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Les ambi­guï­tés théo­lo­giques de Karl Rah­ner. Le cas de l’Assomption de la Vierge Marie

Avec Karl Rah­ner, la pen­sée dia­lec­tique de Mar­tin Hei­deg­ger est entrée dans la théo­lo­gie catho­lique. Comme il le décla­rait expli­ci­te­ment, le recours aux idées du célèbre phi­lo­sophe avait pour but de faire réa­li­ser à la théo­lo­gie catho­lique un « tour­nant » anthro­po­lo­gique, en consi­dé­rant que par­ler de Dieu reve­nait en fait à par­ler de l’homme. La réflexion de Rah­ner sur l’Assomption de la Vierge Marie est un bon exemple de cette uti­li­sa­tion de la pen­sée dia­lec­tique hei­deg­ge­rienne. Le jésuite alle­mand explique en effet que s’est réa­li­sé dans la mère de Jésus ce qui vaut pour tous les hommes, à savoir qu’il faut pas­ser par la mort pour accé­der à la Résur­rec­tion. Chez lui, l’Assomption de Marie n’est abso­lu­ment plus un pri­vi­lège spé­ci­fique, mais bien au contraire un élé­ment que l’anthropologie et l’eschatologie disent au sujet de tous les hommes. C’est ain­si qu’un des ensei­gne­ments magis­té­riels les plus récents au sujet de la Mère de Dieu est uti­li­sé par Rah­ner pour être trans­for­mé et dépas­sé d’une manière dia­lec­tique. Afin de pré­ci­ser cette affir­ma­tion, une pré­sen­ta­tion de la doc­trine catho­lique de l’Assomption s’impose, avant d’évoquer l’interprétation qu’en donne Karl Rah­ner.

Le « pri­vi­lège sin­gu­lier » évo­qué par la bulle Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus

Le fait que Marie ait déjà été reçue dans le Ciel avec son corps et son âme, défi­ni solen­nel­le­ment par Pie XII, est le der­nier dogme marial à avoir été décla­ré. Ce dogme consti­tue le cou­ron­ne­ment, tant du point de vue de la chro­no­lo­gie que de celui du conte­nu, des déve­lop­pe­ments effec­tués par l’Eglise au sujet de la Vierge Marie. La glo­ri­fi­ca­tion de Marie dans le Ciel, abou­tis­se­ment éblouis­sant de sa vie ter­restre, se fonde sur les dogmes rela­tifs à sa mater­ni­té divine, à sa vir­gi­ni­té tou­jours conser­vée et à l’absence du péché ori­gi­nel en elle. C’est plus spé­ci­fi­que­ment ce der­nier point qui eut une influence directe sur le dogme de l’Assomption. A par­tir du moment où l’on consta­tait, comme l’avait fait le magis­tère de l’Eglise en 1854, que Marie avait été épar­gnée dès les pre­miers ins­tants de sa vie ter­restre de toute trace de la faute ori­gi­nelle, et que, étant tota­le­ment sainte, elle était dans l’incapacité totale de com­mettre un péché, il n’y avait plus qu’un pas à faire pour confir­mer, par l’intermédiaire du magis­tère infaillible, ce que la litur­gie célé­brait depuis des siècles et ce que le peuple de Dieu croyait depuis fort long­temps au sujet de la Mère de Dieu ((. « L’Assomption appa­raît comme l’ultime consé­quence de l’Immaculée Concep­tion : en Marie res­plen­dit le pro­jet ori­gi­nel de Dieu pour l’homme, le plan per­met­tant d’aller du don de la grâce à l’accomplissement de la gloire. » (Man­fred Hauke, Intro­du­zione alla mario­lo­gia, Eupress-FTL, Luga­no, 2008, p. 235).)) . Lorsque la défi­ni­tion de l’Assomption fut don­née, il ne s’agissait pas de cla­ri­fier une ques­tion contro­ver­sée, et de tran­cher entre dif­fé­rentes posi­tions oppo­sées, mais plu­tôt d’un acte de recon­nais­sance des­ti­né à glo­ri­fier la Mère de Dieu à l’initiative du magis­tère le plus solen­nel ((. Si l’élévation de Marie au Ciel dans son corps et dans son âme était une doc­trine par­ta­gée depuis long­temps, la pos­si­bi­li­té de don­ner une défi­ni­tion dog­ma­tique de l’Assomption était à l’époque âpre­ment dis­cu­tée entre les théo­lo­giens du fait de l’absence de sa men­tion expli­cite dans l’Ecriture Sainte. Cf. par exemple Ber­thold Alta­ner, « Zur Frage der Defi­ni­bi­lität der Assump­tio B.M.V. », in Theo­lo­gische Revue, n. 44 (1949), pp. 129–140. )) . Pie­tro Parente a par­lé à ce sujet d’un « prin­temps mario­lo­gique, qui fleu­rit par­tout d’une manière admi­rable » ((. Pie­tro Parente, « La gius­ti­fi­ca­zione teo­lo­gi­ca del­la defi­ni­zione dom­ma­ti­ca dell’Assunzione », in Echi e com­men­ti del­la pro­cla­ma­zione del dom­ma dell’assuzione, Aca­de­mia maria­na inter­na­tio­na­lis, Rome, 1954, p. 25.)) .
Après avoir consul­té l’ensemble des évêques du monde et à la demande de nom­breux chré­tiens, le pape Pie XII décla­ra solen­nel­le­ment le 1er novembre 1950, dans la bulle Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus, qu’il fal­lait consi­dé­rer comme une véri­té de foi révé­lée le fait que « Marie, l’Immaculée Mère de Dieu tou­jours Vierge, à la fin du cours de sa vie ter­restre, a été éle­vée en âme et en corps à la gloire céleste. » La for­mu­la­tion qui pré­cise que Marie est Imma­cu­la­tam, Dei­pa­ram sem­per Vir­gi­nem éta­blit clai­re­ment le lien mys­té­rieux qui donne lieu à cette défi­ni­tion de l’Assomption. Ce rap­port interne des véri­tés de foi liées à Marie est d’autant plus impor­tant pour la for­ma­li­sa­tion du dogme de l’Assomption qu’une réfé­rence directe à l’Ecriture ou à la Tra­di­tion n’est pas pos­sible. Dans ce contexte, le pape Pie XII éta­blit clai­re­ment que l’Assomption de Marie au Ciel avec son corps et son âme est un pri­vi­lège spé­ci­fique, qui se fonde sur les autres grâces qu’elle a reçues. Le but de la défi­ni­tion dog­ma­tique est la glo­ri­fi­ca­tion de Marie, qui dépasse toutes les créa­tures. La posi­tion émi­nente de Marie dans l’histoire du Salut et l’événement sin­gu­lier de l’Assumptio, en lien étroit avec l’œuvre de Rédemp­tion de Jésus, sont très clai­re­ment mani­fes­tés par cet acte du magis­tère – au-delà d’autres aspects éga­le­ment pré­sents, dont on repar­le­ra et qui joue­ront ensuite un rôle de pre­mier plan.

