui lui ont été sou­mis. Les irré­gu­la­ri­tés dans la pro­cé­dure uti­li­sée à l’époque (en ce qui concerne notam­ment l’administration de la preuve, l’audition de témoins, etc.), au regard des concep­tions contem­po­raines des condi­tions du pro­cès équi­table, ont certes fait l’objet de cer­taines cri­tiques, mais le plus sou­vent timides[5]. Une contes­ta­tion radi­cale, prin­ci­pielle, de la légi­ti­mi­té du Tri­bu­nal de Nurem­berg telle que celle que for­mu­la un Jacques Ellul affir­mant que le pro­cès était « injus­ti­fiable, juri­di­que­ment par­lant », demeure ain­si tout à fait iso­lée[6]. Par com­pa­rai­son, dans le monde uni­ver­si­taire anglo-saxon, il est rela­ti­ve­ment cou­rant de nos jours de consi­dé­rer que le Tri­bu­nal mili­taire de Tokyo sus­cite des dif­fi­cul­tés graves, tout au moins d’un point de vue stric­te­ment juri­dique[7].

À des non-spé­cia­listes, l’ouvrage recen­sé appren­dra que de telles contes­ta­tions se sont mani­fes­tées alors même que se dérou­lait le pro­cès, et ont été le fait de plu­sieurs juges du Tri­bu­nal de Tokyo. Elles ont revê­tu la forme d’opi­nions dis­si­dentes, un méca­nisme issu de la pra­tique judi­ciaire des pays de Com­mon law, assez géné­ra­le­ment admis dans la pro­cé­dure des cours et tri­bu­naux inter­na­tio­naux. Tan­dis qu’aucun membre du Tri­bu­nal de Nurem­berg n’avait émis d’opinion dis­si­dente sur la ques­tion de sa com­pé­tence et sur la prin­cipes de droit appli­qués par le tri­bu­nal[8], les juges fran­çais, néer­lan­dais et indien se sont oppo­sés au juge­ment du tri­bu­nal de Tokyo sur tous les points impor­tants. Ain­si, Hen­ri Ber­nard, pour la France, s’est-il écar­té de la majo­ri­té au motif que « la Charte du Tri­bu­nal lui-même n’était fon­dée sur aucune loi en vigueur lorsque les infrac­tions ont eu lieu » et a pu affir­mer que « tant de prin­cipes de jus­tice ont été vio­lés au cours du pro­cès que le juge­ment de la Cour serait cer­tai­ne­ment annu­lé pour des motifs juri­diques dans la plu­part des pays civi­li­sés ». Des cri­tiques du même ordre ont éga­le­ment été invo­quées par les juges néer­lan­dais et indien dans leurs opi­nions dis­si­dentes res­pec­tives. Ain­si, Ber­nard Röling (Pays-Bas) a sou­te­nu que « la pla­ni­fi­ca­tion mili­taire d’un conflit pro­bable n’est pas néces­sai­re­ment un com­plot d’agression » et a en outre expri­mé l’opinion que le Tri­bu­nal n’aurait pas dû se pro­non­cer sur des infrac­tions qui auraient été com­mises avant le déclen­che­ment de la Seconde Guerre mon­diale. Pour sa part, Radha­bi­nod Pal (Inde) a éga­le­ment expri­mé l’avis qu’en l’absence d’une défi­ni­tion inter­na­tio­na­le­ment recon­nue de l’agression, « tout pro­cès tel que celui que vient de mener le Tri­bu­nal mili­taire inter­na­tio­nal pour l’Extrême-Orient n’est que le juge­ment du vain­queur sur le vain­cu ».

