Avec Karl Rahner, la pensée dialectique de Martin Heidegger est entrée dans la théologie catholique. Comme il le déclarait explicitement, le recours aux idées du célèbre philosophe avait pour but de faire réaliser à la théologie catholique un « tournant » anthropologique, en considérant que parler de Dieu revenait en fait à parler de l’homme. La réflexion de Rahner sur l’Assomption de la Vierge Marie est un bon exemple de cette utilisation de la pensée dialectique heideggerienne. Le jésuite allemand explique en effet que s’est réalisé dans la mère de Jésus ce qui vaut pour tous les hommes, à savoir qu’il faut passer par la mort pour accéder à la Résurrection. Chez lui, l’Assomption de Marie n’est absolument plus un privilège spécifique, mais bien au contraire un élément que l’anthropologie et l’eschatologie disent au sujet de tous les hommes. C’est ainsi qu’un des enseignements magistériels les plus récents au sujet de la Mère de Dieu est utilisé par Rahner pour être transformé et dépassé d’une manière dialectique. Afin de préciser cette affirmation, une présentation de la doctrine catholique de l’Assomption s’impose, avant d’évoquer l’interprétation qu’en donne Karl Rahner.
Le « privilège singulier » évoqué par la bulle Munificentissimus Deus
Le fait que Marie ait déjà été reçue dans le Ciel avec son corps et son âme, défini solennellement par Pie XII, est le dernier dogme marial à avoir été déclaré. Ce dogme constitue le couronnement, tant du point de vue de la chronologie que de celui du contenu, des développements effectués par l’Eglise au sujet de la Vierge Marie. La glorification de Marie dans le Ciel, aboutissement éblouissant de sa vie terrestre, se fonde sur les dogmes relatifs à sa maternité divine, à sa virginité toujours conservée et à l’absence du péché originel en elle. C’est plus spécifiquement ce dernier point qui eut une influence directe sur le dogme de l’Assomption. A partir du moment où l’on constatait, comme l’avait fait le magistère de l’Eglise en 1854, que Marie avait été épargnée dès les premiers instants de sa vie terrestre de toute trace de la faute originelle, et que, étant totalement sainte, elle était dans l’incapacité totale de commettre un péché, il n’y avait plus qu’un pas à faire pour confirmer, par l’intermédiaire du magistère infaillible, ce que la liturgie célébrait depuis des siècles et ce que le peuple de Dieu croyait depuis fort longtemps au sujet de la Mère de Dieu ((. « L’Assomption apparaît comme l’ultime conséquence de l’Immaculée Conception : en Marie resplendit le projet originel de Dieu pour l’homme, le plan permettant d’aller du don de la grâce à l’accomplissement de la gloire. » (Manfred Hauke, Introduzione alla mariologia, Eupress-FTL, Lugano, 2008, p. 235).)) . Lorsque la définition de l’Assomption fut donnée, il ne s’agissait pas de clarifier une question controversée, et de trancher entre différentes positions opposées, mais plutôt d’un acte de reconnaissance destiné à glorifier la Mère de Dieu à l’initiative du magistère le plus solennel ((. Si l’élévation de Marie au Ciel dans son corps et dans son âme était une doctrine partagée depuis longtemps, la possibilité de donner une définition dogmatique de l’Assomption était à l’époque âprement discutée entre les théologiens du fait de l’absence de sa mention explicite dans l’Ecriture Sainte. Cf. par exemple Berthold Altaner, « Zur Frage der Definibilität der Assumptio B.M.V. », in Theologische Revue, n. 44 (1949), pp. 129–140. )) . Pietro Parente a parlé à ce sujet d’un « printemps mariologique, qui fleurit partout d’une manière admirable » ((. Pietro Parente, « La giustificazione teologica della definizione dommatica dell’Assunzione », in Echi e commenti della proclamazione del domma dell’assuzione, Academia mariana internationalis, Rome, 1954, p. 25.)) .
Après avoir consulté l’ensemble des évêques du monde et à la demande de nombreux chrétiens, le pape Pie XII déclara solennellement le 1er novembre 1950, dans la bulle Munificentissimus Deus, qu’il fallait considérer comme une vérité de foi révélée le fait que « Marie, l’Immaculée Mère de Dieu toujours Vierge, à la fin du cours de sa vie terrestre, a été élevée en âme et en corps à la gloire céleste. » La formulation qui précise que Marie est Immaculatam, Deiparam semper Virginem établit clairement le lien mystérieux qui donne lieu à cette définition de l’Assomption. Ce rapport interne des vérités de foi liées à Marie est d’autant plus important pour la formalisation du dogme de l’Assomption qu’une référence directe à l’Ecriture ou à la Tradition n’est pas possible. Dans ce contexte, le pape Pie XII établit clairement que l’Assomption de Marie au Ciel avec son corps et son âme est un privilège spécifique, qui se fonde sur les autres grâces qu’elle a reçues. Le but de la définition dogmatique est la glorification de Marie, qui dépasse toutes les créatures. La position éminente de Marie dans l’histoire du Salut et l’événement singulier de l’Assumptio, en lien étroit avec l’œuvre de Rédemption de Jésus, sont très clairement manifestés par cet acte du magistère – au-delà d’autres aspects également présents, dont on reparlera et qui joueront ensuite un rôle de premier plan.