La mort de la Vierge Marie : une ques­tion qui reste ouverte

La défi­ni­tion dog­ma­tique de l’Assomption laisse ouverte une ques­tion impor­tante au sujet de la per­fec­tion de Marie, dont on ver­ra qu’elle devien­dra un sujet cen­tral dans la réflexion théo­lo­gique de Karl Rah­ner sur la glo­ri­fi­ca­tion de la Mère du Christ. A cet égard la for­mule exple­to ter­res­tris vitae cur­su (à la fin du cours de sa vie ter­restre) choi­sie par Pie XII mérite une atten­tion par­ti­cu­lière. Cette for­mu­la­tion peut paraître sur­pre­nante lorsqu’on sait qu’il y eut plu­sieurs péti­tions d’évêques sou­hai­tant que la mort de Marie soit incluse dans la défi­ni­tion dog­ma­tique de l’Assomption. De nom­breux écrits adres­sés au Saint-Siège pour deman­der que soit défi­nie l’Assomption de Marie dans le Ciel reflètent cette opi­nion théo­lo­gique géné­rale ((. Si l’on part du constat que la mort de Marie était com­mu­né­ment consi­dé­rée comme n’appelant pas la dis­cus­sion, on ne s’étonne guère du fait que sur 3017 demandes adres­sées au Saint Siège jusqu’en 1948, 2344 ne men­tionnent pas ce point. 5 contri­bu­tions mettent en doute la mort de Marie, 24 semblent – mais d’une manière hési­tante et peu claire – la confir­mer et 434 (dont 264 évêques dio­cé­sains rési­dents) sou­lignent expli­ci­te­ment le fait de la mort de Marie en deman­dant à ce qu’il figure non pas dans le texte de la défi­ni­tion mais dans l’introduction. 212 autres per­sonnes (par­mi les­quelles 154 évêques dio­cé­sains rési­dents) demandent expres­sé­ment au Saint Siège d’introduire la mort de Marie dans la défi­ni­tion du dogme de l’Assomption elle-même. Cf. Jour­nées d’études mariales (col­lec­tif), Vers le dogme de l’Assomption, Fides, Mont­réal, 1948, p. 423.)) . Les doutes autour de la mort de la Mère de Dieu et l’idée qu’elle aurait été glo­ri­fiée sans être pas­sée par la mort étaient consi­dé­rés, jusqu’à la défi­ni­tion de l’Assomption, comme « témé­raires » ((. Cf. Tibor Gal­lus, Starb Maria die Makel­lose ?, Chris­tia­na Ver­lag, Stein am Rhein, 2e édi­tion, 1991, p. 10.)) , insen­sés ou injus­ti­fiés ((. Cf. Jour­nées d’études mariales (dir.), op. cit., p. 424. )) . Néan­moins, à par­tir de 1950, du fait de l’absence de pré­ci­sion claire à ce sujet dans la défi­ni­tion de l’Assomption, la thèse consis­tant à dire que Marie ne serait pas morte trouve un nombre crois­sant de défen­seurs. La posi­tion consis­tant à dire que la Vierge Marie est morte avant d’être glo­ri­fiée était par­ta­gée de manière qua­si una­nime ((. L’affirmation de la mort de Marie semble être faite de manière d’autant plus sûre chez les théo­lo­giens qu’on se rap­proche de la pro­cla­ma­tion du dogme de l’Assomption par Pie XII : « il est cepen­dant éta­bli, en rai­son la croyance de l’Eglise ancienne et géné­rale, que Marie est morte d’une vraie mort » (J. Pohle, 1907) ; « sine dubio constat » (C. Pesch, 1922) ; « non iam in dubio voca­tur » (H. Len­nerz, 1938) ; « Est cer­tum » (L. Ler­cher, 1945) ; « cer­tis­sime tenen­dum » (V. Zubi­zar­ret­ta, 1936) ; « theo­lo­gice cer­tis­si­mum » (G. Roschi­ni) [ce der­nier a ensuite modi­fié sa posi­tion et est deve­nu un fervent défen­seur de l’idée que Marie ne serait pas morte] ; « Proxime defi­ni­bile » (J. A. De Alma­da, 1950). )) . Mais la ques­tion reste, y com­pris jusqu’à aujourd’hui, ouverte du point de vue de l’enseignement de l’Eglise ((. Cf. Gerhard Lud­wig Mül­ler, Katho­lische Dog­ma­tik, Her­der, Fri­bourg, 1995, p. 507. Il faut aus­si men­tion­ner le fait que Jean-Paul II a évo­qué, lors de sa caté­chèse du mer­cre­di 25 juin 1997, la mort de Marie mais il n’indique en aucun cas qu’il s’agit d’un éclair­cis­se­ment magis­té­riel de la ques­tion. Il intro­duit sa réflexion en se réfé­rant au fait que Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus et Lumen Gen­tium ont évi­té de se pro­non­cer sur la mort de Marie pour mon­trer que le magis­tère ne consi­dé­rait pas comme oppor­tune une défi­ni­tion solen­nelle sur ce point. Pie XII, dit-il, « ne jugea pas oppor­tun d’affirmer solen­nel­le­ment, comme une véri­té devant être admise par tous les chré­tiens, la mort de la Mère de Dieu ». Jean-Paul II ne semble pas vou­loir ici déli­vrer un ensei­gne­ment défi­ni­tif ni infaillible mais plu­tôt évo­quer les théo­lo­giens qui, dans l’histoire de l’Eglise, ont par­lé de la mort de Marie. Même si elles sont mino­ri­taires, les voix issues de la tra­di­tion de l’Eglise qui remettent en ques­tion la mort de Marie – Epi­phane de Sala­mine, Timo­thée de Jéru­sa­lem, Ephraïm, Jean de Damas, notam­ment – ne sont pas évo­quées. Selon le pape, il ne serait pas pos­sible d’écarter des causes natu­relles à la mort de la Mère de Dieu : « S’agissant, dit-il, des causes de la mort de Marie, les opi­nions qui vou­draient exclure à son sujet les causes natu­relles ne semblent pas fon­dées ». Le théo­lo­gien doit néan­moins ici pous­ser la réflexion, car il est dif­fi­cile de se repré­sen­ter le fait que toute putré­fac­tion du cadavre est exclue pour la Vierge imma­cu­lée tout en accep­tant sans réserves les fai­blesses de l’âge ou la mala­die, qui conduisent pour­tant à la dété­rio­ra­tion du corps. )) .

