Revue de réflexion politique et religieuse.

Autour de l’interprétation du concile Vati­can II

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le len­de­main de l’annonce de la renon­cia­tion de Benoît XVI, celui-ci s’est adres­sé aux prêtres du dio­cèse de Rome, le 14 février, dans un dis­cours d’adieu effec­tué sans notes mais dis­po­nible en vidéo et trans­crit et publié sur le site du Vati­can en diverses langues. De ce dis­cours on peut d’abord dire qu’il fait droit à l’histoire réelle des faits : le pre­mier jour de la pre­mière semaine du concile, la majo­ri­té des évêques a récu­sé l’ordre du jour éta­bli par la Curie man­da­tée par Jean XXIII. Tou­te­fois, a dit curieu­se­ment Benoît XVI, « ce ne fut pas un acte révo­lu­tion­naire, mais un acte de conscience, de res­pon­sa­bi­li­té de la part des pères conci­liaires ». Un acte sus­ci­té par des lea­ders, les car­di­naux Lié­nart (Lille) et Frings (Cologne), ain­si que par des « grandes figures comme les pères de Lubac, Danié­lou, Congar », et fina­le­ment les évêques « qui avaient les inten­tions les plus défi­nies », « ce que l’on a appe­lé “l’Alliance rhé­nane” ». De tout cela, l’ancien expert conci­liaire Joseph Rat­zin­ger atten­dait que sorte un grand renou­vel­le­ment, « une nou­velle Pen­te­côte, une nou­velle ère de l’Eglise ». Ce rap­pel des faits, rigou­reu­se­ment exact, a sou­vent été défor­mé par des pré­sen­ta­tions léni­fiantes, et l’on sait gré à Benoît XVI de l’avoir rap­por­té sans détour, y com­pris en s’incluant dans le camp des agents d’activation de l’époque.
Le deuxième point déve­lop­pé dans ce dis­cours est une for­mu­la­tion qui va dans le sens de l’ensemble de l’herméneutique rat­zin­gué­rienne et de son concept cen­tral de « réforme », oppo­sé aux deux pôles de la conti­nui­té (tra­di­tio­na­li­sante) et de la rup­ture : le « concile des Pères – le vrai concile » (c’est-à-dire celui de la « réforme ») et le « concile des médias » répon­dant aux dési­rs d’un monde tota­le­ment étran­ger à la foi chré­tienne, mais source des pires ravages internes (Benoît XVI a évo­qué les sémi­naires et les cou­vents fer­més, la litur­gie cen­trée sur la com­mu­nau­té, et quelques-uns des thèmes théo­lo­giques qui ont jus­ti­fié tout cela). On en revient sans cesse au pro­blème, mul­ti­forme, de l’interprétation.
L’une des ques­tions posées par cette dis­tinc­tion entre concile réel et concile média­tique est celle-ci : com­ment se fait-il qu’à l’intérieur de l’Eglise ait pu pré­va­loir pen­dant un demi-siècle une vision inver­sée de la réa­li­té ? Qu’ont donc fait les auto­ri­tés en charge pour évi­ter une illu­sion aus­si consi­dé­rable (et si elles se sont mon­trées pas­sives ou, pire, inca­pables, com­ment cela peut-il s’interpréter) ?
Une autre ques­tion est celle que Joseph Rat­zin­ger, alors pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la foi, avait sou­le­vé à pro­pos de la façon dont le concile, fût-ce celui de la réa­li­té, ait pu être consi­dé­ré comme un « super­dogme » ((. « La véri­té est que le Concile lui-même n’a défi­ni aucun dogme. Il a vou­lu de manière consciente s’exprimer selon un registre plus modeste, comme un concile sim­ple­ment pas­to­ral ; cepen­dant, beau­coup l’interprètent comme s’il était un “super-dogme” qui enlève à tout le reste son impor­tance. » (J. Rat­zin­ger, Confé­rence aux évêques du Chi­li et de Colom­bie, San­tia­go, 13 juillet 1988, rela­tive à « l’affaire Lefebvre ». Ver­sion fran­çaise inté­grale sur www.laportelatine.org)))  – c’est encore le cas aujourd’hui, entre autres, dans les milieux les plus « modé­rés ». Or il ne convient pas qu’il le soit, eu égard à sa nature toute par­ti­cu­lière. Une vue plus ajus­tée à sa vraie qua­li­fi­ca­tion per­met déjà de faire un pas en direc­tion de l’indispensable rééva­lua­tion de la période écou­lée.