La mort de la Vierge Marie : une question qui reste ouverte
La définition dogmatique de l’Assomption laisse ouverte une question importante au sujet de la perfection de Marie, dont on verra qu’elle deviendra un sujet central dans la réflexion théologique de Karl Rahner sur la glorification de la Mère du Christ. A cet égard la formule expleto terrestris vitae cursu (à la fin du cours de sa vie terrestre) choisie par Pie XII mérite une attention particulière. Cette formulation peut paraître surprenante lorsqu’on sait qu’il y eut plusieurs pétitions d’évêques souhaitant que la mort de Marie soit incluse dans la définition dogmatique de l’Assomption. De nombreux écrits adressés au Saint-Siège pour demander que soit définie l’Assomption de Marie dans le Ciel reflètent cette opinion théologique générale ((. Si l’on part du constat que la mort de Marie était communément considérée comme n’appelant pas la discussion, on ne s’étonne guère du fait que sur 3017 demandes adressées au Saint Siège jusqu’en 1948, 2344 ne mentionnent pas ce point. 5 contributions mettent en doute la mort de Marie, 24 semblent – mais d’une manière hésitante et peu claire – la confirmer et 434 (dont 264 évêques diocésains résidents) soulignent explicitement le fait de la mort de Marie en demandant à ce qu’il figure non pas dans le texte de la définition mais dans l’introduction. 212 autres personnes (parmi lesquelles 154 évêques diocésains résidents) demandent expressément au Saint Siège d’introduire la mort de Marie dans la définition du dogme de l’Assomption elle-même. Cf. Journées d’études mariales (collectif), Vers le dogme de l’Assomption, Fides, Montréal, 1948, p. 423.)) . Les doutes autour de la mort de la Mère de Dieu et l’idée qu’elle aurait été glorifiée sans être passée par la mort étaient considérés, jusqu’à la définition de l’Assomption, comme « téméraires » ((. Cf. Tibor Gallus, Starb Maria die Makellose ?, Christiana Verlag, Stein am Rhein, 2e édition, 1991, p. 10.)) , insensés ou injustifiés ((. Cf. Journées d’études mariales (dir.), op. cit., p. 424. )) . Néanmoins, à partir de 1950, du fait de l’absence de précision claire à ce sujet dans la définition de l’Assomption, la thèse consistant à dire que Marie ne serait pas morte trouve un nombre croissant de défenseurs. La position consistant à dire que la Vierge Marie est morte avant d’être glorifiée était partagée de manière quasi unanime ((. L’affirmation de la mort de Marie semble être faite de manière d’autant plus sûre chez les théologiens qu’on se rapproche de la proclamation du dogme de l’Assomption par Pie XII : « il est cependant établi, en raison la croyance de l’Eglise ancienne et générale, que Marie est morte d’une vraie mort » (J. Pohle, 1907) ; « sine dubio constat » (C. Pesch, 1922) ; « non iam in dubio vocatur » (H. Lennerz, 1938) ; « Est certum » (L. Lercher, 1945) ; « certissime tenendum » (V. Zubizarretta, 1936) ; « theologice certissimum » (G. Roschini) [ce dernier a ensuite modifié sa position et est devenu un fervent défenseur de l’idée que Marie ne serait pas morte] ; « Proxime definibile » (J. A. De Almada, 1950). )) . Mais la question reste, y compris jusqu’à aujourd’hui, ouverte du point de vue de l’enseignement de l’Eglise ((. Cf. Gerhard Ludwig Müller, Katholische Dogmatik, Herder, Fribourg, 1995, p. 507. Il faut aussi mentionner le fait que Jean-Paul II a évoqué, lors de sa catéchèse du mercredi 25 juin 1997, la mort de Marie mais il n’indique en aucun cas qu’il s’agit d’un éclaircissement magistériel de la question. Il introduit sa réflexion en se référant au fait que Munificentissimus Deus et Lumen Gentium ont évité de se prononcer sur la mort de Marie pour montrer que le magistère ne considérait pas comme opportune une définition solennelle sur ce point. Pie XII, dit-il, « ne jugea pas opportun d’affirmer solennellement, comme une vérité devant être admise par tous les chrétiens, la mort de la Mère de Dieu ». Jean-Paul II ne semble pas vouloir ici délivrer un enseignement définitif ni infaillible mais plutôt évoquer les théologiens qui, dans l’histoire de l’Eglise, ont parlé de la mort de Marie. Même si elles sont minoritaires, les voix issues de la tradition de l’Eglise qui remettent en question la mort de Marie – Epiphane de Salamine, Timothée de Jérusalem, Ephraïm, Jean de Damas, notamment – ne sont pas évoquées. Selon le pape, il ne serait pas possible d’écarter des causes naturelles à la mort de la Mère de Dieu : « S’agissant, dit-il, des causes de la mort de Marie, les opinions qui voudraient exclure à son sujet les causes naturelles ne semblent pas fondées ». Le théologien doit néanmoins ici pousser la réflexion, car il est difficile de se représenter le fait que toute putréfaction du cadavre est exclue pour la Vierge immaculée tout en acceptant sans réserves les faiblesses de l’âge ou la maladie, qui conduisent pourtant à la détérioration du corps. )) .
