Les ambiguïtés théologiques de Karl Rahner. Le cas de l’Assomption de la Vierge Marie
Les dangers du « tournant anthropologique » de Rahner
Pour aller plus loin dans l’analyse de Rahner, qui tend à considérer l’élévation de Marie sous l’angle de l’anthropologie et de l’eschatologie, il est nécessaire de repartir de la christologie et de l’Incarnation, afin de mieux approcher le mystère de l’Assomption. C’est dans un corps que Dieu est devenu homme et c’est pour cette raison que ce corps a été non seulement épargné de toute dégradation mais glorifié. S’il est sûr que Dieu fait son habitation de l’homme, par la grâce sanctifiante, le fait qu’il soit devenu homme – pivot et clé de voûte de l’histoire du Salut – est un événement historiquement unique et indépassable, dans lequel Marie est engagée et impliquée comme aucun autre être humain. Une dissolution de la perspective mariale dans l’anthropologie conduit facilement à infléchir le sens de vérités christologiques dans un sens humain général. C’est ainsi que la théologie du « tournant anthropologique » diffusée par Karl Rahner peut rapidement conduire à considérer que l’homme est toujours et durablement en possession de la grâce, qu’il est toujours et de manière permanente plongé dans une existence surnaturelle et qu’il a forcément part à la nature divine. Les approches anthropologiques et christologiques sont alors interchangeables : le Christ est en fait perçu comme le stade le plus élevé de ce qui est déjà substantiellement présent chez tous les chrétiens, y compris anonymes. Ou, vu autrement : Dieu est présent dans l’homme, dans chaque homme, et se rapproche de lui-même en intervenant dans son histoire, comme le dit Rahner lorsqu’il affirme : « C’est lorsque Dieu veut être non-Dieu que naît l’homme » ((. Karl Rahner, Grundkurs des Glaubens, Herder, Fribourg, 2001, p. 223. )) . Par de telles affirmations, Rahner cherche à souligner la relation interne entre Dieu et l’homme, le créateur et la créature, l’être subsistant en lui et l’être participant. Ce lien interne est certainement dirigé contre une démarche dialectique intellectuelle et théologique comme elle peut être présente dans la pensée protestante, qui sépare totalement l’homme de Dieu, à côté duquel il n’est rien ((. Cf. G. Siewerth, Das Schicksal der Metaphysik, op. cit., p. 408. )) , ou, au contraire, fait de l’homme l’égal de Dieu ((. Cf. ibid., p. 399. )) . Cependant, il n’est pas possible d’introduire une dialectique hégélienne dans la théologie car celle-ci conduit à un panthéisme gnostique qui considère que Dieu se réalise dans la création et par elle, qu’elle est une condition de son existence. Un tel panthéisme peut certes mettre en valeur le lien entre Dieu et la Création mais, en fin de compte, il détruit les deux ((. Cf. ibid., p. 597. )) . Le lien ontologique entre Dieu et sa créature est double : absolument vrai, mais, en même temps, nécessitant une médiation.
« Il n’y a aucun doute que cette « théologie dialectique » ne peut pas être partagée par un chrétien qui réfléchit et qui a la foi » ((. G. Siewert, op. cit., p. 401. )) .