Le docu­ment qui suit nous a été aima­ble­ment com­mu­ni­qué par Mgr Flo­rian Kolf­haus, actuel­le­ment en poste au Vati­can, à la Secré­tai­re­rie d’Etat. Il apporte une impor­tante contri­bu­tion au dos­sier. La publi­ca­tion ori­gi­nale a été effec­tuée en alle­mand, dans la revue élec­tro­nique Die Neue Ord­nung, diri­gée par le père domi­ni­cain Wolf­gang Ocken­fels ((. www.die-neue-ordnung.de/)) . Tra­duc­tion par nos soins, relue par l’auteur.

Cin­quante ans après l’ouverture du concile Vati­can II s’est ouverte une nou­velle dis­cus­sion autour de son inter­pré­ta­tion. Par­mi les élé­ments de cette dis­cus­sion figure la ques­tion sui­vante : jusqu’à quel point ce Concile consti­tue-t-il une rup­ture avec la tra­di­tion ecclé­siale ou est-il au contraire tota­le­ment inté­gré à la conti­nui­té du magis­tère ? L’élément déclen­cheur prin­ci­pal de ces échanges autour de la juste inter­pré­ta­tion du Concile fut le fameux dis­cours à la Curie romaine du pape Benoît XVI, en date du 22 décembre 2005. A cette occa­sion, Benoît XVI avait indi­qué que le concile Vati­can II ne pou­vait être com­pris que dans le contexte de l’ensemble de la tra­di­tion de l’Eglise.
Il n’y avait eu aucun « tour­nant coper­ni­cien », aucun nou­veau départ radi­cal, aucune rup­ture avec ce qu’avaient jusqu’alors ensei­gné papes et conciles. Plus encore, le concile Vati­can II devait être cor­rec­te­ment com­pris au moyen d’une her­mé­neu­tique de la réforme dans la conti­nui­té. Ce dis­cours a assu­ré­ment fait entrer l’herméneutique du Concile dans une nou­velle phase. Alors que pen­dant des années le concile Vati­can II avait été consi­dé­ré avant tout comme un évé­ne­ment (« event »), dont le fameux « esprit » sem­blait beau­coup plus impor­tant que les docu­ments qu’il avait adop­tés, il était désor­mais recon­nu que ce qui impor­tait était avant tout la lec­ture des textes du der­nier concile. De la signi­fi­ca­tion du Concile en tant qu’événement – le pape Jean XXIII vou­lait en faire un sym­bole de l’unité ecclé­siale – il n’est pas pos­sible de dou­ter. Il est cepen­dant indis­pen­sable d’émettre un avis cri­tique à l’égard de Giu­seppe Albe­ri­go et son école de Bologne, qui mettent en valeur le Concile avant tout en tant qu’événement et partent de l’idée que son esprit est situé au-delà des textes qu’il a pro­duits. Albe­ri­go donne ain­si l’impression que le Bien­heu­reux Jean XXIII aurait don­né dès le début – en fai­sant face à la résis­tance de la Curie romaine – une ligne clai­re­ment pas­to­rale et « libé­rale », qui peut être résu­mée par le terme d’« aggior­na­men­to », que Jean XXIII uti­li­sa d’ailleurs en pre­mier lieu non pas au sujet du Concile mais concer­nant la réforme du Code de droit canon ((. « Ce mot [aggior­na­men­to] fut uti­li­sé [par Jean XXIII en 1959] pour expli­quer que le droit canon devrait faire l’objet d’un “aggior­na­men­to” suite au Concile. [.] Et le mot “aggior­na­men­to” ne réap­pa­rut dans les dis­cours, lettres et textes de Jean XXIII que trois ans après