L’option réso­lue de Rah­ner pour la mort de la Vierge Marie

Dans ce contexte, les réflexions de Karl Rah­ner sur la mort de Marie sont inté­res­santes et révé­la­trices. D’un côté, il sou­ligne le carac­tère nor­mal de la loi uni­ver­selle de la mort, à laquelle Marie, pour lui, est sou­mise. « Il est faux, déclare-t-il ain­si, de dire que Marie aurait eu le droit d’être pré­ser­vée de la mort du fait qu’elle était sans péché » ((. Karl Rah­ner, Maria, Mut­ter des Herrn. Mario­lo­gische Studien/Asumptioarbeit, in Sämt­liche Werke, tome 9, Her­der, Fri­bourg, 2004, p. 142. )) . D’un autre côté, il évoque la trans­for­ma­tion inté­rieure, pour tout homme, de la mort par le mys­tère de la grâce du Christ : « C’est pour­quoi la mort n’est pas rem­pla­çable par une autre situa­tion. Elle est le pur παθος et du fait de l’unité inté­rieure de la souf­france abso­lue et de l’obéissance abso­lue dans l’ordre du Christ elle est aus­si le point culmi­nant irrem­pla­çable de l’intégrité, l’unique situa­tion dans laquelle c’est seule­ment par la remise com­plète de sa vie que le don sans retour de l’obéissance peut être vrai­ment réa­li­sé exis­ten­tiel­le­ment » ((. Karl Rah­ner, op. cit., p. 145. )) .
Dans l’anthropologie de Rah­ner, qui est com­mu­né­ment consi­dé­rée comme la théo­lo­gie catho­lique dans son plein abou­tis­se­ment, Marie devait mou­rir, comme tout être humain qui, intro­duit dans le mys­tère du Christ, trouve Dieu dans la mort. Sur ce fon­de­ment, Rah­ner n’exclut pas que la Vierge Marie ait subi souf­frances et peur lors de sa mort, mais aus­si la « cada­vé­ri­sa­tion de son corps ». C’est ici que Rah­ner passe de consi­dé­ra­tions anthro­po­lo­giques à des réflexions escha­to­lo­giques, en pos­tu­lant, pour le dire de manière simple, que la Résur­rec­tion se trouve dans la mort ((. « Une telle résur­rec­tion dans la mort peut par­fai­te­ment lais­ser der­rière soi un cadavre. Pour des motifs de pié­té, cepen­dant, Rah­ner consi­dère que le tom­beau de Marie était vide. D’un point de vue pra­tique, la trans­for­ma­tion en un être impé­ris­sable pré­sen­tée comme néces­saire par saint Paul peut par­fai­te­ment, selon Rah­ner, lais­ser der­rière soi un cadavre au sens d’une maté­ria­li­té autre­fois infor­mée par l’âme » (D. Matu­schek, Kon­krete Dog­ma­tik. Die Mario­lo­gie Karl Rah­ners, Tyro­lia, Inns­bruck 2012, p. 468).)) .

La vision rah­né­rienne de la Résur­rec­tion

Karl Rah­ner sou­ligne le fait que la Résur­rec­tion du Christ a une signi­fi­ca­tion com­mu­nau­taire, car l’homme ne peut pas être heu­reux en étant par­fai­te­ment seul et a besoin d’être entou­ré de per­sonnes, dotées de corps et d’âmes, y com­pris auprès de Dieu. Elle ne peut pas être consi­dé­rée comme un évé­ne­ment pure­ment indi­vi­duel ; « Si l’homme Jésus est res­sus­ci­té, il ne peut pas être res­sus­ci­té seul, quand bien même cela ne serait pas expres­sé­ment indi­qué dans l’Ecriture » ((. Karl Rah­ner, Maria, Mut­ter des Herrn. Mario­lo­gische Studien/Asumptioarbeit, in Sämt­liche Werke, tome 9, Her­der, Fri­bourg, 2004, p. 142. )) . Rah­ner explique clai­re­ment que la ques­tion de la mort de Marie « n’est pas en pre­mier lieu une ques­tion qui relève de la mario­lo­gie mais plu­tôt de l’eschatologie en géné­ral, une ques­tion sur la nature de ces « choses der­nières » qui « existent » déjà, parce que les « der­niers temps » ont déjà com­men­cé » ((. Loc. cit., p. 220.)) .
En ce qui concerne l’achèvement de l’homme en Dieu, le concept de « temps » doit pour lui être revu car, tout en rele­vant du « monde de l’intériorité », il dis­pa­raît avec la Résur­rec­tion. C’est ain­si que, selon Rah­ner, il n’y aurait pas de sens à dire d’un homme entré dans l’au-delà – du moins en appa­rence – que son corps serait déjà « main­te­nant » trans­fi­gu­ré, alors que, pour un autre, ce ne serait « pas encore » le cas ((. Ibid., p. 225. )) . Chez lui, la mort de l’homme devient le moment exis­ten­tiel et déci­sif de sa Résur­rec­tion, qui relie son his­toire avec l’éternité, le moment de la syn­thèse dia­lec­tique entre terre et ciel ((. Ibid., p. 229. )) . Le corps trans­fi­gu­ré ne peut donc plus être consi­dé­ré comme une réa­li­té ayant un sens fon­da­men­tal et lit­té­ral. « On peut dire qu’au sens de son escha­to­lo­gie [celle de Saint Paul en 1 Co 15] la forme dif­fé­rente de cette cor­po­réi­té doit être pen­sée de manière tel­le­ment radi­cale, en lien avec une iden­ti­té méta­phy­sique ultime entre la réa­li­té ter­restre et la réa­li­té trans­fi­gu­rée. Car ce corps est bien le résul­tat du souffle divin en l’homme (1 Co 15) et pas seule­ment quelque chose qui est lié à ce monde comme une simple par­tie de ce monde. Tant et si bien que ce corps pro­vient, au sens propre du terme, du Ciel (2 Co 5, 1 ss) ».

