Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 130 : Retour poli­tique des catho­liques ?

Article publié le 27 Déc 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dimi­nuée par une longue période de déca­dence morale et de perte d’i­den­ti­té, la France n’en conserve pas moins une posi­tion exem­plaire dans le monde, pour le meilleur comme pour le pire. Certes il serait absurde d’i­so­ler ce qui s’y passe d’une situa­tion mon­diale elle-même en muta­tion chao­tique, pas plus que des chan­ge­ments qui affectent l’E­glise en cette fin de période post­con­ci­liaire, sur ce der­nier point en dépit du laï­cisme agres­sif qui s’ho­nore d’être la marque d’ex­cep­tion de la Répu­blique. Le réveil poli­tique d’une par­tie signi­fi­ca­tive des catho­liques fran­çais est l’un des faits nou­veaux appa­rus dans ce contexte géné­ral. C’est lui qui nous retien­dra ici. Ce réveil, s’il se confirme, fait immé­dia­te­ment suite aux grandes mani­fes­ta­tions de 2013–14 contre les pro­jets de lois sub­ver­sifs de la famille, mais il puise cer­tai­ne­ment ses racines dans une période anté­rieure de plus longue durée. Ses couverture130pro­ta­go­nistes ne relèvent pas tous de la caté­go­rie des « catho­liques de droite » hono­rés au début du siècle pas­sé par Dom Besse ; ce concept s’ap­pli­que­rait peut-être avec nuances à une par­tie des « tra­di­tio­na­listes » d’au­jourd’­hui, mais ne sau­rait qua­li­fier la masse très diverse des mani­fes­tants des années 2013–14. Les dési­gner comme « conser­va­teurs » convien­drait encore moins, sauf à prendre le mot dans son sens pre­mier, non poli­tique.

En effet, ces grandes mani­fes­ta­tions, qui d’ailleurs n’ont pas été le fait exclu­sif de catho­liques — bien que ceux-ci en aient for­mé la com­po­sante la plus dyna­mique -, n’é­taient pas des­ti­nées à pré­ser­ver des pri­vi­lèges dans le genre des « acquis sociaux » jalou­se­ment défen­dus par les syn­di­cats, mais quelques-unes des bases de la vie humaine en socié­té, ce qui est tout autre chose.
Est-il alors plus juste de dire que les catho­liques ont enva­hi les rues pour reven­di­quer une recon­nais­sance d’i­den­ti­té, au-delà de leur oppo­si­tion à des pro­jets légis­la­tifs des­truc­teurs ? Cet aspect a certes fait par­tie de l’é­vé­ne­ment, mais ce fut sur­tout en réac­tion aux manœuvres par les­quelles le gou­ver­ne­ment en place a ten­té de nier l’im­por­tance de cette oppo­si­tion et de la faire dis­pa­raître par la contrainte. Cepen­dant, à la dif­fé­rence du dis­cours iden­ti­taire très dis­cret enten­du jus­qu’a­lors, aux accents misé­ra­bi­listes, du type de l’offre de sens effec­tuée par une ins­ti­tu­tion ecclé­siale pro­po­sant de faire par­ta­ger les richesses de son expé­rience, etc., la pro­tes­ta­tion, même tem­pé­rée et cana­li­sée, a pris le pas sur la simple reven­di­ca­tion du droit d’être res­pec­té dans une iden­ti­té par­ti­cu­lière au sein du concert démo­cra­tique.

Avec timi­di­té, certes, c’é­tait la pre­mière fois depuis long­temps que s’af­fir­mait par­mi les catho­liques fran­çais une prise publique et mas­sive de parole poli­tique au nom de prin­cipes uni­ver­sels. Et il est bien clair que l’é­vé­ne­ment a lais­sé des traces, sur­tout peut-être psy­cho­lo­giques, le sen­ti­ment de faire corps et la conscience sen­sible de repré­sen­ter une force poli­tique — même si celle-ci a été tenue en échec.
Mais faut-il par­ler d’un sur­saut poli­tique des catho­liques de France ? Ou bien s’a­git-il d’un réveil col­lec­tif de cer­tains Fran­çais lan­cés dans une pro­tes­ta­tion d’ordre poli­tique, dans laquelle ils s’en­gagent par réflexe spon­ta­né sus­ci­té ou ren­for­cé par leur foi ? La dis­tinc­tion est loin d’être oiseuse, si l’on consi­dère la longue période d’au­to-exclu­sion qui a mar­qué la phase post­con­ci­liaire, bien signi­fiée par l’ex­pres­sion uti­li­sée pour dési­gner le corps ecclé­sial des catho­liques comme l’E­glise qui est en France…