l’annonce du Concile. » (A. von Teuf­fen­bach, Aus Liebe und Treue zur Kirche. Eine etwas andere Ges­chichte des Zwei­ten Vati­ka­nums, Ber­lin, 2004, p. 80))) . Le pape aurait eu une vision bien plus large et aurait vou­lu beau­coup plus de choses que ce que les textes – sous l’influence, avant tout, d’un Paul VI « hési­tant » et « conser­va­teur » – ne rendent in fine que de manière embryon­naire et pleine de com­pro­mis. Une telle ana­lyse omet le fait que Jean XXIII a vou­lu et approu­vé les sché­mas pré­pa­rés par la Curie, et que la signi­fi­ca­tion qu’il confé­rait au mot « pas­to­ral » n’était pas uni­voque. Au début du Concile il sou­li­gnait sa claire inten­tion de pré­ci­ser une doc­trine et deman­dait comme inten­tion de prière pour le mois d’octobre, en tant qu’« inten­tion du Saint Père », de prier pour que le « magis­tère infaillible du Concile » per­mette de défendre effi­ca­ce­ment la foi « contre les dan­gers et les erreurs » ((. « Non sine gra­vi ratione in qui­bus­dam casi­bus recen­sen­tur atque repro­ban­tur errores. “Ut per magis­te­rium infal­li­bile Conci­lii Vati­ca­ni II errores et per­icu­la contra fidem et mores cla­rius omni­bus inno­tes­cant.” Haec erat inten­tio gene­ra­lis apos­to­la­tus ora­tio­nis pro mense octo­bri huius anni, appro­ba­ta a nos­tro Sum­mo et aman­tis­si­mo Pon­te­fice Ioanne XXIII feli­ci­ter regnante. » (Acta syno­da­lia [AS], I/4, 125))) . Ce n’est que pen­dant le Concile que le carac­tère spé­ci­fi­que­ment « pas­to­ral » de ce der­nier s’est déve­lop­pé et il a consti­tué pour les pères eux-mêmes une vraie nou­veau­té. Ce nou­veau « style » s’exprime tout d’abord dans le sou­hait expri­mé de rédi­ger des textes faci­le­ment com­pré­hen­sibles et de se fon­der sur des argu­ments bibliques. On ne vou­lut en pre­mier lieu pas de défi­ni­tion liée à une école de théo­lo­gie en par­ti­cu­lier, puis aucune défi­ni­tion magis­té­rielle. Contrai­re­ment à ce qu’écrivit Albe­ri­go, il n’y eut aucun pro­gramme clair d’« ouver­ture ecclé­siale », qui aurait été au fon­de­ment des tra­vaux, à l’initiative de Jean XXIII, qui aurait été len­te­ment maî­tri­sé par la Curie et qui ne lui sur­vi­vrait que sous la forme de l’esprit du « bon pape Jean » et de ce qu’aurait pu être son concile. Ce fut bien au contraire exac­te­ment l’inverse qui se pro­dui­sit. Ce n’est que pen­dant le Concile que le carac­tère pas­to­ral de ce der­nier s’est déve­lop­pé – et ce de manière variée dans des docu­ments de style très dif­fé­rent – et a pris forme dans des textes concrets, et non avant tout dans des gestes et des mes­sages.
A cin­quante ans de dis­tance et pour une géné­ra­tion qui n’a pas vécu direc­te­ment cette période, le Concile ne peut pas avant tout être inter­pré­té comme un évé­ne­ment sans encou­rir le risque de déve­lop­per un mythe du Concile, vague et inin­tel­li­gible, que la trans­for­ma­tion de la réa­li­té à l’origine de ce mythe soit libé­rale ou tra­di­tio­na­liste. C’est aux textes de ce concile que l’on doit avant tout s’intéresser.