L’Assomption et l’Incarnation : deux mystères intrinsèquement liés
Tous les enseignements de foi sur la Vierge Marie – et notamment ceux sur l’Assomption – se fondent sur sa dignité de Mère de Dieu, et, de ce fait, en premier lieu, sur l’Incarnation du Logos. C’est parce que Jésus, le Fils de Dieu est également aussi le fils de Marie – non seulement dans un sens spirituel mais aussi d’une manière littéralement incarnée, que le dernier des dogmes mariaux ne parle pas seulement de la glorification de son âme, mais aussi de celle de son corps. Le dogme de l’Assomption de Marie dans le Ciel renvoie de manière essentielle au mystère de l’Incarnation et c’est en lui qu’on doit voir en premier lieu son fondement interne. Tandis que les trois autres dogmes mariaux – maternité divine, virginité et conception immaculée – préparent et éclairent, d’une certaine manière, le mystère de l’Incarnation, la doctrine de l’Assomption a plutôt trait à ses conséquences. Autrement dit, d’après le dogme de la maternité divine, Marie n’est pas seulement mère de la nature humaine du Christ mais du Christ tout entier – vrai Dieu et vrai homme. C’est à ce point que se manifeste la différence entre l’Assomption de la Vierge Marie dans le Ciel et la doctrine de la résurrection générale des morts – de la résurrection de la chair. Certes, le but final est identique pour Marie et pour tous les élus – la vie éternelle en Dieu. Mais le fondement interne – y compris à cause du mystère de l’Incarnation, dans lequel Marie est intégrée d’une manière unique, et de sa préservation du péché originel, dans la perspective de l’œuvre de salut de son Fils – est, dans son essence, différent ((. Leo Scheffczyk, Maria – Mutter und Gefährtin Christi, Sankt Ulrich Verlag, Augsburg, 2003, pp. 153 ss. )) .
La mort, c’est-à-dire la séparation de l’âme et du corps, la mise au tombeau et la décomposition, appartiennent à la destinée de l’homme. De tout cela, la définition dogmatique ne parle guère, car il s’agit de la glorification de Marie en raison de sa proximité particulière avec le Christ. Il est question de l’honneur qui est conféré à sa chair, et pas seulement à son âme. C’est ainsi que le sens commun des fidèles a toujours considéré comme inacceptable que son corps, qui a mis le Christ au monde, ait pu être soumis à la désagrégation et être la proie des vers. Pie XII cite en ce sens, dans Munificentissimus Deus, Saint Robert Bellarmin : « Et qui pourrait croire, je vous prie, que l’arche de la sainteté, la demeure du Verbe, le temple de l’Esprit-Saint se soit écroulé ? Mon âme répugne franchement même à penser que cette chair virginale qui a engendré Dieu, lui a donné le jour, l’a allaité, l’a porté, soit tombée en cendres, ou ait été livrée à la pâture des vers » ((. Robert Bellarmin, Contiones habitae Lovanii, contio XL ; De Assumptione B. Mariae Virginis. )) . C’est dans cet esprit que la Congrégation pour la doctrine de la foi a eu l’occasion, dans un document sur l’unicité du dogme de l’Assomption, de souligner le privilège particulier de la Mère de Dieu, qui reste un signe de l’espérance pour l’Eglise pèlerine au travers des âges : « L’Eglise, dans son enseignement sur le sort de l’homme après sa mort, exclut toute explication qui ôterait son sens à l’Assomption de Marie en ce qu’elle a d’unique, c’est-à-dire le fait que la glorification corporelle de la Vierge est l’anticipation de la glorification destinée à tous les autres élus. » ((. Congrégation pour la doctrine de la foi, Lettre sur quelques questions concernant l’eschatologie, 17 mai 1979.))
