Revue de réflexion politique et religieuse.

Les ambi­guï­tés théo­lo­giques de Karl Rah­ner. Le cas de l’Assomption de la Vierge Marie

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans l’anthropologie de Rah­ner, qui est com­mu­né­ment consi­dé­rée comme la théo­lo­gie catho­lique dans son plein abou­tis­se­ment, Marie devait mou­rir, comme tout être humain qui, intro­duit dans le mys­tère du Christ, trouve Dieu dans la mort. Sur ce fon­de­ment, Rah­ner n’exclut pas que la Vierge Marie ait subi souf­frances et peur lors de sa mort, mais aus­si la « cada­vé­ri­sa­tion de son corps ». C’est ici que Rah­ner passe de consi­dé­ra­tions anthro­po­lo­giques à des réflexions escha­to­lo­giques, en pos­tu­lant, pour le dire de manière simple, que la Résur­rec­tion se trouve dans la mort ((. « Une telle résur­rec­tion dans la mort peut par­fai­te­ment lais­ser der­rière soi un cadavre. Pour des motifs de pié­té, cepen­dant, Rah­ner consi­dère que le tom­beau de Marie était vide. D’un point de vue pra­tique, la trans­for­ma­tion en un être impé­ris­sable pré­sen­tée comme néces­saire par saint Paul peut par­fai­te­ment, selon Rah­ner, lais­ser der­rière soi un cadavre au sens d’une maté­ria­li­té autre­fois infor­mée par l’âme » (D. Matu­schek, Kon­krete Dog­ma­tik. Die Mario­lo­gie Karl Rah­ners, Tyro­lia, Inns­bruck 2012, p. 468).)) .

La vision rah­né­rienne de la Résur­rec­tion

Karl Rah­ner sou­ligne le fait que la Résur­rec­tion du Christ a une signi­fi­ca­tion com­mu­nau­taire, car l’homme ne peut pas être heu­reux en étant par­fai­te­ment seul et a besoin d’être entou­ré de per­sonnes, dotées de corps et d’âmes, y com­pris auprès de Dieu. Elle ne peut pas être consi­dé­rée comme un évé­ne­ment pure­ment indi­vi­duel ; « Si l’homme Jésus est res­sus­ci­té, il ne peut pas être res­sus­ci­té seul, quand bien même cela ne serait pas expres­sé­ment indi­qué dans l’Ecriture » ((. Karl Rah­ner, Maria, Mut­ter des Herrn. Mario­lo­gische Studien/Asumptioarbeit, in Sämt­liche Werke, tome 9, Her­der, Fri­bourg, 2004, p. 142. )) . Rah­ner explique clai­re­ment que la ques­tion de la mort de Marie « n’est pas en pre­mier lieu une ques­tion qui relève de la mario­lo­gie mais plu­tôt de l’eschatologie en géné­ral, une ques­tion sur la nature de ces « choses der­nières » qui « existent » déjà, parce que les « der­niers temps » ont déjà com­men­cé » ((. Loc. cit., p. 220.)) .
En ce qui concerne l’achèvement de l’homme en Dieu, le concept de « temps » doit pour lui être revu car, tout en rele­vant du « monde de l’intériorité », il dis­pa­raît avec la Résur­rec­tion. C’est ain­si que, selon Rah­ner, il n’y aurait pas de sens à dire d’un homme entré dans l’au-delà – du moins en appa­rence – que son corps serait déjà « main­te­nant » trans­fi­gu­ré, alors que, pour un autre, ce ne serait « pas encore » le cas ((. Ibid., p. 225. )) . Chez lui, la mort de l’homme devient le moment exis­ten­tiel et déci­sif de sa Résur­rec­tion, qui relie son his­toire avec l’éternité, le moment de la syn­thèse dia­lec­tique entre terre et ciel ((. Ibid., p. 229. )) . Le corps trans­fi­gu­ré ne peut donc plus être consi­dé­ré comme une réa­li­té ayant un sens fon­da­men­tal et lit­té­ral. « On peut dire qu’au sens de son escha­to­lo­gie [celle de Saint Paul en 1 Co 15] la forme dif­fé­rente de cette cor­po­réi­té doit être pen­sée de manière tel­le­ment radi­cale, en lien avec une iden­ti­té méta­phy­sique ultime entre la réa­li­té ter­restre et la réa­li­té trans­fi­gu­rée. Car ce corps est bien le résul­tat du souffle divin en l’homme (1 Co 15) et pas seule­ment quelque chose qui est lié à ce monde comme une simple par­tie de ce monde. Tant et si bien que ce corps pro­vient, au sens propre du terme, du Ciel (2 Co 5, 1 ss) ».