L’auteur insiste sur les diver­gences d’approche exis­tant entre Hen­ri Ber­nard, dont la courte opi­nion contra­dic­toire reflète une approche jus­na­tu­ra­liste (sans se reven­di­quer expres­sé­ment comme tel), et l’Indien Pal, posi­ti­viste, dont le monu­men­tal « dis­sen­ting judg­ment » (qui excède de loin en lon­gueur le juge­ment même du Tri­bu­nal) a fait l’objet d’une édi­tion au Japon et a connu un grand reten­tis­se­ment[9]. L’auteur s’efforce de dis­cer­ner dans l’opinion dis­si­dente d’Henri Ber­nard, ain­si que dans sa cor­res­pon­dance contem­po­raine du pro­cès à laquelle il a pu avoir accès, les réponses aux grandes ques­tions juri­diques sou­le­vées par le pro­cès de Tokyo. Par­mi celles-ci, figurent au pre­mier rang la ques­tion de la nature et des carac­té­ris­tiques de la loi natu­relle et celle de son sta­tut vis-à-vis du droit posi­tif (et notam­ment, en l’espèce, la Charte du tri­bu­nal), la ques­tion des cri­tères per­met­tant d’identifier la guerre juste, ou encore celle de la dis­tinc­tion entre la res­pon­sa­bi­li­té pénale indi­vi­duelle et celle des États. Les déve­lop­pe­ments consa­crés par l’auteur à ces ques­tions n’emportent pas tou­jours, il faut le dire, l’adhésion. Mais il faut recon­naître que leur seule for­mu­la­tion, notam­ment telle qu’elle res­sort du texte même de l’opinion dis­si­dente d’Henri Ber­nard, sou­vent cité, invite à appro­fon­dir ces ques­tions, en recher­chant les prin­cipes de phi­lo­so­phie juri­dique sus­cep­tibles d’apporter des réponses justes aux ques­tions de droit inter­na­tio­nal posées par un évé­ne­ment comme la guerre menée par le Japon (et ses adver­saires). Ne serait-ce que pour cette seule rai­son, ce petit ouvrage est pré­cieux.

[1] Pour une étude récente sur la poli­tique de réédu­ca­tion de masse du peuple japo­nais par le gou­ver­ne­ment mili­taire amé­ri­cain diri­gé par le géné­ral Mac Arthur, on pour­ra consul­ter Ruri­ko Kuma­no, Japan Occu­pied. Sur­vi­val of Aca­de­mic Free­dom, éd. Sprin­ger, Sin­ga­pour, 2023.

[2] Loi du 29 juillet 1881 sur la liber­té de la presse, art. 24 bis.

[3] Déci­sion n° 2015–512 QPC du 8 jan­vier 2016, consi­dé­rant n°8.

[4] V. par exemple Cass.  Crim., 7 nov. 1995, pour­voi n°93–85.800 ; Cass. Crim., 12 sept. 2000, Garau­dy, pour­voi n°98–88204. Dans ce der­nier arrêt, la Chambre cri­mi­nelle pré­cise que « […] la contes­ta­tion de l’existence des crimes contre l’humanité entre dans  les pré­vi­sions de l’article 24 bis de  la loi du 29 juillet 1881, même si elle est pré­sen­tée sous forme dégui­sée ou dubi­ta­tive ou encore par voie d’insinuation ; qu’elle est éga­le­ment carac­té­ri­sée lorsque sous cou­vert de recherche d’une sup­po­sée véri­té his­to­rique, elle tend à nier les crimes contre l’humanité com­mis par les nazis à l’encontre de la com­mu­nau­té juive ; que tel est le cas en l’espèce ».

[5] V. par exemple T. McKeown, « The Nurem­berg Trial : Pro­ce­du­ral Due Pro­cess at the Inter­na­tio­nal Mili­ta­ry Tri­bu­nal », Vic­to­ria Uni­ver­si­ty of Wel­ling­ton Law Review, vol. 45, 2014, pp. 109–132.

[6] J. Ellul, « Notes sur le pro­cès de Nürem­berg », Ver­bum Caro, août 1947, pp. 97–112 : « Le pro­cès de Nurem­berg était injus­ti­fiable, juri­di­que­ment par­lant […]. A Nurem­berg il n’y avait rien d’autre qu’une rela­tion de force et une expres­sion de ven­geance ».

[7] V. par exemple K. Sel­lars, « Imper­fect Jus­tice at Nurem­berg and Tokyo », Euro­pean Jour­nal of Inter­na­tio­nal Law, Vol. 21, n. 4, novembre 2010, pp. 1085–1102 ; R. Minear, Vic­tors’ Jus­tice : The Tokyo War Crimes Trial, Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press, 1971.

[8] L’opinion dis­si­dente du juge russe à Nurem­berg n’avait expri­mé son désac­cord avec la majo­ri­té du Tri­bu­nal qu’à pro­pos de l’acquittement de cer­tains des accu­sés et de la peine infli­gée à Rudolf Hess.

[9] Dis­sen­ting Judg­ment of Jus­tice Pal, éd. Koku­sho-Kan­ko­kai, Tokyo, 1999, dis­po­nible au for­mat numé­rique à http://www.sdh-fact.com/CL02_1/65_S4.pdf.

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