L’option résolue de Rahner pour la mort de la Vierge Marie
Dans ce contexte, les réflexions de Karl Rahner sur la mort de Marie sont intéressantes et révélatrices. D’un côté, il souligne le caractère normal de la loi universelle de la mort, à laquelle Marie, pour lui, est soumise. « Il est faux, déclare-t-il ainsi, de dire que Marie aurait eu le droit d’être préservée de la mort du fait qu’elle était sans péché » ((. Karl Rahner, Maria, Mutter des Herrn. Mariologische Studien/Asumptioarbeit, in Sämtliche Werke, tome 9, Herder, Fribourg, 2004, p. 142. )) . D’un autre côté, il évoque la transformation intérieure, pour tout homme, de la mort par le mystère de la grâce du Christ : « C’est pourquoi la mort n’est pas remplaçable par une autre situation. Elle est le pur παθος et du fait de l’unité intérieure de la souffrance absolue et de l’obéissance absolue dans l’ordre du Christ elle est aussi le point culminant irremplaçable de l’intégrité, l’unique situation dans laquelle c’est seulement par la remise complète de sa vie que le don sans retour de l’obéissance peut être vraiment réalisé existentiellement » ((. Karl Rahner, op. cit., p. 145. )) .
Dans l’anthropologie de Rahner, qui est communément considérée comme la théologie catholique dans son plein aboutissement, Marie devait mourir, comme tout être humain qui, introduit dans le mystère du Christ, trouve Dieu dans la mort. Sur ce fondement, Rahner n’exclut pas que la Vierge Marie ait subi souffrances et peur lors de sa mort, mais aussi la « cadavérisation de son corps ». C’est ici que Rahner passe de considérations anthropologiques à des réflexions eschatologiques, en postulant, pour le dire de manière simple, que la Résurrection se trouve dans la mort ((. « Une telle résurrection dans la mort peut parfaitement laisser derrière soi un cadavre. Pour des motifs de piété, cependant, Rahner considère que le tombeau de Marie était vide. D’un point de vue pratique, la transformation en un être impérissable présentée comme nécessaire par saint Paul peut parfaitement, selon Rahner, laisser derrière soi un cadavre au sens d’une matérialité autrefois informée par l’âme » (D. Matuschek, Konkrete Dogmatik. Die Mariologie Karl Rahners, Tyrolia, Innsbruck 2012, p. 468).)) .
La vision rahnérienne de la Résurrection
Karl Rahner souligne le fait que la Résurrection du Christ a une signification communautaire, car l’homme ne peut pas être heureux en étant parfaitement seul et a besoin d’être entouré de personnes, dotées de corps et d’âmes, y compris auprès de Dieu. Elle ne peut pas être considérée comme un événement purement individuel ; « Si l’homme Jésus est ressuscité, il ne peut pas être ressuscité seul, quand bien même cela ne serait pas expressément indiqué dans l’Ecriture » ((. Karl Rahner, Maria, Mutter des Herrn. Mariologische Studien/Asumptioarbeit, in Sämtliche Werke, tome 9, Herder, Fribourg, 2004, p. 142. )) . Rahner explique clairement que la question de la mort de Marie « n’est pas en premier lieu une question qui relève de la mariologie mais plutôt de l’eschatologie en général, une question sur la nature de ces « choses dernières » qui « existent » déjà, parce que les « derniers temps » ont déjà commencé » ((. Loc. cit., p. 220.)) .
En ce qui concerne l’achèvement de l’homme en Dieu, le concept de « temps » doit pour lui être revu car, tout en relevant du « monde de l’intériorité », il disparaît avec la Résurrection. C’est ainsi que, selon Rahner, il n’y aurait pas de sens à dire d’un homme entré dans l’au-delà – du moins en apparence – que son corps serait déjà « maintenant » transfiguré, alors que, pour un autre, ce ne serait « pas encore » le cas ((. Ibid., p. 225. )) . Chez lui, la mort de l’homme devient le moment existentiel et décisif de sa Résurrection, qui relie son histoire avec l’éternité, le moment de la synthèse dialectique entre terre et ciel ((. Ibid., p. 229. )) . Le corps transfiguré ne peut donc plus être considéré comme une réalité ayant un sens fondamental et littéral. « On peut dire qu’au sens de son eschatologie [celle de Saint Paul en 1 Co 15] la forme différente de cette corporéité doit être pensée de manière tellement radicale, en lien avec une identité métaphysique ultime entre la réalité terrestre et la réalité transfigurée. Car ce corps est bien le résultat du souffle divin en l’homme (1 Co 15) et pas seulement quelque chose qui est lié à ce monde comme une simple partie de ce monde. Tant et si bien que ce corps provient, au sens propre du terme, du Ciel (2 Co 5, 1 ss) ».