L’identification, chez Rah­ner, de la mort et de la résur­rec­tion finale

Au centre de la réflexion théo­lo­gique de Karl Rah­ner sur la des­ti­née de la Mère de Dieu se trouve la mort, dans laquelle doivent être pen­sés à la fois la résur­rec­tion, la trans­fi­gu­ra­tion et l’accomplissement. Pour lui, Marie est for­cé­ment pas­sée par la mort, car l’état durable de l’être-mort est pour lui l’état de l’accomplissement. Rah­ner écrit ain­si : « La « mort » de Marie serait la trans­for­ma­tion ins­tan­ta­née de son être tout entier en son état d’accomplissement, qui serait ain­si chez elle iden­tique à son « être-mort » et qui ne signi­fie­rait pas un état qui suc­cè­de­rait dans le temps à cet être-mort » ((. Ibid., p. 154. A noter que Rah­ner – dans la conti­nui­té de son jeu dia­lec­tique avec l’identité et la dif­fé­rence – uti­lise par­fois « être-mort » entre guille­mets, d’autres fois non, mon­trant ain­si qu’il pense à la fois à la « mort » et à la « non-mort », à la « fin défi­ni­tive » et à « l’accomplissement ». )) . La réflexion théo­lo­gique de Rah­ner sur l’Assomption se révèle ain­si très clai­re­ment dia­lec­tique : la vie est la mort, la mort est la résur­rec­tion, la des­cente est la mon­tée, la sépa­ra­tion est l’unité, etc. Rah­ner, qui, dans son tra­vail de 1951 sur l’Assomption, évoque la mort de la Mère de Jésus sur envi­ron cin­quante pages, com­prend la mort comme la glo­ri­fi­ca­tion. Il ne s’agit donc plus du constat préa­lable et uni­ver­sel que tous les hommes sont appe­lés à mou­rir, et que, par consé­quent, Marie est pas­sée par là aus­si, mais plu­tôt de l’affirmation que la mort, en soi, est la résur­rec­tion ((. Ibid., pp. 37–38. Si la pro­fon­deur et l’impact exis­ten­tiels de la mort sont par­ti­cu­liè­re­ment mis en avant par Rah­ner, il reste qu’on ne sait pas s’il n’omet pas, tout sim­ple­ment, la ques­tion de la mort, qui est dépas­sée par la vie (pour les chré­tiens la vie éter­nelle), c’est-à-dire quelque chose qui lui est radi­ca­le­ment oppo­sé, dans la mesure où il voit une même réa­li­té dans la mort et dans la vie. La plé­ni­tude de la vie et le vide de la mort sont tel­le­ment mis au même niveau et liés entre eux que la vie ne peut, en fin de compte, être pen­sée sans la mort. )) .
Rah­ner enra­cine lar­ge­ment sa « théo­lo­gie de la mort et de la résur­rec­tion » – les deux faces d’une même médaille – dans la per­sonne de Marie, qui est pré­sen­tée comme l’archétype de tous les chré­tiens, et même de tous les hommes. La mort n’est pas un pas­sage vers la vie, mais elle la contient en elle. C’est pour­quoi la mort est, pour Rah­ner, bonne en soi – au sens le plus pro­fond de l’expression « en soi » –, alors qu’en réa­li­té elle est un mal que l’homme subit ((. « Les deux, corps et âme, ne sont pas des réa­li­tés sépa­rées. Elles sont bien plu­tôt des réa­li­tés ordon­nées l’une à l’autre – le corps à l’âme, mais aus­si l’âme au corps – qui, ensemble, consti­tuent la nature com­plète de l’homme. A par­tir de ce point de vue de l’homme comme uni­té, qui laisse de côté tout dua­lisme, on doit abso­lu­ment répondre par l’affirmative à la ques­tion de savoir si la mort est pour l’homme un mal, si elle repré­sente un mal­heur […] C’est pour­quoi [saint] Tho­mas lui-même dit que la mort est un grand mal (cf. II Ethi­co­rum 1.14 : « Inter omnia autem ter­ri­bile est mors »). Cf. Michael Sti­ckel­broeck, Theo­lo­gie des Ster­bens, in Franz Breid (dir.), Leben ange­sichts des Todes. Refe­rate der Inter­na­tio­na­len Som­me­ra­ka­de­mie 2002 des Lin­zer Pries­ter­kreises, Stel­la Maris Ver­lag, But­ten­wie­sen, 2002, pp. 38 ss. ))  et que le chré­tien peut dépas­ser dans la grâce et dans la foi au triomphe du Christ. La loi natu­relle géné­rale qui veut que tout être humain – et par­mi eux la Vierge Marie – meure un jour est entre­mê­lée de manière dia­lec­tique avec l’affirmation que tous, y com­pris Marie, sont for­cé­ment plon­gés dans cette « rédemp­tion sur­na­tu­relle qui mal­gré le carac­tère his­to­rique de notre être est tou­jours déjà don­né à l’avance et ne consti­tue pas seule­ment la répa­ra­tion ulté­rieure d’un dom­mage » ((. Karl Rah­ner, Maria, Mut­ter des Herrn. Mario­lo­gische Studien/Das Dog­ma von der Unbe­fleck­ten Empfän­gnis und unsere Fröm­mig­keit, in Sämt­liche Werke, tome 9, Her­der, Fri­bourg, 2004, p. 583. )) .