Toute une évo­lu­tion a conduit les res­pon­sables ins­ti­tu­tion­nels de l’E­glise pen­dant cette période à se pré­sen­ter comme exté­rieurs à la nation, par accep­ta­tion — pré-accep­ta­tion même, dans la logique libé­rale née du Concile — du plu­ra­lisme idéo­lo­gique et de la légi­ti­mi­té de la reli­gion civile laïque. Au sens strict, le catho­lique fran­çais a été sou­mis de la sorte à un pro­ces­sus d’a­lié­na­tion, par sépa­ra­tion arbi­traire et abs­traite entre sa condi­tion laï­ci­sée de citoyen et sa per­son­na­li­té de chré­tien, celle-ci étant sup­po­sée rele­ver d’une Eglise sinon pneu­ma­tique, du moins défi­nie comme asso­cia­tion pri­vée (et trans­na­tio­nale) au sein de la « socié­té civile », et cela dans le temps même où se voyait pro­mu le « patrio­tisme consti­tu­tion­nel ». Cette dis­so­cia­tion cor­res­pon­dait, dans le catho­li­cisme fran­çais, au modèle théo­ri­sé au milieu du xxe siècle par Jacques Mari­tain, sépa­rant per­sonne et indi­vi­du, dis­tinc­tion schi­zoïde condui­sant en pra­tique à sup­pri­mer ou réduire consi­dé­ra­ble­ment l’ex­pres­sion sociale de la foi.

Ain­si le catho­lique fran­çais est-il deve­nu une sorte de bina- tio­nal, ou mieux, un exi­lé de l’in­té­rieur, « citoyen admi­nis­tra­tif » d’une France sans reli­gion (autre que civile), mais dont la véri­table appar­te­nance, lui a‑t-on mar­te­lé, se situait ailleurs. Or l’ordre même des rap­ports entre la nature et la grâce fait essen­tiel­le­ment de lui un Fran­çais que la fidé­li­té à son bap­tême oblige à être plei­ne­ment tel, et qui, de manière réci­proque, lui inter­dit de se com­prendre lui-même comme plei­ne­ment chré­tien s’il ne se montre digne de cette fidé­li­té. C’est seule­ment par le fait qu’un nombre gran­dis­sant de ses conci­toyens autoch­tones ont délais­sé la foi de leurs ancêtres qu’il se trouve en dan­ger d’ex­clu­sion, d’au­tant plus for­te­ment que la majo­ri­té des bap­ti­sés qui sub­sistent vivent dans la tié­deur reli­gieuse et que ceux qui sont res­tés des pra­ti­quants fidèles ont été long­temps som­més par leurs propres pas­teurs de se fondre dans la masse sans pré­tendre faire état de leur qua­li­té pour pen­ser et agir poli­ti­que­ment.
Cette situa­tion, si elle a gelé long­temps et gra­ve­ment l’ac­ti­vi­té poli­tique des Fran­çais catho­liques et aidé à com­pli­quer les don­nées de la situa­tion d’au­jourd’­hui — relance de la laï­ci­té de com­bat, pré­sence pesante ou agres­sive de l’is­lam face auquel l’es­quive hypo­crite est jus­te­ment de vou­loir impo­ser une laï­ci­sa­tion com­plète des signes exté­rieurs de la reli­gion — n’a cepen­dant pas conduit à un com­mu- nau­ta­risme com­pa­rable à celui que l’on trouve chez les musul­mans. Tout au plus a‑t-on noté la ten­ta­tive d’im­por­ta­tion de thèses, notam­ment anglo-saxonnes, prô­nant le retrait du monde et la célé­bra­tion de témoi­gnages pro­tes­ta­taires pre­nant appui sur des com­mu­nau­tés de base sup­po­sées pro­phé­tiques.