L’identification, chez Rahner, de la mort et de la résurrection finale
Au centre de la réflexion théologique de Karl Rahner sur la destinée de la Mère de Dieu se trouve la mort, dans laquelle doivent être pensés à la fois la résurrection, la transfiguration et l’accomplissement. Pour lui, Marie est forcément passée par la mort, car l’état durable de l’être-mort est pour lui l’état de l’accomplissement. Rahner écrit ainsi : « La « mort » de Marie serait la transformation instantanée de son être tout entier en son état d’accomplissement, qui serait ainsi chez elle identique à son « être-mort » et qui ne signifierait pas un état qui succèderait dans le temps à cet être-mort » ((. Ibid., p. 154. A noter que Rahner – dans la continuité de son jeu dialectique avec l’identité et la différence – utilise parfois « être-mort » entre guillemets, d’autres fois non, montrant ainsi qu’il pense à la fois à la « mort » et à la « non-mort », à la « fin définitive » et à « l’accomplissement ». )) . La réflexion théologique de Rahner sur l’Assomption se révèle ainsi très clairement dialectique : la vie est la mort, la mort est la résurrection, la descente est la montée, la séparation est l’unité, etc. Rahner, qui, dans son travail de 1951 sur l’Assomption, évoque la mort de la Mère de Jésus sur environ cinquante pages, comprend la mort comme la glorification. Il ne s’agit donc plus du constat préalable et universel que tous les hommes sont appelés à mourir, et que, par conséquent, Marie est passée par là aussi, mais plutôt de l’affirmation que la mort, en soi, est la résurrection ((. Ibid., pp. 37–38. Si la profondeur et l’impact existentiels de la mort sont particulièrement mis en avant par Rahner, il reste qu’on ne sait pas s’il n’omet pas, tout simplement, la question de la mort, qui est dépassée par la vie (pour les chrétiens la vie éternelle), c’est-à-dire quelque chose qui lui est radicalement opposé, dans la mesure où il voit une même réalité dans la mort et dans la vie. La plénitude de la vie et le vide de la mort sont tellement mis au même niveau et liés entre eux que la vie ne peut, en fin de compte, être pensée sans la mort. )) .
Rahner enracine largement sa « théologie de la mort et de la résurrection » – les deux faces d’une même médaille – dans la personne de Marie, qui est présentée comme l’archétype de tous les chrétiens, et même de tous les hommes. La mort n’est pas un passage vers la vie, mais elle la contient en elle. C’est pourquoi la mort est, pour Rahner, bonne en soi – au sens le plus profond de l’expression « en soi » –, alors qu’en réalité elle est un mal que l’homme subit ((. « Les deux, corps et âme, ne sont pas des réalités séparées. Elles sont bien plutôt des réalités ordonnées l’une à l’autre – le corps à l’âme, mais aussi l’âme au corps – qui, ensemble, constituent la nature complète de l’homme. A partir de ce point de vue de l’homme comme unité, qui laisse de côté tout dualisme, on doit absolument répondre par l’affirmative à la question de savoir si la mort est pour l’homme un mal, si elle représente un malheur […] C’est pourquoi [saint] Thomas lui-même dit que la mort est un grand mal (cf. II Ethicorum 1.14 : « Inter omnia autem terribile est mors »). Cf. Michael Stickelbroeck, Theologie des Sterbens, in Franz Breid (dir.), Leben angesichts des Todes. Referate der Internationalen Sommerakademie 2002 des Linzer Priesterkreises, Stella Maris Verlag, Buttenwiesen, 2002, pp. 38 ss. )) et que le chrétien peut dépasser dans la grâce et dans la foi au triomphe du Christ. La loi naturelle générale qui veut que tout être humain – et parmi eux la Vierge Marie – meure un jour est entremêlée de manière dialectique avec l’affirmation que tous, y compris Marie, sont forcément plongés dans cette « rédemption surnaturelle qui malgré le caractère historique de notre être est toujours déjà donné à l’avance et ne constitue pas seulement la réparation ultérieure d’un dommage » ((. Karl Rahner, Maria, Mutter des Herrn. Mariologische Studien/Das Dogma von der Unbefleckten Empfängnis und unsere Frömmigkeit, in Sämtliche Werke, tome 9, Herder, Fribourg, 2004, p. 583. )) .
Ce caractère de « déjà là » et cette insistance à montrer la nature existentiellement positive de la mort pour l’homme, qui aspire par sa mort à ce qui survit à celle-ci, a certainement sa justification. Si l’homme ne se voyait pas confronté à la question du « point final » de sa vie terrestre, il ne se poserait pas de question sur cet « autre » monde. Mais, avec la mort, l’homme est confronté à une réalité qui dépasse son concept de vie. La volonté d’identifier une vie sans mort limitée à elle-même est vouée à l’échec par la mort elle-même. La mort est la conséquence du péché, de l’enfermement de l’homme sur lui-même ((. [Le péché originel] « est cette faiblesse (destitutio, desolutio) de notre nature, qui apparaît nécessairement quand une créature liée à Dieu abandonne sa relation avec Dieu nouée par la grâce et n’agit et ne vit que par elle-même. » (cf. Gustav Siewerth, Die christliche Erbsündenlehre, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1964, p. 28). )) . C’est pourquoi il n’est pas possible de mettre sur le même plan la mort et la vie ou de considérer que la mort est un événement qui, en fait, rend possible la vie. Cela semble pourtant être le cas de Rahner, ce qu’on peut percevoir comme l’expression d’une tendance heideggerienne de ce théologien. La différence ontologique de Heidegger est en effet fondée sur les concepts de mort et de vie : « Elle [la différence ontologique] est « l’être-même », dont l’identité réside dans le fait d’avoir au cœur de soi-même la « différence », autrement dit dont l’identité se réalise par l’intégration permanente de ce qu’il y a de différent en lui » ((. Juraj‑D. Ledic, Heideggers « Sach-Verhalt » und Sachverhalte an sich, Ontos Verlag, Heusenstamm 2009, p. 117. )) . La vie n’est telle que parce qu’elle est aussi mort. Pour les chrétiens, la vie doit précisément trouver son accomplissement dans le fait qu’elle se termine par la mort. Même si pour les chrétiens, d’un point de vue théologique et métaphorique, la vraie vie commence bien après la mort, ces propos ne peuvent pas être employés comme tels en théologie, pour laquelle cette différence entre vie et mort, entre être et non-être, est fondamentale. Les effets d’une fusion entre vie et mort sont effrayants : « Ce qui est « mort » ou ce qui « tue » est en soi une déclinaison de la « vie« ; la déchéance, une conservation déficiente ; la désaffection pour la transcendance, une opportunité de rachat par la transcendance ; la déchirure, l’ouverture d’une nouvelle unité » ((. Gustav Siewerth, Das Schicksal der Metaphysik, Gesammelte Werke, tome 4, éditions Patmos, Düsseldorf, 1987, p. 372. )) . Une telle vision théologique n’est en fait rien d’autre qu’une gnose théologique ((. Cf. ibid., p. 373. )) .