Ce carac­tère de « déjà là » et cette insis­tance à mon­trer la nature exis­ten­tiel­le­ment posi­tive de la mort pour l’homme, qui aspire par sa mort à ce qui sur­vit à celle-ci, a cer­tai­ne­ment sa jus­ti­fi­ca­tion. Si l’homme ne se voyait pas confron­té à la ques­tion du « point final » de sa vie ter­restre, il ne se pose­rait pas de ques­tion sur cet « autre » monde. Mais, avec la mort, l’homme est confron­té à une réa­li­té qui dépasse son concept de vie. La volon­té d’identifier une vie sans mort limi­tée à elle-même est vouée à l’échec par la mort elle-même. La mort est la consé­quence du péché, de l’enfermement de l’homme sur lui-même ((. [Le péché ori­gi­nel] « est cette fai­blesse (des­ti­tu­tio, deso­lu­tio) de notre nature, qui appa­raît néces­sai­re­ment quand une créa­ture liée à Dieu aban­donne sa rela­tion avec Dieu nouée par la grâce et n’agit et ne vit que par elle-même. » (cf. Gus­tav Sie­werth, Die christ­liche Erbsün­den­lehre, Johannes Ver­lag, Ein­sie­deln, 1964, p. 28). )) . C’est pour­quoi il n’est pas pos­sible de mettre sur le même plan la mort et la vie ou de consi­dé­rer que la mort est un évé­ne­ment qui, en fait, rend pos­sible la vie. Cela semble pour­tant être le cas de Rah­ner, ce qu’on peut per­ce­voir comme l’expression d’une ten­dance hei­deg­ge­rienne de ce théo­lo­gien. La dif­fé­rence onto­lo­gique de Hei­deg­ger est en effet fon­dée sur les concepts de mort et de vie : « Elle [la dif­fé­rence onto­lo­gique] est « l’être-même », dont l’identité réside dans le fait d’avoir au cœur de soi-même la « dif­fé­rence », autre­ment dit dont l’identité se réa­lise par l’intégration per­ma­nente de ce qu’il y a de dif­fé­rent en lui » ((. Juraj‑D. Ledic, Hei­deg­gers « Sach-Verhalt » und Sach­ve­rhalte an sich, Ontos Ver­lag, Heu­sens­tamm 2009, p. 117. )) . La vie n’est telle que parce qu’elle est aus­si mort. Pour les chré­tiens, la vie doit pré­ci­sé­ment trou­ver son accom­plis­se­ment dans le fait qu’elle se ter­mine par la mort. Même si pour les chré­tiens, d’un point de vue théo­lo­gique et méta­pho­rique, la vraie vie com­mence bien après la mort, ces pro­pos ne peuvent pas être employés comme tels en théo­lo­gie, pour laquelle cette dif­fé­rence entre vie et mort, entre être et non-être, est fon­da­men­tale. Les effets d’une fusion entre vie et mort sont effrayants : « Ce qui est « mort » ou ce qui « tue » est en soi une décli­nai­son de la « vie« ; la déchéance, une conser­va­tion défi­ciente ; la désaf­fec­tion pour la trans­cen­dance, une oppor­tu­ni­té de rachat par la trans­cen­dance ; la déchi­rure, l’ouverture d’une nou­velle uni­té » ((. Gus­tav Sie­werth, Das Schick­sal der Meta­phy­sik, Gesam­melte Werke, tome 4, édi­tions Pat­mos, Düs­sel­dorf, 1987, p. 372. )) . Une telle vision théo­lo­gique n’est en fait rien d’autre qu’une gnose théo­lo­gique ((. Cf. ibid., p. 373. )) .
Cet effa­ce­ment d’une situa­tion par une autre, chez Rah­ner, n’est pas seule­ment valable pour la rela­tion entre la vie et la mort. Dans sa cri­tique à l’égard de Rah­ner, le car­di­nal Scheffc­zyk explique clai­re­ment que le théo­lo­gien alle­mand réduit les faveurs dues à la grâce par­ti­cu­lière de Marie à une expé­rience humaine géné­rale. « [Pour Rah­ner], l’Assomption de Marie revêt un carac­tère d’évidence appli­cable à l’ensemble des chré­tiens. […] Cela signi­fie en pre­mier lieu, et ce en plein accord avec l’intention de Rah­ner, une révi­sion du mys­tère de Marie à l’aune d’une nou­velle com­pré­hen­sion de la foi, qui peut être décla­rée lar­ge­ment en cor­res­pon­dance avec l’expérience humaine géné­rale. Face à cela se trouve la mario­lo­gie tra­di­tion­nelle, avec l’élévation de la Mère de Jésus au-des­sus de toutes les créa­tures, comme « tour d’ivoire », en récom­pense de tous ses mérites » ((. Leo Scheffc­zyk, « Mario­lo­gie und Anthro­po­lo­gie. Zur Marien­lehre Karl Rah­ners », in David Ber­ger (dir.), Karl Rah­ner. Kri­tische Annä­he­run­gen. Quaes­tiones Non Dis­pu­ta­tae, Sie­burg, 2004, p. 313. Cf. Anton Zie­ge­naus, Maria in der Heils­ges­chichte. Katho­lische Dog­ma­tik, t.5, MM Ver­lag, Aix-la-Cha­pelle, 1998, pp. 320 ss. )) .