Par un curieux effet de retour­ne­ment his­to­rique, ces construc­tions intel­lec­tuelles, qui ont été le fait de petits cénacles de nuance plu­tôt tra­di­tion­nelle, n’ont fait que reprendre à frais nou­veaux des théo­ries ayant connu un cer­tain suc­cès dans les milieux de l’ac­ti­visme pro­gres­siste des années 1960. Mais rien de concret n’en est sor­ti. On devra noter au pas­sage que ne relèvent pas de la caté­go­rie du com­mu­nau­ta­risme les écoles pri­vées hors contrat, les échanges de ser­vices et autres formes de mutua­li­sa­tion qui ne suivent qu’une logique nor­male d’en­traide entre per­sonnes que rap­prochent un ensemble de rai­sons d’en­tre­te­nir des rela­tions plus fré­quentes ou confiantes plu­tôt qu’a­vec d’autres. Le dan­ger de tels échanges de ser­vices est qu’il peut aisé­ment se com­bi­ner avec la ten­dance « tri­bale » carac­té­ris­tique de l’é­poque, qui, si elle est sys­té­ma­ti­sée, risque effec­ti­ve­ment de conduire à un com­mu­nau­ta­risme lar­vé et comme par défaut.

Mais comme idéal à pour­suivre, le com­mu­nau­ta­risme catho­lique, après avoir agi­té quelques esprits, a ces­sé d’être reven­di­qué. L’une des rai­sons de la faible impor­tance du com­mu­nau­ta­risme catho­lique est pro­ba­ble­ment d’ordre struc­tu­rel : elle réside entre autres dans la per­sis­tance du maillage catho­lique qui conti­nue de mar­quer le ter­ri­toire fran­çais, cet ensemble impres­sion­nant d’ins­ti­tu­tions, d’é­di­fices reli­gieux de toutes sortes, cette pré­sence aus­si d’une infi­ni­té de traces esthé­tiques qui marquent la langue, les arts, les stig­mates mêmes de l’a­po­sta­sie qui témoignent en creux de la même omni­pré­sence. Tout cela rend dif­fi­cile l’en­fouis­se­ment dans des enclos de sur­vie étroi­te­ment sépa­rés du reste de la socié­té.
Le retour agres­sif de la laï­ci­té jaco­bine jointe à la déna­tio­na­li­sa­tion pro­vo­quée par l’E­tat lui-même, l’im­plan­ta­tion mas­sive d’im­mi­grants musul­mans et la pro­pa­gande mul­ti­cul­tu­relle, l’ac­quies­ce­ment tacite, voire expli­cite, de la hié­rar­chie reli­gieuse, tout cela a nour­ri un autre dan­ger. Les catho­liques fran­çais ont été appe­lés à por­ter leurs regards ailleurs que chez eux, du côté d’une construc­tion euro­péenne pra­ti­que­ment cano­ni­sée, du côté aus­si d’une cer­taine forme de reli­gion mon­dia­li­sée, avec ses expres­sions spec­ta­cu­laires.

Para­doxa­le­ment, la phase de reprise intra-ecclé­siale due aux suc­ces­sifs effets Woj­ty­la et Rat­zin­ger — grands ras­sem­ble­ments, dont les JMJ, impor­tantes inter­ven­tions publiques, comme le dis­cours de Ratis­bonne sur l’is­lam, etc. — n’a pas immé­dia­te­ment conduit à un réveil natio­nal (y com­pris lorsque Jean-Paul II y inci­tait) mais plu­tôt à une sorte de nou­vel ultra­mon­ta­nisme, par ailleurs cohé­rent avec la ten­dance post­mo­derne à la dépo­li­ti­sa­tion. Mais la vie chré­tienne ne peut long­temps se main­te­nir sus­pen­due dans le vide, le risque majeur étant alors de se perdre dans un uni­ver­sa­lisme en accord objec­tif avec les thèmes de pro­pa­gande abs­traits autour des droits de l’homme et des « grandes causes » mon­dia­listes. Pro­vi­den­tiel­le­ment, le sur­saut des der­nières années per­met­tra peut-être d’é­vi­ter cet écueil en rame­nant l’at­ten­tion sur les réa­li­tés poli­tiques natio­nales.
C’est pour­quoi ce que l’on consi­dère aujourd’­hui comme un réveil poli­tique des catho­liques ne doit pas, ou pas seule­ment, être inter­pré­té en termes iden­ti­taires, comme ne tra­dui­sant que l’o­pi­nion des catho­liques, ou d’une par­tie d’entre eux en dis­si­dence par rap­port à l’o­pi­nion majo­ri­taire ou répu­tée telle. Le phé­no­mène est allé plus loin, aidé en cela par le rejet violent auquel s’est heur­tée une pro­tes­ta­tion très étroi­te­ment main­te­nue dans le cadre démo­cra­tique légal, s’ap­puyant sur la liber­té d’o­pi­nion et de son expres­sion publique consti­tu­tion­nel­le­ment recon­nues. D’autres enjeux de socié­té ont sur­gi, ici encore dans un cli­mat d’af­fron­te­ment vou­lu par les gou­ver­nants, cumu­lant les effets struc­tu­rels de des­truc­tion cultu­relle, morale et démo­gra­phique et une forte répres­sion légale et média­tique de tout ce qui pour­rait s’y oppo­ser. Ce cli­mat violent et répres­sif a sans aucun doute joué pour dyna­mi­ser le pas­sage à un rang poli­tique de reven­di­ca­tions ini­tia­le­ment limi­tées à un objet d’ordre éthique. Ce pas­sage, sur le moment, n’a peut-être concer­né qu’une mino­ri­té, mais il a sus­ci­té ensuite des inter­ro­ga­tions et lais­sé des traces pro­fondes, don­nant ses chances à une réap­pro­pria­tion morale dans laquelle les para­mètres natio­nal et reli­gieux sont à nou­veau étroi­te­ment asso­ciés.

