Revue de réflexion politique et religieuse.

Les ambi­guï­tés théo­lo­giques de Karl Rah­ner. Le cas de l’Assomption de la Vierge Marie

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les dan­gers du « tour­nant anthro­po­lo­gique » de Rah­ner

Pour aller plus loin dans l’analyse de Rah­ner, qui tend à consi­dé­rer l’élévation de Marie sous l’angle de l’anthropologie et de l’eschatologie, il est néces­saire de repar­tir de la chris­to­lo­gie et de l’Incarnation, afin de mieux appro­cher le mys­tère de l’Assomption. C’est dans un corps que Dieu est deve­nu homme et c’est pour cette rai­son que ce corps a été non seule­ment épar­gné de toute dégra­da­tion mais glo­ri­fié. S’il est sûr que Dieu fait son habi­ta­tion de l’homme, par la grâce sanc­ti­fiante, le fait qu’il soit deve­nu homme – pivot et clé de voûte de l’histoire du Salut – est un évé­ne­ment his­to­ri­que­ment unique et indé­pas­sable, dans lequel Marie est enga­gée et impli­quée comme aucun autre être humain. Une dis­so­lu­tion de la pers­pec­tive mariale dans l’anthropologie conduit faci­le­ment à inflé­chir le sens de véri­tés chris­to­lo­giques dans un sens humain géné­ral. C’est ain­si que la théo­lo­gie du « tour­nant anthro­po­lo­gique » dif­fu­sée par Karl Rah­ner peut rapi­de­ment conduire à consi­dé­rer que l’homme est tou­jours et dura­ble­ment en pos­ses­sion de la grâce, qu’il est tou­jours et de manière per­ma­nente plon­gé dans une exis­tence sur­na­tu­relle et qu’il a for­cé­ment part à la nature divine. Les approches anthro­po­lo­giques et chris­to­lo­giques sont alors inter­chan­geables : le Christ est en fait per­çu comme le stade le plus éle­vé de ce qui est déjà sub­stan­tiel­le­ment pré­sent chez tous les chré­tiens, y com­pris ano­nymes. Ou, vu autre­ment : Dieu est pré­sent dans l’homme, dans chaque homme, et se rap­proche de lui-même en inter­ve­nant dans son his­toire, comme le dit Rah­ner lorsqu’il affirme : « C’est lorsque Dieu veut être non-Dieu que naît l’homme » ((. Karl Rah­ner, Grund­kurs des Glau­bens, Her­der, Fri­bourg, 2001, p. 223. )) . Par de telles affir­ma­tions, Rah­ner cherche à sou­li­gner la rela­tion interne entre Dieu et l’homme, le créa­teur et la créa­ture, l’être sub­sis­tant en lui et l’être par­ti­ci­pant. Ce lien interne est cer­tai­ne­ment diri­gé contre une démarche dia­lec­tique intel­lec­tuelle et théo­lo­gique comme elle peut être pré­sente dans la pen­sée pro­tes­tante, qui sépare tota­le­ment l’homme de Dieu, à côté duquel il n’est rien ((. Cf. G. Sie­werth, Das Schick­sal der Meta­phy­sik, op. cit., p. 408. )) , ou, au contraire, fait de l’homme l’égal de Dieu ((. Cf. ibid., p. 399. )) . Cepen­dant, il n’est pas pos­sible d’introduire une dia­lec­tique hégé­lienne dans la théo­lo­gie car celle-ci conduit à un pan­théisme gnos­tique qui consi­dère que Dieu se réa­lise dans la créa­tion et par elle, qu’elle est une condi­tion de son exis­tence. Un tel pan­théisme peut certes mettre en valeur le lien entre Dieu et la Créa­tion mais, en fin de compte, il détruit les deux ((. Cf. ibid., p. 597. )) . Le lien onto­lo­gique entre Dieu et sa créa­ture est double : abso­lu­ment vrai, mais, en même temps, néces­si­tant une média­tion.
« Il n’y a aucun doute que cette « théo­lo­gie dia­lec­tique » ne peut pas être par­ta­gée par un chré­tien qui réflé­chit et qui a la foi » ((. G. Sie­wert, op. cit., p. 401. )) .