Cet effacement d’une situation par une autre, chez Rahner, n’est pas seulement valable pour la relation entre la vie et la mort. Dans sa critique à l’égard de Rahner, le cardinal Scheffczyk explique clairement que le théologien allemand réduit les faveurs dues à la grâce particulière de Marie à une expérience humaine générale. « [Pour Rahner], l’Assomption de Marie revêt un caractère d’évidence applicable à l’ensemble des chrétiens. […] Cela signifie en premier lieu, et ce en plein accord avec l’intention de Rahner, une révision du mystère de Marie à l’aune d’une nouvelle compréhension de la foi, qui peut être déclarée largement en correspondance avec l’expérience humaine générale. Face à cela se trouve la mariologie traditionnelle, avec l’élévation de la Mère de Jésus au-dessus de toutes les créatures, comme « tour d’ivoire », en récompense de tous ses mérites » ((. Leo Scheffczyk, « Mariologie und Anthropologie. Zur Marienlehre Karl Rahners », in David Berger (dir.), Karl Rahner. Kritische Annäherungen. Quaestiones Non Disputatae, Sieburg, 2004, p. 313. Cf. Anton Ziegenaus, Maria in der Heilsgeschichte. Katholische Dogmatik, t.5, MM Verlag, Aix-la-Chapelle, 1998, pp. 320 ss. )) .
Le « minimalisme mariologique » de Karl Rahner
La mariologie de Karl Rahner a exercé à n’en pas douter une grande influence sur une série de théologiens, en particulier après le concile Vatican II, de sorte que ses positions ont déterminé – avec une radicalité inégale – un bon nombre de travaux sur l’Assomption ((. Cf. Stefano De Fiores, « Il dogma nella ricerca teologica contemporanea », in Il Dogma dell’Assunzione di Maria, Actes du XVIIe symposium international mariologique, Rome, 2010, pp. 11–60. De Fiores lui-même rend hommage à la contribution mariologique de Karl Rahner, dont il aimerait qu’elle continue à être développée : « Tout ce matériel mariologique [de Karl Rahner], intéressant du point de vue historique, théologique, anthropologique, attend d’être compris et valorisé. » )) . On constate notamment un « minimalisme mariologique », dont Rahner lui-même se vantait ((. Il se qualifiait lui-même de « minimaliste » mariologique. Cf. Karl Rahner, « Zur konziliaren Mariologie », Stimmen der Zeit, n. 174, 1964, p. 101. )) . A sa suite, beaucoup d’auteurs font attention à ne pas considérer la glorification de Marie comme un privilège particulier ((. Stefano De Fiores, Maria nella teologia contemporanea, Madre della Chiesa, Rome, 1991, pp. 498–511. )) . Cettina Militello explique par exemple qu’il est important de libérer les considérations sur l’Assomption de toute mentalité de privilège qui tendrait à éloigner la Vierge des autres femmes ((. Cf. Cettina Militello, « L’Assunzione nella carne : un approccio con occhi di donna », Ephemerides Mariologicae, n. 50, 2000, pp. 221–246. )) et qui impliquerait que ce qu’elle a reçu ne vaut pas pour tous. Elle écrit ainsi que l’expression « singulare privilegium » employée par Pie XII dans Munificentissimus Deus est en fait applicable à toute vie humaine, qui par définition est unique et ne peut être reproduite ((. « La singularité dit l’irréductible unicité de Marie comme personne et son rôle, tout autant irréductible et unique, dans l’histoire du salut. Mais en y réfléchissant bien ce sont des affirmations qui peuvent également être dites de chacun d’entre nous. […] La proximité des termes « singulare » et « privilegium » […] fait plutôt référence au côté métaphysiquement ordinaire du sujet humain qui existe toujours dans la singularité » (Cettina Militello, « L’Assunzione gloriosa : Aspetti ecclesiologici », in Il Dogma dell’Assunzione di Maria, Actes du XVIIe symposium international mariologique, Rome, 2010, p. 257). )) . Tandis que la mariologie, en tant que matière dogmatique à part entière, perdait toujours plus d’importance dans la période de l’après-concile, l’anthropologie et l’eschatologie ont été érigées – et, dans cette évolution, Karl Rahner a joué un rôle qui ne fut pas des moindres – au rang de matières centrales. La question