* * *

Tout cela néan­moins n’est que le début d’un début. De nom­breuses ques­tions se posent, quant à la consis­tance de ce sen­ti­ment, à l’in­ten­si­té de la rup­ture avec le pas­sé, et à la cohé­rence des conduites avec ce moment de sor­tie d’une longue période d’é­touf­fe­ment : en d’autres termes, des ques­tions rela­tives à la durée du chan­ge­ment consta­té et à la por­tée des effets à en attendre. Sur tous ces points, aucune réponse tran­chée ne peut être four­nie, encore moins pro­po­sée quelque recette miracle aux effets rapides. Il est cepen­dant pos­sible de s’ar­rê­ter à quelques condi­tions sans les­quelles un réel retour à une exis­tence poli­tique des catho­liques fran­çais n’au­rait aucun sens. Ces condi­tions prennent néces­sai­re­ment la forme d’une révi­sion des concep­tions et des consen­te­ments qui en ont décou­lé pour qu’ils en arrivent doci­le­ment à se trou­ver étran­gers dans leur propre mai­son. Tout cela a une longue his­toire qui déborde lar­ge­ment le cadre natio­nal, et qui touche à un haut degré l’é­vo­lu­tion interne de l’E­glise contem­po­raine.
Celle-ci, depuis les len­de­mains de la révo­lu­tion fran­çaise et de ses consé­quences euro­péennes, a pris l’al­lure, sou­vent dénon­cée depuis, d’une cita­delle assié­gée. Du point de vue des faits, l’i­mage est tout à fait fon­dée, dans la mesure où tout ce que l’on pou­vait rat­ta­cher à une forme quel­conque de socié­té chré­tienne a sans cesse per­du du ter­rain en dépit de toutes les pro­tes­ta­tions. Mais cette consta­ta­tion doit s’ac­com­pa­gner d’une autre pour ne pas induire une com­pré­hen­sion faus­sée et sim­pliste de la réa­li­té. De nom­breuses inter­ven­tions pon­ti­fi­cales, pré­cé­dées et sui­vies par les écrits et décla­ra­tions de beau­coup d’au­teurs ou acteurs de valeur, ont contes­té les fon­de­ments de la moder­ni­té poli­tique en s’ap­puyant sur les concep­tions phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques d’un ordre poli­tique juste.

Ce patri­moine conserve sa valeur de véri­té, même si ses auteurs n’ont pas pré­ten­du don­ner une vision com­plète des bases d’une socié­té ordon­née, mais seule­ment sou­li­gner le contraste entre cer­taines de ces bases et les prin­cipes d’or­ga­ni­sa­tion nou­vel­le­ment posés et impo­sés, des­truc­teurs de bien des manières d’une vie sociale digne de ce nom. La cri­tique du libé­ra­lisme et de l’é­ta­tisme déve­lop­pée dans ces inter­ven­tions demeure fon­ciè­re­ment valide, l’in­ca­pa­ci­té concrète d’en tirer des conclu­sions effi­caces au long de l’his­toire du xxe siècle n’é­tant pas une preuve de leur ina­ni­té mais posant un pro­blème dif­fé­rent, d’ordre pru­den­tiel, pro­pre­ment poli­tique.
Au moment du concile Vati­can II, cette impuis­sance durable a été prise en consi­dé­ra­tion, et adop­tée comme point de départ d’une inver­sion de sens : il était désor­mais deman­dé aux catho­liques de s’in­sé­rer dans l’ordre domi­nant envers qui les cri­tiques devraient lais­ser place à la recherche des valeurs com­munes, pour coopé­rer avec ceux qui le pro­meuvent et l’o­rientent, et de cette col­la­bo­ra­tion naî­trait, pen­sait-on alors, un heu­reux chan­ge­ment d’es­prit met­tant fin à l’ex­clu­sion du pas­sé.