L’Assomption et l’Incarnation : deux mys­tères intrin­sè­que­ment liés

Tous les ensei­gne­ments de foi sur la Vierge Marie – et notam­ment ceux sur l’Assomption – se fondent sur sa digni­té de Mère de Dieu, et, de ce fait, en pre­mier lieu, sur l’Incarnation du Logos. C’est parce que Jésus, le Fils de Dieu est éga­le­ment aus­si le fils de Marie – non seule­ment dans un sens spi­ri­tuel mais aus­si d’une manière lit­té­ra­le­ment incar­née, que le der­nier des dogmes mariaux ne parle pas seule­ment de la glo­ri­fi­ca­tion de son âme, mais aus­si de celle de son corps. Le dogme de l’Assomption de Marie dans le Ciel ren­voie de manière essen­tielle au mys­tère de l’Incarnation et c’est en lui qu’on doit voir en pre­mier lieu son fon­de­ment interne. Tan­dis que les trois autres dogmes mariaux – mater­ni­té divine, vir­gi­ni­té et concep­tion imma­cu­lée – pré­parent et éclairent, d’une cer­taine manière, le mys­tère de l’Incarnation, la doc­trine de l’Assomption a plu­tôt trait à ses consé­quences. Autre­ment dit, d’après le dogme de la mater­ni­té divine, Marie n’est pas seule­ment mère de la nature humaine du Christ mais du Christ tout entier – vrai Dieu et vrai homme. C’est à ce point que se mani­feste la dif­fé­rence entre l’Assomption de la Vierge Marie dans le Ciel et la doc­trine de la résur­rec­tion géné­rale des morts – de la résur­rec­tion de la chair. Certes, le but final est iden­tique pour Marie et pour tous les élus – la vie éter­nelle en Dieu. Mais le fon­de­ment interne – y com­pris à cause du mys­tère de l’Incarnation, dans lequel Marie est inté­grée d’une manière unique, et de sa pré­ser­va­tion du péché ori­gi­nel, dans la pers­pec­tive de l’œuvre de salut de son Fils – est, dans son essence, dif­fé­rent ((. Leo Scheffc­zyk, Maria – Mut­ter und Gefähr­tin Chris­ti, Sankt Ulrich Ver­lag, Aug­sburg, 2003, pp. 153 ss. )) .
La mort, c’est-à-dire la sépa­ra­tion de l’âme et du corps, la mise au tom­beau et la décom­po­si­tion, appar­tiennent à la des­ti­née de l’homme. De tout cela, la défi­ni­tion dog­ma­tique ne parle guère, car il s’agit de la glo­ri­fi­ca­tion de Marie en rai­son de sa proxi­mi­té par­ti­cu­lière avec le Christ. Il est ques­tion de l’honneur qui est confé­ré à sa chair, et pas seule­ment à son âme. C’est ain­si que le sens com­mun des fidèles a tou­jours consi­dé­ré comme inac­cep­table que son corps, qui a mis le Christ au monde, ait pu être sou­mis à la désa­gré­ga­tion et être la proie des vers. Pie XII cite en ce sens, dans Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus, Saint Robert Bel­lar­min : « Et qui pour­rait croire, je vous prie, que l’arche de la sain­te­té, la demeure du Verbe, le temple de l’Esprit-Saint se soit écrou­lé ? Mon âme répugne fran­che­ment même à pen­ser que cette chair vir­gi­nale qui a engen­dré Dieu, lui a don­né le jour, l’a allai­té, l’a por­té, soit tom­bée en cendres, ou ait été livrée à la pâture des vers » ((. Robert Bel­lar­min, Contiones habi­tae Lova­nii, contio XL ; De Assump­tione B. Mariae Vir­gi­nis. )) . C’est dans cet esprit que la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi a eu l’occasion, dans un docu­ment sur l’unicité du dogme de l’Assomption, de sou­li­gner le pri­vi­lège par­ti­cu­lier de la Mère de Dieu, qui reste un signe de l’espérance pour l’Eglise pèle­rine au tra­vers des âges : « L’Eglise, dans son ensei­gne­ment sur le sort de l’homme après sa mort, exclut toute expli­ca­tion qui ôte­rait son sens à l’Assomption de Marie en ce qu’elle a d’unique, c’est-à-dire le fait que la glo­ri­fi­ca­tion cor­po­relle de la Vierge est l’anticipation de la glo­ri­fi­ca­tion des­ti­née à tous les autres élus. » ((. Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Lettre sur quelques ques­tions concer­nant l’eschatologie, 17 mai 1979.))