L’anticipation de la glorification parfaite de la Vierge Marie se fonde dans la dignité unique de la Mère de Dieu. Sans ignorer la signification eschatologique et anthropologique du dogme de l’Assomption, il serait certainement important de souligner avec plus de force le dogme de l’Incarnation et, en même temps, ce mystère marial central pour notre foi. Contre Rahner il faut absolument mettre en valeur le caractère unique de la transformation qui caractérise, d’une manière impossible à reproduire, Marie. Le refus d’une « mariologie de privilèges » est une tentative à courte vue visant à rendre Marie plus humaine et ignore le fait que Dieu ait voulu se faire homme en elle et uniquement par elle. Son « fiat » à Nazareth fait d’elle la mère et la collaboratrice du Christ. Si la Genèse parle du fait qu’à partir de la chair d’Adam sa femme Eve a été formée, pour être son aide, le nouvel Adam est formé, lui à partir de la chair de la nouvelle Eve, par l’action du Saint-Esprit. Marie est liée au Christ par le corps et l’âme comme aucun autre homme pour être ainsi associée, comme aucune personne au monde, à son œuvre de salut. Le logos a pris chair en elle pour pouvoir, également avec son aide, s’offrir pour le Salut du monde sur la Croix. Toutes les christologies docétistes ou spiritualistes se dissolvent devant cette vérité de la Maternité divine. A partir de cette signification que revêt la réalité corporelle, il est normal que Marie exerce son rôle universel en tant que porte-parole et médiatrice à côté de son Fils glorifié dans un corps et une âme transfigurés. Il est normal qu’elle soit la Mère de tous « par le corps et par le sang », comme elle l’a été pour son fils unique jusqu’à la dernière heure, lorsque Celui-ci lui confia de nombreux enfants dans la personne du disciple préféré, Saint Jean, sur le Golgotha.
Le caractère unique de la Vierge Marie est éclairé par celui du Christ, qui ne peut aucunement être ramené, comme le ferait une logique rahnérienne, à être le point le plus élevé d’une réalité humaine divinisée. Les dogmes mariaux permettent d’éclairer avec force ce qui est au cœur de la foi. En ce sens, dans le dogme de l’Assomption, ce qui rayonne, avant toute vérité anthropologique ou eschatologique, c’est le mystère de l’Incarnation du Logos. La Parole qui a pris chair voulait honorer et glorifier le corps qui L’avait portée et nourrie ((. « Dans l’Incarnation, la Vierge Marie avait formé le corps de Jésus ; grâce à elle, Dieu avait pris un visage humain. Jésus de Nazareth avait les traits de Marie. Mais dans l’Assomption de Marie, ce sont les caractéristiques glorieuses de son Fils qui l’imprègnent. C’est l’admirable échange de l’Incarnation qui se complète dans l’Assomption. » (Ernesto Piacenti, Nuovo corso sistematico di mariologia sub luce Immaculatae, Frascati, Rome, 2002, p. 147.) )) . Dans le Bréviaire, l’Eglise prie : « Gaude, Maria Virgo, cunctas haereses tu sola intermisti in universo mundo » ((. Dans ses entretiens avec Vittorio Messori, le cardinal Joseph Ratzinger racontait : « Lorsque j’étais un jeune théologien, avant le Concile, j’avais quelques réserves au sujet de certaines anciennes formules, comme, par exemple, celle, fameuse, De Maria numquam satis, Sur Marie on ne dira jamais assez. Cela me semblait exagéré. J’avais du mal à comprendre le vrai sens d’une autre fameuse expression qui veut que la Vierge soit ennemie de toutes les hérésies. Ou, plus précisément, qu’elle ait le titre de victorieuse de toutes les hérésies. Maintenant, à cette heure confuse où tout type de déviation hérétique semble conduire à la porte de la foi authentique, je comprends qu’il ne s’agissait pas d’exagérations dévotes mais de vérités aujourd’hui plus que jamais valides » (J. Ratzinger, Rapporto sulla fede, Cinisello Balsamo, 1985, p. 106). )) parce qu’en elle, comme dans un miroir, toutes les vérités de la foi brillent de manière lumineuse et claire. Par la Vierge Marie l’ombre de l’erreur, qui se cache dans la pénombre d’une fausse théologie, apparaît au grand jour. En Marie se révèle l’abondance et la beauté de la Révélation. Tout comme les plaies transfigurées du Seigneur ressuscité et monté au Ciel restent un témoignage éternel de son Incarnation et de sa passion, Marie, qui siège à son côté en son âme et en son corps, est le signe et le témoin du fait que le Fils de Dieu est un homme véritable, né d’une vierge, pour sauver les hommes.