Mal­heu­reu­se­ment, les résul­tats sont sous nos yeux, qui ne cor­res­pondent nul­le­ment aux espoirs alors ber­cés lors de ce chan­ge­ment de cap. Force est de consta­ter que la ten­ta­tive d’é­cra­ser l’In­fâme se pour­suit sous des formes variées, et que la poli­tique du sou­rire envers ceux qui s’y adonnent ne relève, au mieux, que de la méthode Coué, au pire, de la plus hon­teuse des tra­hi­sons.
Puis­qu’il en va ain­si, il est légi­time de faire le point de la ques­tion dans son ensemble, aus­si bien sur cer­taines incon­sé­quences ou faux-pas de l’é­poque anté­rieure que sur le mau­vais choix qui a pré­ten­du si inef­fi­ca­ce­ment leur répondre. Or sur ce point se pré­sentent des obs­tacles impor­tants, qu’ils résultent direc­te­ment de l’op­tion fon­da­men­tale de Vati­can II, ou qu’ils en soient une consé­quence, qu’il s’a­gisse du déclas­se­ment des inva­riants de tout ordre poli­tique, oubliés ou réduits à des mots vidés de sens (pen­ser au sort du « bien com­mun »), ou bien des freins d’ordre moral et psy­cho­lo­gique venant blo­quer la pos­si­bi­li­té même de retrou­ver ces inva­riants et gêner à la source la luci­di­té poli­tique et la liber­té d’i­ni­tia­tive.

On en retien­dra trois : la démo­ra­li­sa­tion, le manque de cohé­rence, la timi­di­té poli­tique.
La démo­ra­li­sa­tion est l’ef­fet géné­ral des dis­cours et pra­tiques répan­dus à par­tir de l’é­poque conci­liaire (et des textes mêmes du Concile), que l’on pour­rait résu­mer par l’i­dée de sus­pen­sion uni­la­té­rale, sous cou­vert de dia­logue et d’ou­ver­ture, de tout ce qui pour­rait être consi­dé­ré comme agres­sif par le « monde » (c’est-à- dire des struc­tures de la domi­na­tion res­pon­sables de l’é­vic­tion des chré­tiens hors du champ de la déci­sion poli­tique ou même de la parole), avec pour consé­quence l’in­ter­mi­nable culpa­bi­li­sa­tion d’un pas­sé enta­ché de vio­lence et de manque de cha­ri­té. Anti­co­lo­nia­lisme, paci­fisme, iré­nisme envers l’is­lam et condam­na­tion rétros­pec­tive des croi­sades, aveu de res­pon­sa­bi­li­té pour une com­pli­ci­té sup­po­sée avec les crimes nazis, condam­na­tion de l’u­sage des armes… Ces thèmes, répé­tés à satié­té et par toutes sortes de voies, ont néces­sai­re­ment eu un impact sur la rec­ti­tude du juge­ment pra­tique de beau­coup. Il est dif­fi­cile de conce­voir une entrée en poli­tique non libé­rée de ce poids de mau­vaise conscience, qui a conduit jus­qu’i­ci bien trop sou­vent à cher­cher à se dis­cul­per plu­tôt qu’à culti­ver la ver­tu de force et l’af­fir­ma­tion des exi­gences de la véri­té. En par­ti­cu­lier, il est inima­gi­nable qu’une dis­po­si­tion aus­si faus­sée puisse per­mettre d’exer­cer une fonc­tion quel­conque d’en­traî­ne­ment au sein de pos­sibles coa­li­tions avec des non chré­tiens.
Le manque de cohé­rence consti­tue une autre fai­blesse, liée à l’in­suf­fi­sante com­pré­hen­sion et per­cep­tion des méca­nismes de la domi­na­tion cultu­relle. Si l’on met de côté les formes de lâche­té qui guettent tout le monde lorsque les rives des fleuves de Baby­lone, comme dit le psaume, ne manquent pas d’at­traits, c’est sur­tout l’ab­sence d’at­ten­tion qui en arrive à sépa­rer cer­tains des traits les plus outrés (légis­la­tion anti­fa­mi­liale, ensei­gne­ment per­vers, etc.) d’autres aspects pas­sés dans la bana­li­té du quo­ti­dien et non moins rava­geurs. Or la culture domi­nante ne se résume pas à la « culture de mort », à moins de prendre cette expres­sion dans un sens très exten­sif. La pres­sion de confor­misme est constante, mul­ti­forme, et mal­heu­reu­se­ment ample­ment relayée, en l’é­tat actuel, par la majo­ri­té des canaux de trans­mis­sion invi­tant les catho­liques contem­po­rains à s’a­li­gner sur le style de vie, la lan­gage et les modes de pen­sée envi­ron­nants, les por­tant ain­si à un excès de tolé­rance qui conforte un grand modé­ran­tisme.