sur l’homme et sur son destin est désormais au centre des attentions. Ce changement quasi paradigmatique dans l’approche théologique inclut naturellement la personne de Marie, qui n’est désormais plus vue comme une créature unique mais comme « l’une de nous ». L’élévation de Marie en son âme et en son corps vers le ciel est vue comme un « exemple paradigmatique au sein de l’eschatologie chrétienne », dont les éléments – mort, incorruptibilité, glorification – ne présentent pas de singularité liée à une seule personne ((. Cf. J. H. Martínez Hernández, « La Asunción en el debate actual sobre la escatología intermedia », Ephemerides Mariologiae, n. 35, 1985, pp. 37–80. )) . Dans le domaine de l’anthropologie, l’Assomption peut aussi, de manière étonnante, comme Cettina Militerro le fait avec une motivation féminine, être considérée comme le « paradoxe d’un corps féminin exalté » ((. Cettina Militello, « L’Assunzione nella carne : un approccio « con occhi di donna », Ephemerides Mariologicae, n. 50, 2000, pp. 221–247. )) . Le psychologue suisse C. G. Jung s’était exprimé d’une manière comparable : il se réjouissait du dogme de l’Assomption parce que celui-ci mettait à l’honneur l’« archétype féminin » ((. Manfred Hauke, Introduzione alla mariologia, Eupress-FTL, Lugano, 2008, p. 237. )) . C’est le résultat du « tournant anthropologique » exigé par Karl Rahner, qui n’est pas sans susciter d’importantes difficultés ((. Cf. Cornelio Fabro, La svolta anthropologica di Karl Rahner, Opere complete, tome 25, EDIVI, Segni, 2011, pp. 139–140. )) . Sans que l’enracinement de la doctrine de l’Assomption dans les trois autres dogmes mariaux soit nié, l’accent est trop souvent mis sur la glorification de tous les hommes plutôt que sur les privilèges particuliers de Marie qui fondent sa glorification à elle. Ce n’est pas la mariologie qui est considérée dans le dogme de l’Assomption de la Vierge au Ciel mais plutôt les vérités de l’eschatologie applicables à tous les hommes, de la doctrine des fins dernières, qui sont simplement appliquées à Marie.
Ce refus d’une « théologie du privilège » conduit à considérer la Vierge Marie comme une disciple exemplaire dans laquelle se réalise déjà ce qui est promis aux autres chrétiens. C’est ainsi que Wolfgang Beinert déclare : « Car ce que le symbole exprime sur le mode de l’espérance, le dogme l’affirme : nous serons élevés, Marie est élevée. » ((. Wolfgang Beinert, Handbuch der Marienkunde, Pustet, Regensburg, 1984, p. 293. )) Sans aucun doute, Marie est considérée comme l’exemple de tout disciple du Christ mais la théologie classique a également toujours souligné le fait qu’elle était incomparable et inégalable. Le fondement le plus profond des privilèges dont a bénéficié Marie de Nazareth n’est pas un arrachement aveugle à tout ce qu’il y a d’humain en elle mais le caractère unique et inimitable de l’accomplissement réalisé, d’une manière qui ne s’est jamais produite chez aucun être humain. La descente du Logos dans le sein de la Vierge Marie signifie qu’elle a été élevée au-dessus de toutes les créatures. Puisque Dieu voulait devenir son fils, il l’a préservée, elle seule, du péché originel, pour ensuite, à la fin de sa vie terrestre, l’élever au-dessus des anges. C’est à bon droit que le cardinal Scheffczyk critique la tendance rahnérienne consistant à réduire les privilèges conférés à Marie, afin d’en faire une figure « plus proche » de nous ((. Cf. Leo Scheffczyk, loc. cit., p. 313. )) . Le regard radical et exclusivement anthropologique porté sur Marie conduit à ne plus la voir sous l’angle de la perfection de Dieu, dont elle est plus proche que toute autre créature, mais sous celui des imperfections et des faiblesses des hommes ((. « Le tournant anthropologique tend à rapporter Marie non plus à la perfection de Dieu mais à l’imperfection de la créature pro stato isto » (Alessandro Apollonio, « Rilievi critici sulla mariologia di Karl Rahner », in Serafino Lanzetta (dir.), Karl Rahner. Un analisi critica, Florence, 2009, p. 229). )) .