L’anticipation de la glo­ri­fi­ca­tion par­faite de la Vierge Marie se fonde dans la digni­té unique de la Mère de Dieu. Sans igno­rer la signi­fi­ca­tion escha­to­lo­gique et anthro­po­lo­gique du dogme de l’Assomption, il serait cer­tai­ne­ment impor­tant de sou­li­gner avec plus de force le dogme de l’Incarnation et, en même temps, ce mys­tère marial cen­tral pour notre foi. Contre Rah­ner il faut abso­lu­ment mettre en valeur le carac­tère unique de la trans­for­ma­tion qui carac­té­rise, d’une manière impos­sible à repro­duire, Marie. Le refus d’une « mario­lo­gie de pri­vi­lèges » est une ten­ta­tive à courte vue visant à rendre Marie plus humaine et ignore le fait que Dieu ait vou­lu se faire homme en elle et uni­que­ment par elle. Son « fiat » à Naza­reth fait d’elle la mère et la col­la­bo­ra­trice du Christ. Si la Genèse parle du fait qu’à par­tir de la chair d’Adam sa femme Eve a été for­mée, pour être son aide, le nou­vel Adam est for­mé, lui à par­tir de la chair de la nou­velle Eve, par l’action du Saint-Esprit. Marie est liée au Christ par le corps et l’âme comme aucun autre homme pour être ain­si asso­ciée, comme aucune per­sonne au monde, à son œuvre de salut. Le logos a pris chair en elle pour pou­voir, éga­le­ment avec son aide, s’offrir pour le Salut du monde sur la Croix. Toutes les chris­to­lo­gies docé­tistes ou spi­ri­tua­listes se dis­solvent devant cette véri­té de la Mater­ni­té divine. A par­tir de cette signi­fi­ca­tion que revêt la réa­li­té cor­po­relle, il est nor­mal que Marie exerce son rôle uni­ver­sel en tant que porte-parole et média­trice à côté de son Fils glo­ri­fié dans un corps et une âme trans­fi­gu­rés. Il est nor­mal qu’elle soit la Mère de tous « par le corps et par le sang », comme elle l’a été pour son fils unique jusqu’à la der­nière heure, lorsque Celui-ci lui confia de nom­breux enfants dans la per­sonne du dis­ciple pré­fé­ré, Saint Jean, sur le Gol­go­tha.
Le carac­tère unique de la Vierge Marie est éclai­ré par celui du Christ, qui ne peut aucu­ne­ment être rame­né, comme le ferait une logique rah­né­rienne, à être le point le plus éle­vé d’une réa­li­té humaine divi­ni­sée. Les dogmes mariaux per­mettent d’éclairer avec force ce qui est au cœur de la foi. En ce sens, dans le dogme de l’Assomption, ce qui rayonne, avant toute véri­té anthro­po­lo­gique ou escha­to­lo­gique, c’est le mys­tère de l’Incarnation du Logos. La Parole qui a pris chair vou­lait hono­rer et glo­ri­fier le corps qui L’avait por­tée et nour­rie ((. « Dans l’Incarnation, la Vierge Marie avait for­mé le corps de Jésus ; grâce à elle, Dieu avait pris un visage humain. Jésus de Naza­reth avait les traits de Marie. Mais dans l’Assomption de Marie, ce sont les carac­té­ris­tiques glo­rieuses de son Fils qui l’imprègnent. C’est l’admirable échange de l’Incarnation qui se com­plète dans l’Assomption. » (Ernes­to Pia­cen­ti, Nuo­vo cor­so sis­te­ma­ti­co di mario­lo­gia sub luce Imma­cu­la­tae, Fras­ca­ti, Rome, 2002, p. 147.) )) . Dans le Bré­viaire, l’Eglise prie : « Gaude, Maria Vir­go, cunc­tas hae­reses tu sola inter­mis­ti in uni­ver­so mun­do » ((. Dans ses entre­tiens avec Vit­to­rio Mes­so­ri, le car­di­nal Joseph Rat­zin­ger racon­tait : « Lorsque j’étais un jeune théo­lo­gien, avant le Concile, j’avais quelques réserves au sujet de cer­taines anciennes for­mules, comme, par exemple, celle, fameuse, De Maria num­quam satis, Sur Marie on ne dira jamais assez. Cela me sem­blait exa­gé­ré. J’avais du mal à com­prendre le vrai sens d’une autre fameuse expres­sion qui veut que la Vierge soit enne­mie de toutes les héré­sies. Ou, plus pré­ci­sé­ment, qu’elle ait le titre de vic­to­rieuse de toutes les héré­sies. Main­te­nant, à cette heure confuse où tout type de dévia­tion héré­tique semble conduire à la porte de la foi authen­tique, je com­prends qu’il ne s’agissait pas d’exagérations dévotes mais de véri­tés aujourd’hui plus que jamais valides » (J. Rat­zin­ger, Rap­por­to sul­la fede, Cini­sel­lo Bal­sa­mo, 1985, p. 106). ))  parce qu’en elle, comme dans un miroir, toutes les véri­tés de la foi brillent de manière lumi­neuse et claire. Par la Vierge Marie l’ombre de l’erreur, qui se cache dans la pénombre d’une fausse théo­lo­gie, appa­raît au grand jour. En Marie se révèle l’abondance et la beau­té de la Révé­la­tion. Tout comme les plaies trans­fi­gu­rées du Sei­gneur res­sus­ci­té et mon­té au Ciel res­tent un témoi­gnage éter­nel de son Incar­na­tion et de sa pas­sion, Marie, qui siège à son côté en son âme et en son corps, est le signe et le témoin du fait que le Fils de Dieu est un homme véri­table, né d’une vierge, pour sau­ver les hommes.

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