Revue de réflexion politique et religieuse.

Chan­tal Del­sol : Les Pierres d’Angle. A quoi tenons-nous ?

Article publié le 14 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le nou­vel ouvrage de la phi­lo­sophe et essayiste Chan­tal Del­sol fait suite à l’Age du renon­ce­ment, publié chez le même édi­teur en 2011, dans lequel l’auteur dénon­çait la ten­dance contem­po­raine à aban­don­ner les fon­de­ments mêmes de notre civi­li­sa­tion. Pour lut­ter effi­ca­ce­ment contre cette ten­dance, « il faut nous inter­ro­ger sur ce à quoi nous tenons », au double sens de ce qui nous est cher et dont nous ne sau­rions nous sépa­rer, et de ce à quoi nous sommes comme sus­pen­dus et que nous ne sau­rions lâcher sans ver­ser dans l’abîme, et qui forme par consé­quent autant de pierres d’angle qui sup­portent notre culture. Ces pierres d’angle sont selon l’auteur au nombre de cinq : la com­pré­hen­sion de l’homme comme per­sonne, enten­due comme indi­vi­du auto­nome à voca­tion spi­ri­tuelle ; la joie, que l’auteur oppose au bon­heur épi­cu­rien ; l’espérance, dis­tincte de la croyance au pro­grès pure­ment tem­po­rel ; la liber­té fon­dée sur la véri­té ; l’incertitude inhé­rente à la condi­tion humaine, et liée à la reli­gion chré­tienne, qui donne accès à un monde ouvert, et non pas enfer­mé dans la répé­ti­tion du même comme le monde païen. Ces notions sont bien enten­du étroi­te­ment liées entre elles, la per­sonne étant cet être qui est ouvert à la joie et l’espérance, être libre car capable de véri­té, et qui de ce fait est à même d’envisager l’incertitude tra­gique de la condi­tion humaine. En fin de compte, l’ouvrage trace une anthro­po­lo­gie où l’homme se défi­nit comme cet indi­vi­du qui n’est pas asser­vi au groupe, qui donc a une valeur en soi et pour soi, mais qui l’a car il est un être ouvert sur l’absolu, lequel reçoit son visage adé­quat dans la reli­gion chré­tienne. Tout ceci fait l’unicité de la concep­tion occi­den­tale de l’homme par­mi les diverses cultures, et, jusqu’à un cer­tain point, sa supé­rio­ri­té. Rai­son pour laquelle nous devons à tout prix la défendre contre tous les cou­rants actuels qui tendent à la dis­soudre. C’est donc natu­rel­le­ment sur cette concep­tion de l’homme que se joue l’ouvrage, dans sa force comme dans ses fai­blesses. Pré­ci­sons d’abord qu’il met en œuvre force remarques et réflexions tout à fait justes, sur l’opposition entre la joie et le bon­heur, celle entre l’histoire et la mémoire, et bien d’autres qu’il n’est pas pos­sible ici de toutes pas­ser en revue. De telles réflexions peuvent avoir un rôle d’éveil indé­niable chez qui n’a pas réflé­chi à ces ques­tions. Au-delà, l’auteur a une intui­tion exacte, qui est que l’anthropologie occi­den­tale ne peut pas sub­sis­ter en dehors de la culture chré­tienne qui l’a faite. L’abandon de cette culture signe à terme celui de cette anthro­po­lo­gie, ce à quoi nous assis­tons aujourd’hui. Mais c’est en même temps là que l’ouvrage fait preuve d’insignes fai­blesses. Del­sol a bien conscience que le xviiie siècle est le point de départ de la tra­hi­son de l’homme occi­den­tal qu’elle déplore. Mais en même temps elle fonde tout son rai­son­ne­ment sur la pen­sée moderne. Au fond, elle cherche une impro­bable syn­thèse entre le chris­tia­nisme et les Lumières, qu’elle ne par­vient pas à cer­ner his­to­ri­que­ment, tant la tra­hi­son inter­vient tôt, pour ne pas dire tout de suite. Elle le recon­naît elle-même : « Le sujet auto­nome s’est four­voyé avant même d’avoir pu se déployer » (p. 84), mais elle n’émet pas l’hypothèse que peut-être, il est ce four­voie­ment même. Ain­si, si elle ne tait pas les délires de la pen­sée moderne, elle ne s’en dépar­tit pas pour autant, en essayant de la sau­ver par le recours à des auteurs d’ordre second, comme Come­nius ou Vico, qui, s’ils avaient triom­phé à la place de Des­cartes ou de Rous­seau, auraient en quelque sorte tout sau­vé. Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas entiè­re­ment convain­cant. On ne peut que regret­ter que la dif­fi­cul­té soit dans une large mesure esca­mo­tée, au béné­fice de cer­taines faci­li­tés de rai­son­ne­ment, et sur­tout d’absence d’analyse appro­fon­die de bien des notions, comme celle de la digni­té de l’homme, par exemple. La ques­tion demeure donc : la défense de notre civi­li­sa­tion et de l’homme chré­tien ne sup­pose-t-elle pas de s’extraire du para­digme moderne ?

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