Les dangers du « tournant anthropologique » de Rahner
Pour aller plus loin dans l’analyse de Rahner, qui tend à considérer l’élévation de Marie sous l’angle de l’anthropologie et de l’eschatologie, il est nécessaire de repartir de la christologie et de l’Incarnation, afin de mieux approcher le mystère de l’Assomption. C’est dans un corps que Dieu est devenu homme et c’est pour cette raison que ce corps a été non seulement épargné de toute dégradation mais glorifié. S’il est sûr que Dieu fait son habitation de l’homme, par la grâce sanctifiante, le fait qu’il soit devenu homme – pivot et clé de voûte de l’histoire du Salut – est un événement historiquement unique et indépassable, dans lequel Marie est engagée et impliquée comme aucun autre être humain. Une dissolution de la perspective mariale dans l’anthropologie conduit facilement à infléchir le sens de vérités christologiques dans un sens humain général. C’est ainsi que la théologie du « tournant anthropologique » diffusée par Karl Rahner peut rapidement conduire à considérer que l’homme est toujours et durablement en possession de la grâce, qu’il est toujours et de manière permanente plongé dans une existence surnaturelle et qu’il a forcément part à la nature divine. Les approches anthropologiques et christologiques sont alors interchangeables : le Christ est en fait perçu comme le stade le plus élevé de ce qui est déjà substantiellement présent chez tous les chrétiens, y compris anonymes. Ou, vu autrement : Dieu est présent dans l’homme, dans chaque homme, et se rapproche de lui-même en intervenant dans son histoire, comme le dit Rahner lorsqu’il affirme : « C’est lorsque Dieu veut être non-Dieu que naît l’homme » ((. Karl Rahner, Grundkurs des Glaubens, Herder, Fribourg, 2001, p. 223. )) . Par de telles affirmations, Rahner cherche à souligner la relation interne entre Dieu et l’homme, le créateur et la créature, l’être subsistant en lui et l’être participant. Ce lien interne est certainement dirigé contre une démarche dialectique intellectuelle et théologique comme elle peut être présente dans la pensée protestante, qui sépare totalement l’homme de Dieu, à côté duquel il n’est rien ((. Cf. G. Siewerth, Das Schicksal der Metaphysik, op. cit., p. 408. )) , ou, au contraire, fait de l’homme l’égal de Dieu ((. Cf. ibid., p. 399. )) . Cependant, il n’est pas possible d’introduire une dialectique hégélienne dans la théologie car celle-ci conduit à un panthéisme gnostique qui considère que Dieu se réalise dans la création et par elle, qu’elle est une condition de son existence. Un tel panthéisme peut certes mettre en valeur le lien entre Dieu et la Création mais, en fin de compte, il détruit les deux ((. Cf. ibid., p. 597. )) . Le lien ontologique entre Dieu et sa créature est double : absolument vrai, mais, en même temps, nécessitant une médiation.
« Il n’y a aucun doute que cette « théologie dialectique » ne peut pas être partagée par un chrétien qui réfléchit et qui a la foi » ((. G. Siewert, op. cit., p. 401. )) .
L’Assomption et l’Incarnation : deux mystères intrinsèquement liés
Tous les enseignements de foi sur la Vierge Marie – et notamment ceux sur l’Assomption – se fondent sur sa dignité de Mère de Dieu, et, de ce fait, en premier lieu, sur l’Incarnation du Logos. C’est parce que Jésus, le Fils de Dieu est également aussi le fils de Marie – non seulement dans un sens spirituel mais aussi d’une manière littéralement incarnée, que le dernier des dogmes mariaux ne parle pas seulement de la glorification de son âme, mais aussi de celle de son corps. Le dogme de l’Assomption de Marie dans le Ciel renvoie de manière essentielle au mystère de l’Incarnation et c’est en lui qu’on doit voir en premier lieu son fondement interne. Tandis que les trois autres dogmes mariaux – maternité divine, virginité et conception immaculée – préparent et éclairent, d’une certaine manière, le mystère de l’Incarnation, la doctrine de l’Assomption a plutôt trait à ses conséquences. Autrement dit, d’après le dogme de la maternité divine, Marie n’est pas seulement mère de la nature humaine du Christ mais du Christ tout entier – vrai Dieu et vrai homme. C’est à ce point que se manifeste la différence entre l’Assomption de la Vierge Marie dans le Ciel et la doctrine de la résurrection générale des morts – de la résurrection de la chair. Certes, le but final est identique pour Marie et pour tous les élus – la vie éternelle en Dieu. Mais le fondement interne – y compris à cause du mystère de l’Incarnation, dans lequel Marie est intégrée d’une manière unique, et de sa préservation du péché originel, dans la perspective de l’œuvre de salut de son Fils – est, dans son essence, différent ((. Leo Scheffczyk, Maria – Mutter und Gefährtin Christi, Sankt Ulrich Verlag, Augsburg, 2003, pp. 153 ss. )) .
La mort, c’est-à-dire la séparation de l’âme et du corps, la mise au tombeau et la décomposition, appartiennent à la destinée de l’homme. De tout cela, la définition dogmatique ne parle guère, car il s’agit de la glorification de Marie en raison de sa proximité particulière avec le Christ. Il est question de l’honneur qui est conféré à sa chair, et pas seulement à son âme. C’est ainsi que le sens commun des fidèles a toujours considéré comme inacceptable que son corps, qui a mis le Christ au monde, ait pu être soumis à la désagrégation et être la proie des vers. Pie XII cite en ce sens, dans Munificentissimus Deus, Saint Robert Bellarmin : « Et qui pourrait croire, je vous prie, que l’arche de la sainteté, la demeure du Verbe, le temple de l’Esprit-Saint se soit écroulé ? Mon âme répugne franchement même à penser que cette chair virginale qui a engendré Dieu, lui a donné le jour, l’a allaité, l’a porté, soit tombée en cendres, ou ait été livrée à la pâture des vers » ((. Robert Bellarmin, Contiones habitae Lovanii, contio XL ; De Assumptione B. Mariae Virginis. )) . C’est dans cet esprit que la Congrégation pour la doctrine de la foi a eu l’occasion, dans un document sur l’unicité du dogme de l’Assomption, de souligner le privilège particulier de la Mère de Dieu, qui reste un signe de l’espérance pour l’Eglise pèlerine au travers des âges : « L’Eglise, dans son enseignement sur le sort de l’homme après sa mort, exclut toute explication qui ôterait son sens à l’Assomption de Marie en ce qu’elle a d’unique, c’est-à-dire le fait que la glorification corporelle de la Vierge est l’anticipation de la glorification destinée à tous les autres élus. » ((. Congrégation pour la doctrine de la foi, Lettre sur quelques questions concernant l’eschatologie, 17 mai 1979.))