A par­tir de là se pose immé­dia­te­ment la ques­tion de l’adoption par le concile Vati­can II, à la dif­fé­rence des conciles de Trente et de Vati­can I, de docu­ments de dif­fé­rentes natures : consti­tu­tions, décla­ra­tions, décrets. Le car­di­nal Joseph Rat­zin­ger par­lait dans son fameux dis­cours du 13 juillet 1988 aux évêques du Chi­li du fait que « tous les docu­ments du Concile n’ont pas le même rang ». Josef Gehr mon­tra éga­le­ment, dans le cadre d’un tra­vail de doc­to­rat en droit canon ayant fait l’objet d’une publi­ca­tion, que les textes du concile Vati­can II n’ont pas dans l’absolu la même valeur ((. J. Gehr, Die recht­liche Qua­li­fi­ka­tion der Bes­chlüsse des Zwei­ten Vati­ka­ni­schen Kon­zils, EOS Ver­lag, St. Otti­lien, 1997.)) . La note de la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi du 6 jan­vier 2012 met éga­le­ment cela en évi­dence : « Autour de ses quatre Consti­tu­tions, véri­tables piliers du Concile, se regroupent les Décla­ra­tions et les Décrets, qui affrontent quelques-unes des ques­tions majeures de l’époque ». Dans son expo­sé du 12 octobre 2012 à Pas­sau, Rudolf Vode­rhol­zer a très clai­re­ment et jus­te­ment expli­qué que « les seize textes avaient un ordre et une hié­rar­chie ». « Les textes n’ont pas tous le même poids, pour­sui­vait-il. Fon­da­men­ta­le­ment, il est pos­sible de dis­tin­guer les quatre “consti­tu­tions” – le groupe de textes le plus impor­tant – des décrets, au nombre de neuf, qui en consti­tuent ain­si comme des “moda­li­tés d’application”, qui sont le déploie­ment de ce qui a été dit dans les consti­tu­tions. Enfin viennent trois “décla­ra­tions”, dont le conte­nu est tour­né vers l’extérieur […] On peut déjà déduire de cet ordon­nan­ce­ment des textes entre eux une pre­mière indi­ca­tion pour l’interprétation : les décla­ra­tions et les décrets doivent être lus à la lumière des consti­tu­tions, et non l’inverse. » ((. « Bruch oder Kon­ti­nuität ? Zur Her­me­neu­tik des II. Vati­ka­ni­schen Kon­zils », Fest­vor­trag am 12. Okto­ber 2012 von Univ.-Prof. Dr. Rudolf Vode­rhol­zer, Diö­ze­sanes Zen­trum für litur­gische Bil­dung Pas­sau (dir.), Pas­sau, 2012. Il est inté­res­sant de se réfé­rer aux pro­pos très dif­fé­rents tenus par Karl Rah­ner et Her­bert Vor­grim­ler au sujet du décret sur l’oecuménisme dans l’ouvrage Kleines Kon­zils­kom­pen­dium (Fri­bourg, 1966) : « L’enseignement du Concile sur la rela­tion de l’Eglise catho­lique aux Eglises et aux chré­tiens non catho­liques est conte­nu dans la consti­tu­tion dog­ma­tique sur l’Eglise, dans le décret sur l’oecuménisme ain­si que dans le décret sur les Eglises catho­liques orien­tales. Cet ensei­gne­ment doit être pris dans son ensemble. Il serait faux de ne consi­dé­rer le décret sur l’oecuménisme que comme une tra­duc­tion pra­tique de l’enseignement indi­qué dans la consti­tu­tion. » (p. 217)))
Natu­rel­le­ment, ce constat ne conduit pas néces­sai­re­ment à consi­dé­rer que deux docu­ments de même nature auraient une impor­tance iden­tique et qu’ainsi, par exemple, les décrets Inter miri­fi­ca et Uni­ta­tis redin­te­gra­tio auraient la même por­tée. Le dia­logue oecu­mé­nique est sans aucun doute un défi plus impor­tant que les moyens de com­mu­ni­ca­tion modernes qui étaient alors en cours de déve­lop­pe­ment. Le décret sur l’oecuménisme concerne les rela­tions de l’Eglise catho­lique, ain­si que sa coha­bi­ta­tion, avec des Eglises ortho­doxes, des com­mu­nau­tés ecclé­siales ou des chré­tiens qui ne se trouvent pas en son sein. Il s’agit ain­si d’un thème spé­ci­fi­que­ment chré­tien, avec des aspects théo­lo­giques impor­tants. Le décret Inter miri­fi­ca à l’inverse concerne les rela­tions entre l’Eglise d’une époque don­née et une réa­li­té en plein essor, les moyens de com­mu­ni­ca­tion de l’information.
Mais, avec Inter miri­fi­ca comme dans le cas d’Unitatis redin­te­gra­tio, on est en pré­sence non pas d’un nou­vel ensei­gne­ment mais d’une pra­tique nou­velle ou renou­ve­lée. Les deux thèmes sont trai­tés dans des décrets parce que, au-delà de toutes leurs dif­fé­rences, ils ont en com­mun leur orien­ta­tion vers le domaine pra­tique.
[…]

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