Le « mini­ma­lisme mario­lo­gique » de Karl Rah­ner

La mario­lo­gie de Karl Rah­ner a exer­cé à n’en pas dou­ter une grande influence sur une série de théo­lo­giens, en par­ti­cu­lier après le concile Vati­can II, de sorte que ses posi­tions ont déter­mi­né – avec une radi­ca­li­té inégale – un bon nombre de tra­vaux sur l’Assomption ((. Cf. Ste­fa­no De Fiores, « Il dog­ma nel­la ricer­ca teo­lo­gi­ca contem­po­ra­nea », in Il Dog­ma dell’Assunzione di Maria, Actes du XVIIe sym­po­sium inter­na­tio­nal mario­lo­gique, Rome, 2010, pp. 11–60. De Fiores lui-même rend hom­mage à la contri­bu­tion mario­lo­gique de Karl Rah­ner, dont il aime­rait qu’elle conti­nue à être déve­lop­pée : « Tout ce maté­riel mario­lo­gique [de Karl Rah­ner], inté­res­sant du point de vue his­to­rique, théo­lo­gique, anthro­po­lo­gique, attend d’être com­pris et valo­ri­sé. » )) . On constate notam­ment un « mini­ma­lisme mario­lo­gique », dont Rah­ner lui-même se van­tait ((. Il se qua­li­fiait lui-même de « mini­ma­liste » mario­lo­gique. Cf. Karl Rah­ner, « Zur kon­zi­lia­ren Mario­lo­gie », Stim­men der Zeit, n. 174, 1964, p. 101. )) . A sa suite, beau­coup d’auteurs font atten­tion à ne pas consi­dé­rer la glo­ri­fi­ca­tion de Marie comme un pri­vi­lège par­ti­cu­lier ((. Ste­fa­no De Fiores, Maria nel­la teo­lo­gia contem­po­ra­nea, Madre del­la Chie­sa, Rome, 1991, pp. 498–511. )) . Cet­ti­na Mili­tel­lo explique par exemple qu’il est impor­tant de libé­rer les consi­dé­ra­tions sur l’Assomption de toute men­ta­li­té de pri­vi­lège qui ten­drait à éloi­gner la Vierge des autres femmes ((. Cf. Cet­ti­na Mili­tel­lo, « L’Assunzione nel­la carne : un approc­cio con occhi di don­na », Ephe­me­rides Mario­lo­gi­cae, n. 50, 2000, pp. 221–246. ))  et qui impli­que­rait que ce qu’elle a reçu ne vaut pas pour tous. Elle écrit ain­si que l’expression « sin­gu­lare pri­vi­le­gium » employée par Pie XII dans Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus est en fait appli­cable à toute vie humaine, qui par défi­ni­tion est unique et ne peut être repro­duite ((. « La sin­gu­la­ri­té dit l’irréductible uni­ci­té de Marie comme per­sonne et son rôle, tout autant irré­duc­tible et unique, dans l’histoire du salut. Mais en y réflé­chis­sant bien ce sont des affir­ma­tions qui peuvent éga­le­ment être dites de cha­cun d’entre nous. […] La proxi­mi­té des termes « sin­gu­lare » et « pri­vi­le­gium » […] fait plu­tôt réfé­rence au côté méta­phy­si­que­ment ordi­naire du sujet humain qui existe tou­jours dans la sin­gu­la­ri­té » (Cet­ti­na Mili­tel­lo, « L’Assunzione glo­rio­sa : Aspet­ti eccle­sio­lo­gi­ci », in Il Dog­ma dell’Assunzione di Maria, Actes du XVIIe sym­po­sium inter­na­tio­nal mario­lo­gique, Rome, 2010, p. 257). )) . Tan­dis que la mario­lo­gie, en tant que matière dog­ma­tique à part entière, per­dait tou­jours plus d’importance dans la période de l’après-concile, l’anthropologie et l’eschatologie ont été éri­gées – et, dans cette évo­lu­tion, Karl Rah­ner a joué un rôle qui ne fut pas des moindres – au rang de matières cen­trales. La ques­tion sur l’homme et sur son des­tin est désor­mais au centre des atten­tions. Ce chan­ge­ment qua­si para­dig­ma­tique dans l’approche théo­lo­gique inclut natu­rel­le­ment la per­sonne de Marie, qui n’est désor­mais plus vue comme une créa­ture unique mais comme « l’une de nous ». L’élévation de Marie en son âme et en son corps vers le ciel est vue comme un « exemple para­dig­ma­tique au sein de l’eschatologie chré­tienne », dont les élé­ments – mort, incor­rup­ti­bi­li­té, glo­ri­fi­ca­tion – ne pré­sentent pas de sin­gu­la­ri­té liée à une seule per­sonne ((. Cf. J. H. Martí­nez Hernán­dez, « La Asun­ción en el debate actual sobre la esca­to­logía inter­me­dia », Ephe­me­rides Mario­lo­giae, n. 35, 1985, pp. 37–80. )) . Dans le domaine de l’anthropologie, l’Assomption peut aus­si, de manière éton­nante, comme Cet­ti­na Mili­ter­ro le fait avec une moti­va­tion fémi­nine, être consi­dé­rée comme le « para­doxe d’un corps fémi­nin exal­té » ((. Cet­ti­na Mili­tel­lo, « L’Assunzione nel­la carne : un approc­cio « con occhi di don­na », Ephe­me­rides Mario­lo­gi­cae, n. 50, 2000, pp. 221–247. )) . Le psy­cho­logue suisse C. G. Jung s’était expri­mé d’une manière com­pa­rable : il se réjouis­sait du dogme de l’Assomption parce que celui-ci met­tait à l’honneur l’« arché­type fémi­nin » ((. Man­fred Hauke, Intro­du­zione alla mario­lo­gia, Eupress-FTL, Luga­no, 2008, p. 237. )) . C’est le résul­tat du « tour­nant anthro­po­lo­gique » exi­gé par Karl Rah­ner, qui n’est pas sans sus­ci­ter d’importantes dif­fi­cul­tés ((. Cf. Cor­ne­lio Fabro, La svol­ta anthro­po­lo­gi­ca di Karl Rah­ner, Opere com­plete, tome 25, EDIVI, Segni, 2011, pp. 139–140. )) . Sans que l’enracinement de la doc­trine de l’Assomption dans les trois autres dogmes mariaux soit nié, l’accent est trop sou­vent mis sur la glo­ri­fi­ca­tion de tous les hommes plu­tôt que sur les pri­vi­lèges par­ti­cu­liers de Marie qui fondent sa glo­ri­fi­ca­tion à elle. Ce n’est pas la mario­lo­gie qui est consi­dé­rée dans le dogme de l’Assomption de la Vierge au Ciel mais plu­tôt les véri­tés de l’eschatologie appli­cables à tous les hommes, de la doc­trine des fins der­nières, qui sont sim­ple­ment appli­quées à Marie.
Ce refus d’une « théo­lo­gie du pri­vi­lège » conduit à consi­dé­rer la Vierge Marie comme une dis­ciple exem­plaire dans laquelle se réa­lise déjà ce qui est pro­mis aux autres chré­tiens. C’est ain­si que Wolf­gang Bei­nert déclare : « Car ce que le sym­bole exprime sur le mode de l’espérance, le dogme l’affirme : nous serons éle­vés, Marie est éle­vée. » ((. Wolf­gang Bei­nert, Hand­buch der Marien­kunde, Pus­tet, Regens­burg, 1984, p. 293. ))  Sans aucun doute, Marie est consi­dé­rée comme l’exemple de tout dis­ciple du Christ mais la théo­lo­gie clas­sique a éga­le­ment tou­jours sou­li­gné le fait qu’elle était incom­pa­rable et inéga­lable. Le fon­de­ment le plus pro­fond des pri­vi­lèges dont a béné­fi­cié Marie de Naza­reth n’est pas un arra­che­ment aveugle à tout ce qu’il y a d’humain en elle mais le carac­tère unique et inimi­table de l’accomplissement réa­li­sé, d’une manière qui ne s’est jamais pro­duite chez aucun être humain. La des­cente du Logos dans le sein de la Vierge Marie signi­fie qu’elle a été éle­vée au-des­sus de toutes les créa­tures. Puisque Dieu vou­lait deve­nir son fils, il l’a pré­ser­vée, elle seule, du péché ori­gi­nel, pour ensuite, à la fin de sa vie ter­restre, l’élever au-des­sus des anges. C’est à bon droit que le car­di­nal Scheffc­zyk cri­tique la ten­dance rah­né­rienne consis­tant à réduire les pri­vi­lèges confé­rés à Marie, afin d’en faire une figure « plus proche » de nous ((. Cf. Leo Scheffc­zyk, loc. cit., p. 313. )) . Le regard radi­cal et exclu­si­ve­ment anthro­po­lo­gique por­té sur Marie conduit à ne plus la voir sous l’angle de la per­fec­tion de Dieu, dont elle est plus proche que toute autre créa­ture, mais sous celui des imper­fec­tions et des fai­blesses des hommes ((. « Le tour­nant anthro­po­lo­gique tend à rap­por­ter Marie non plus à la per­fec­tion de Dieu mais à l’imperfection de la créa­ture pro sta­to isto » (Ales­san­dro Apol­lo­nio, « Rilie­vi cri­ti­ci sul­la mario­lo­gia di Karl Rah­ner », in Sera­fi­no Lan­zet­ta (dir.), Karl Rah­ner. Un ana­li­si cri­ti­ca, Flo­rence, 2009, p. 229). )) .