Il est pour­tant indis­pen­sable de com­prendre que sys­tème de pou­voir, « espace public », conduites et men­ta­li­tés se trouvent en étroite dépen­dance mutuelle, et que ce qu’on a nom­mé la dhim­mi­tude ne touche pas seule­ment à la rési­gna­tion envers l’is­lam.
La timi­di­té poli­tique n’est qu’un aspect par­ti­cu­lier mais très lourd du même pro­blème. Il s’a­git de la très grande dif­fi­cul­té concep­tuelle et pra­tique à s’ex­traire du modèle de la par­ti­ci­pa­tion dans le seul cadre légal du sys­tème en vigueur, sans même se rendre compte que cette par­ti­ci­pa­tion est à la fois illu­soire et éli­mi­na­toire. Elle est illu­soire à la mesure de l’é­cart — consi­dé­rable — qui existe entre les défi­ni­tions for­melles de la démo­cra­tie contem­po­raine, sans cesse éle­vée, dans le dis­cours post­con­ci­liaire, au rang de pré­di­lec­tion du « meilleur régime », voire du seul régime pen­sable, alors même que la nature oli­gar­chique de sa réa­li­té pro­fonde éclate tou­jours plus aux yeux de tous et fait même l’ob­jet d’un cynique aveu de la part de ceux qui en vivent.

D’autre part, la par­ti­ci­pa­tion à ce sys­tème pro­fon­dé­ment fal­si­fié conti­nue d’être posée comme allant de soi, empê­chant de sor­tir de ses caté­go­ries internes et du cercle vicieux du réfor­misme d’un sys­tème dont la nature réelle éclate tou­jours plus. L’un des résul­tats de cette pres­sion constante qui a fini par deve­nir une croyance irra­tion­nelle est d’en­gen­drer le contraire de ce que recher­chaient ses par­ti­sans : une désaf­fec­tion pour la par­ti­ci­pa­tion poli­tique au pro­fit d’ac­ti­vi­tés jugées plus concrètes, éco­no­miques, édu­ca­tives.
Les années pas­sées ont beau­coup aidé les par­ti­ci­pants aux mani­fes­ta­tions à ouvrir les yeux et leur per­mettre d’ac­qué­rir en peu de temps un esprit cri­tique long­temps tenu en res­pect. Tous les catho­liques n’y ont pas par­ti­ci­pé, et tous ceux qui l’ont fait n’a­vaient pas néces­sai­re­ment un lien étroit avec l’E­glise ou même pas de lien du tout. Il n’empêche que leur per­sé­vé­rance a faci­li­té la libé­ra­tion de quelques inhi­bi­tions et, pour cer­tains, la conscience d’un besoin de culture poli­tique dont ils ont com­pris qu’ils avaient été pri­vés. Diverses offres de for­ma­tion leur ont été pré­sen­tées à la hâte, par­fois sus­pectes de récu­pé­ra­tion au pro­fit des par­tis qui font vivre le sys­tème. Il serait plus conve­nable de revoir les choses dans leur ensemble, dans un cli­mat de fin d’é­poque qui touche aus­si bien un sys­tème poli­tique ten­ta- culaire mais dan­ge­reu­se­ment inco­hé­rent, qu’une Eglise post­con­ci­liaire arri­vant elle-même à un point cri­tique. N’est-il pas légi­time de sou­hai­ter un véri­table sur­saut de la part de théo­lo­giens, phi­lo­sophes, his­to­riens, écri­vains et artistes à même d’ai­der à sor­tir des impasses, dyna­mi­ser les volon­tés et pré­pa­rer à assu­mer des res­pon­sa­bi­li­tés pour des len­de­mains incer­tains, et donc ouverts ?

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