L’anticipation de la glorification parfaite de la Vierge Marie se fonde dans la dignité unique de la Mère de Dieu. Sans ignorer la signification eschatologique et anthropologique du dogme de l’Assomption, il serait certainement important de souligner avec plus de force le dogme de l’Incarnation et, en même temps, ce mystère marial central pour notre foi. Contre Rahner il faut absolument mettre en valeur le caractère unique de la transformation qui caractérise, d’une manière impossible à reproduire, Marie. Le refus d’une « mariologie de privilèges » est une tentative à courte vue visant à rendre Marie plus humaine et ignore le fait que Dieu ait voulu se faire homme en elle et uniquement par elle. Son « fiat » à Nazareth fait d’elle la mère et la collaboratrice du Christ. Si la Genèse parle du fait qu’à partir de la chair d’Adam sa femme Eve a été formée, pour être son aide, le nouvel Adam est formé, lui à partir de la chair de la nouvelle Eve, par l’action du Saint-Esprit. Marie est liée au Christ par le corps et l’âme comme aucun autre homme pour être ainsi associée, comme aucune personne au monde, à son œuvre de salut. Le logos a pris chair en elle pour pouvoir, également avec son aide, s’offrir pour le Salut du monde sur la Croix. Toutes les christologies docétistes ou spiritualistes se dissolvent devant cette vérité de la Maternité divine. A partir de cette signification que revêt la réalité corporelle, il est normal que Marie exerce son rôle universel en tant que porte-parole et médiatrice à côté de son Fils glorifié dans un corps et une âme transfigurés. Il est normal qu’elle soit la Mère de tous « par le corps et par le sang », comme elle l’a été pour son fils unique jusqu’à la dernière heure, lorsque Celui-ci lui confia de nombreux enfants dans la personne du disciple préféré, Saint Jean, sur le Golgotha.
Le caractère unique de la Vierge Marie est éclairé par celui du Christ, qui ne peut aucunement être ramené, comme le ferait une logique rahnérienne, à être le point le plus élevé d’une réalité humaine divinisée. Les dogmes mariaux permettent d’éclairer avec force ce qui est au cœur de la foi. En ce sens, dans le dogme de l’Assomption, ce qui rayonne, avant toute vérité anthropologique ou eschatologique, c’est le mystère de l’Incarnation du Logos. La Parole qui a pris chair voulait honorer et glorifier le corps qui L’avait portée et nourrie ((. « Dans l’Incarnation, la Vierge Marie avait formé le corps de Jésus ; grâce à elle, Dieu avait pris un visage humain. Jésus de Nazareth avait les traits de Marie. Mais dans l’Assomption de Marie, ce sont les caractéristiques glorieuses de son Fils qui l’imprègnent. C’est l’admirable échange de l’Incarnation qui se complète dans l’Assomption. » (Ernesto Piacenti, Nuovo corso sistematico di mariologia sub luce Immaculatae, Frascati, Rome, 2002, p. 147.) )) . Dans le Bréviaire, l’Eglise prie : « Gaude, Maria Virgo, cunctas haereses tu sola intermisti in universo mundo » ((. Dans ses entretiens avec Vittorio Messori, le cardinal Joseph Ratzinger racontait : « Lorsque j’étais un jeune théologien, avant le Concile, j’avais quelques réserves au sujet de certaines anciennes formules, comme, par exemple, celle, fameuse, De Maria numquam satis, Sur Marie on ne dira jamais assez. Cela me semblait exagéré. J’avais du mal à comprendre le vrai sens d’une autre fameuse expression qui veut que la Vierge soit ennemie de toutes les hérésies. Ou, plus précisément, qu’elle ait le titre de victorieuse de toutes les hérésies. Maintenant, à cette heure confuse où tout type de déviation hérétique semble conduire à la porte de la foi authentique, je comprends qu’il ne s’agissait pas d’exagérations dévotes mais de vérités aujourd’hui plus que jamais valides » (J. Ratzinger, Rapporto sulla fede, Cinisello Balsamo, 1985, p. 106). )) parce qu’en elle, comme dans un miroir, toutes les vérités de la foi brillent de manière lumineuse et claire. Par la Vierge Marie l’ombre de l’erreur, qui se cache dans la pénombre d’une fausse théologie, apparaît au grand jour. En Marie se révèle l’abondance et la beauté de la Révélation. Tout comme les plaies transfigurées du Seigneur ressuscité et monté au Ciel restent un témoignage éternel de son Incarnation et de sa passion, Marie, qui siège à son côté en son âme et en son corps, est le signe et le témoin du fait que le Fils de Dieu est un homme véritable, né d’une vierge, pour sauver les hommes.