Les dan­gers du « tour­nant anthro­po­lo­gique » de Rah­ner

Pour aller plus loin dans l’analyse de Rah­ner, qui tend à consi­dé­rer l’élévation de Marie sous l’angle de l’anthropologie et de l’eschatologie, il est néces­saire de repar­tir de la chris­to­lo­gie et de l’Incarnation, afin de mieux appro­cher le mys­tère de l’Assomption. C’est dans un corps que Dieu est deve­nu homme et c’est pour cette rai­son que ce corps a été non seule­ment épar­gné de toute dégra­da­tion mais glo­ri­fié. S’il est sûr que Dieu fait son habi­ta­tion de l’homme, par la grâce sanc­ti­fiante, le fait qu’il soit deve­nu homme – pivot et clé de voûte de l’histoire du Salut – est un évé­ne­ment his­to­ri­que­ment unique et indé­pas­sable, dans lequel Marie est enga­gée et impli­quée comme aucun autre être humain. Une dis­so­lu­tion de la pers­pec­tive mariale dans l’anthropologie conduit faci­le­ment à inflé­chir le sens de véri­tés chris­to­lo­giques dans un sens humain géné­ral. C’est ain­si que la théo­lo­gie du « tour­nant anthro­po­lo­gique » dif­fu­sée par Karl Rah­ner peut rapi­de­ment conduire à consi­dé­rer que l’homme est tou­jours et dura­ble­ment en pos­ses­sion de la grâce, qu’il est tou­jours et de manière per­ma­nente plon­gé dans une exis­tence sur­na­tu­relle et qu’il a for­cé­ment part à la nature divine. Les approches anthro­po­lo­giques et chris­to­lo­giques sont alors inter­chan­geables : le Christ est en fait per­çu comme le stade le plus éle­vé de ce qui est déjà sub­stan­tiel­le­ment pré­sent chez tous les chré­tiens, y com­pris ano­nymes. Ou, vu autre­ment : Dieu est pré­sent dans l’homme, dans chaque homme, et se rap­proche de lui-même en inter­ve­nant dans son his­toire, comme le dit Rah­ner lorsqu’il affirme : « C’est lorsque Dieu veut être non-Dieu que naît l’homme » ((. Karl Rah­ner, Grund­kurs des Glau­bens, Her­der, Fri­bourg, 2001, p. 223. )) . Par de telles affir­ma­tions, Rah­ner cherche à sou­li­gner la rela­tion interne entre Dieu et l’homme, le créa­teur et la créa­ture, l’être sub­sis­tant en lui et l’être par­ti­ci­pant. Ce lien interne est cer­tai­ne­ment diri­gé contre une démarche dia­lec­tique intel­lec­tuelle et théo­lo­gique comme elle peut être pré­sente dans la pen­sée pro­tes­tante, qui sépare tota­le­ment l’homme de Dieu, à côté duquel il n’est rien ((. Cf. G. Sie­werth, Das Schick­sal der Meta­phy­sik, op. cit., p. 408. )) , ou, au contraire, fait de l’homme l’égal de Dieu ((. Cf. ibid., p. 399. )) . Cepen­dant, il n’est pas pos­sible d’introduire une dia­lec­tique hégé­lienne dans la théo­lo­gie car celle-ci conduit à un pan­théisme gnos­tique qui consi­dère que Dieu se réa­lise dans la créa­tion et par elle, qu’elle est une condi­tion de son exis­tence. Un tel pan­théisme peut certes mettre en valeur le lien entre Dieu et la Créa­tion mais, en fin de compte, il détruit les deux ((. Cf. ibid., p. 597. )) . Le lien onto­lo­gique entre Dieu et sa créa­ture est double : abso­lu­ment vrai, mais, en même temps, néces­si­tant une média­tion.
« Il n’y a aucun doute que cette « théo­lo­gie dia­lec­tique » ne peut pas être par­ta­gée par un chré­tien qui réflé­chit et qui a la foi » ((. G. Sie­wert, op. cit., p. 401. )) .

L’Assomption et l’Incarnation : deux mys­tères intrin­sè­que­ment liés

Tous les ensei­gne­ments de foi sur la Vierge Marie – et notam­ment ceux sur l’Assomption – se fondent sur sa digni­té de Mère de Dieu, et, de ce fait, en pre­mier lieu, sur l’Incarnation du Logos. C’est parce que Jésus, le Fils de Dieu est éga­le­ment aus­si le fils de Marie – non seule­ment dans un sens spi­ri­tuel mais aus­si d’une manière lit­té­ra­le­ment incar­née, que le der­nier des dogmes mariaux ne parle pas seule­ment de la glo­ri­fi­ca­tion de son âme, mais aus­si de celle de son corps. Le dogme de l’Assomption de Marie dans le Ciel ren­voie de manière essen­tielle au mys­tère de l’Incarnation et c’est en lui qu’on doit voir en pre­mier lieu son fon­de­ment interne. Tan­dis que les trois autres dogmes mariaux – mater­ni­té divine, vir­gi­ni­té et concep­tion imma­cu­lée – pré­parent et éclairent, d’une cer­taine manière, le mys­tère de l’Incarnation, la doc­trine de l’Assomption a plu­tôt trait à ses consé­quences. Autre­ment dit, d’après le dogme de la mater­ni­té divine, Marie n’est pas seule­ment mère de la nature humaine du Christ mais du Christ tout entier – vrai Dieu et vrai homme. C’est à ce point que se mani­feste la dif­fé­rence entre l’Assomption de la Vierge Marie dans le Ciel et la doc­trine de la résur­rec­tion géné­rale des morts – de la résur­rec­tion de la chair. Certes, le but final est iden­tique pour Marie et pour tous les élus – la vie éter­nelle en Dieu. Mais le fon­de­ment interne – y com­pris à cause du mys­tère de l’Incarnation, dans lequel Marie est inté­grée d’une manière unique, et de sa pré­ser­va­tion du péché ori­gi­nel, dans la pers­pec­tive de l’œuvre de salut de son Fils – est, dans son essence, dif­fé­rent ((. Leo Scheffc­zyk, Maria – Mut­ter und Gefähr­tin Chris­ti, Sankt Ulrich Ver­lag, Aug­sburg, 2003, pp. 153 ss. )) .
La mort, c’est-à-dire la sépa­ra­tion de l’âme et du corps, la mise au tom­beau et la décom­po­si­tion, appar­tiennent à la des­ti­née de l’homme. De tout cela, la défi­ni­tion dog­ma­tique ne parle guère, car il s’agit de la glo­ri­fi­ca­tion de Marie en rai­son de sa proxi­mi­té par­ti­cu­lière avec le Christ. Il est ques­tion de l’honneur qui est confé­ré à sa chair, et pas seule­ment à son âme. C’est ain­si que le sens com­mun des fidèles a tou­jours consi­dé­ré comme inac­cep­table que son corps, qui a mis le Christ au monde, ait pu être sou­mis à la désa­gré­ga­tion et être la proie des vers. Pie XII cite en ce sens, dans Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus, Saint Robert Bel­lar­min : « Et qui pour­rait croire, je vous prie, que l’arche de la sain­te­té, la demeure du Verbe, le temple de l’Esprit-Saint se soit écrou­lé ? Mon âme répugne fran­che­ment même à pen­ser que cette chair vir­gi­nale qui a engen­dré Dieu, lui a don­né le jour, l’a allai­té, l’a por­té, soit tom­bée en cendres, ou ait été livrée à la pâture des vers » ((. Robert Bel­lar­min, Contiones habi­tae Lova­nii, contio XL ; De Assump­tione B. Mariae Vir­gi­nis. )) . C’est dans cet esprit que la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi a eu l’occasion, dans un docu­ment sur l’unicité du dogme de l’Assomption, de sou­li­gner le pri­vi­lège par­ti­cu­lier de la Mère de Dieu, qui reste un signe de l’espérance pour l’Eglise pèle­rine au tra­vers des âges : « L’Eglise, dans son ensei­gne­ment sur le sort de l’homme après sa mort, exclut toute expli­ca­tion qui ôte­rait son sens à l’Assomption de Marie en ce qu’elle a d’unique, c’est-à-dire le fait que la glo­ri­fi­ca­tion cor­po­relle de la Vierge est l’anticipation de la glo­ri­fi­ca­tion des­ti­née à tous les autres élus. » ((. Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Lettre sur quelques ques­tions concer­nant l’eschatologie, 17 mai 1979.))
L’anticipation de la glo­ri­fi­ca­tion par­faite de la Vierge Marie se fonde dans la digni­té unique de la Mère de Dieu. Sans igno­rer la signi­fi­ca­tion escha­to­lo­gique et anthro­po­lo­gique du dogme de l’Assomption, il serait cer­tai­ne­ment impor­tant de sou­li­gner avec plus de force le dogme de l’Incarnation et, en même temps, ce mys­tère marial cen­tral pour notre foi. Contre Rah­ner il faut abso­lu­ment mettre en valeur le carac­tère unique de la trans­for­ma­tion qui carac­té­rise, d’une manière impos­sible à repro­duire, Marie. Le refus d’une « mario­lo­gie de pri­vi­lèges » est une ten­ta­tive à courte vue visant à rendre Marie plus humaine et ignore le fait que Dieu ait vou­lu se faire homme en elle et uni­que­ment par elle. Son « fiat » à Naza­reth fait d’elle la mère et la col­la­bo­ra­trice du Christ. Si la Genèse parle du fait qu’à par­tir de la chair d’Adam sa femme Eve a été for­mée, pour être son aide, le nou­vel Adam est for­mé, lui à par­tir de la chair de la nou­velle Eve, par l’action du Saint-Esprit. Marie est liée au Christ par le corps et l’âme comme aucun autre homme pour être ain­si asso­ciée, comme aucune per­sonne au monde, à son œuvre de salut. Le logos a pris chair en elle pour pou­voir, éga­le­ment avec son aide, s’offrir pour le Salut du monde sur la Croix. Toutes les chris­to­lo­gies docé­tistes ou spi­ri­tua­listes se dis­solvent devant cette véri­té de la Mater­ni­té divine. A par­tir de cette signi­fi­ca­tion que revêt la réa­li­té cor­po­relle, il est nor­mal que Marie exerce son rôle uni­ver­sel en tant que porte-parole et média­trice à côté de son Fils glo­ri­fié dans un corps et une âme trans­fi­gu­rés. Il est nor­mal qu’elle soit la Mère de tous « par le corps et par le sang », comme elle l’a été pour son fils unique jusqu’à la der­nière heure, lorsque Celui-ci lui confia de nom­breux enfants dans la per­sonne du dis­ciple pré­fé­ré, Saint Jean, sur le Gol­go­tha.
Le carac­tère unique de la Vierge Marie est éclai­ré par celui du Christ, qui ne peut aucu­ne­ment être rame­né, comme le ferait une logique rah­né­rienne, à être le point le plus éle­vé d’une réa­li­té humaine divi­ni­sée. Les dogmes mariaux per­mettent d’éclairer avec force ce qui est au cœur de la foi. En ce sens, dans le dogme de l’Assomption, ce qui rayonne, avant toute véri­té anthro­po­lo­gique ou escha­to­lo­gique, c’est le mys­tère de l’Incarnation du Logos. La Parole qui a pris chair vou­lait hono­rer et glo­ri­fier le corps qui L’avait por­tée et nour­rie ((. « Dans l’Incarnation, la Vierge Marie avait for­mé le corps de Jésus ; grâce à elle, Dieu avait pris un visage humain. Jésus de Naza­reth avait les traits de Marie. Mais dans l’Assomption de Marie, ce sont les carac­té­ris­tiques glo­rieuses de son Fils qui l’imprègnent. C’est l’admirable échange de l’Incarnation qui se com­plète dans l’Assomption. » (Ernes­to Pia­cen­ti, Nuo­vo cor­so sis­te­ma­ti­co di mario­lo­gia sub luce Imma­cu­la­tae, Fras­ca­ti, Rome, 2002, p. 147.) )) . Dans le Bré­viaire, l’Eglise prie : « Gaude, Maria Vir­go, cunc­tas hae­reses tu sola inter­mis­ti in uni­ver­so mun­do » ((. Dans ses entre­tiens avec Vit­to­rio Mes­so­ri, le car­di­nal Joseph Rat­zin­ger racon­tait : « Lorsque j’étais un jeune théo­lo­gien, avant le Concile, j’avais quelques réserves au sujet de cer­taines anciennes for­mules, comme, par exemple, celle, fameuse, De Maria num­quam satis, Sur Marie on ne dira jamais assez. Cela me sem­blait exa­gé­ré. J’avais du mal à com­prendre le vrai sens d’une autre fameuse expres­sion qui veut que la Vierge soit enne­mie de toutes les héré­sies. Ou, plus pré­ci­sé­ment, qu’elle ait le titre de vic­to­rieuse de toutes les héré­sies. Main­te­nant, à cette heure confuse où tout type de dévia­tion héré­tique semble conduire à la porte de la foi authen­tique, je com­prends qu’il ne s’agissait pas d’exagérations dévotes mais de véri­tés aujourd’hui plus que jamais valides » (J. Rat­zin­ger, Rap­por­to sul­la fede, Cini­sel­lo Bal­sa­mo, 1985, p. 106). ))  parce qu’en elle, comme dans un miroir, toutes les véri­tés de la foi brillent de manière lumi­neuse et claire. Par la Vierge Marie l’ombre de l’erreur, qui se cache dans la pénombre d’une fausse théo­lo­gie, appa­raît au grand jour. En Marie se révèle l’abondance et la beau­té de la Révé­la­tion. Tout comme les plaies trans­fi­gu­rées du Sei­gneur res­sus­ci­té et mon­té au Ciel res­tent un témoi­gnage éter­nel de son Incar­na­tion et de sa pas­sion, Marie, qui siège à son côté en son âme et en son corps, est le signe et le témoin du fait que le Fils de Dieu est un homme véri­table, né d’une vierge, pour sau­ver les hommes.