L’identification, chez Rah­ner, de la mort et de la résur­rec­tion finale

Au centre de la réflexion théo­lo­gique de Karl Rah­ner sur la des­ti­née de la Mère de Dieu se trouve la mort, dans laquelle doivent être pen­sés à la fois la résur­rec­tion, la trans­fi­gu­ra­tion et l’accomplissement. Pour lui, Marie est for­cé­ment pas­sée par la mort, car l’état durable de l’être-mort est pour lui l’état de l’accomplissement. Rah­ner écrit ain­si : « La « mort » de Marie serait la trans­for­ma­tion ins­tan­ta­née de son être tout entier en son état d’accomplissement, qui serait ain­si chez elle iden­tique à son « être-mort » et qui ne signi­fie­rait pas un état qui suc­cè­de­rait dans le temps à cet être-mort » ((. Ibid., p. 154. A noter que Rah­ner – dans la conti­nui­té de son jeu dia­lec­tique avec l’identité et la dif­fé­rence – uti­lise par­fois « être-mort » entre guille­mets, d’autres fois non, mon­trant ain­si qu’il pense à la fois à la « mort » et à la « non-mort », à la « fin défi­ni­tive » et à « l’accomplissement ». )) . La réflexion théo­lo­gique de Rah­ner sur l’Assomption se révèle ain­si très clai­re­ment dia­lec­tique : la vie est la mort, la mort est la résur­rec­tion, la des­cente est la mon­tée, la sépa­ra­tion est l’unité, etc. Rah­ner, qui, dans son tra­vail de 1951 sur l’Assomption, évoque la mort de la Mère de Jésus sur envi­ron cin­quante pages, com­prend la mort comme la glo­ri­fi­ca­tion. Il ne s’agit donc plus du constat préa­lable et uni­ver­sel que tous les hommes sont appe­lés à mou­rir, et que, par consé­quent, Marie est pas­sée par là aus­si, mais plu­tôt de l’affirmation que la mort, en soi, est la résur­rec­tion ((. Ibid., pp. 37–38. Si la pro­fon­deur et l’impact exis­ten­tiels de la mort sont par­ti­cu­liè­re­ment mis en avant par Rah­ner, il reste qu’on ne sait pas s’il n’omet pas, tout sim­ple­ment, la ques­tion de la mort, qui est dépas­sée par la vie (pour les chré­tiens la vie éter­nelle), c’est-à-dire quelque chose qui lui est radi­ca­le­ment oppo­sé, dans la mesure où il voit une même réa­li­té dans la mort et dans la vie. La plé­ni­tude de la vie et le vide de la mort sont tel­le­ment mis au même niveau et liés entre eux que la vie ne peut, en fin de compte, être pen­sée sans la mort. )) .
Rah­ner enra­cine lar­ge­ment sa « théo­lo­gie de la mort et de la résur­rec­tion » – les deux faces d’une même médaille – dans la per­sonne de Marie, qui est pré­sen­tée comme l’archétype de tous les chré­tiens, et même de tous les hommes. La mort n’est pas un pas­sage vers la vie, mais elle la contient en elle. C’est pour­quoi la mort est, pour Rah­ner, bonne en soi – au sens le plus pro­fond de l’expression « en soi » –, alors qu’en réa­li­té elle est un mal que l’homme subit ((. « Les deux, corps et âme, ne sont pas des réa­li­tés sépa­rées. Elles sont bien plu­tôt des réa­li­tés ordon­nées l’une à l’autre – le corps à l’âme, mais aus­si l’âme au corps – qui, ensemble, consti­tuent la nature com­plète de l’homme. A par­tir de ce point de vue de l’homme comme uni­té, qui laisse de côté tout dua­lisme, on doit abso­lu­ment répondre par l’affirmative à la ques­tion de savoir si la mort est pour l’homme un mal, si elle repré­sente un mal­heur […] C’est pour­quoi [saint] Tho­mas lui-même dit que la mort est un grand mal (cf. II Ethi­co­rum 1.14 : « Inter omnia autem ter­ri­bile est mors »). Cf. Michael Sti­ckel­broeck, Theo­lo­gie des Ster­bens, in Franz Breid (dir.), Leben ange­sichts des Todes. Refe­rate der Inter­na­tio­na­len Som­me­ra­ka­de­mie 2002 des Lin­zer Pries­ter­kreises, Stel­la Maris Ver­lag, But­ten­wie­sen, 2002, pp. 38 ss. ))  et que le chré­tien peut dépas­ser dans la grâce et dans la foi au triomphe du Christ. La loi natu­relle géné­rale qui veut que tout être humain – et par­mi eux la Vierge Marie – meure un jour est entre­mê­lée de manière dia­lec­tique avec l’affirmation que tous, y com­pris Marie, sont for­cé­ment plon­gés dans cette « rédemp­tion sur­na­tu­relle qui mal­gré le carac­tère his­to­rique de notre être est tou­jours déjà don­né à l’avance et ne consti­tue pas seule­ment la répa­ra­tion ulté­rieure d’un dom­mage » ((. Karl Rah­ner, Maria, Mut­ter des Herrn. Mario­lo­gische Studien/Das Dog­ma von der Unbe­fleck­ten Empfän­gnis und unsere Fröm­mig­keit, in Sämt­liche Werke, tome 9, Her­der, Fri­bourg, 2004, p. 583. )) .
Ce carac­tère de « déjà là » et cette insis­tance à mon­trer la nature exis­ten­tiel­le­ment posi­tive de la mort pour l’homme, qui aspire par sa mort à ce qui sur­vit à celle-ci, a cer­tai­ne­ment sa jus­ti­fi­ca­tion. Si l’homme ne se voyait pas confron­té à la ques­tion du « point final » de sa vie ter­restre, il ne se pose­rait pas de ques­tion sur cet « autre » monde. Mais, avec la mort, l’homme est confron­té à une réa­li­té qui dépasse son concept de vie. La volon­té d’identifier une vie sans mort limi­tée à elle-même est vouée à l’échec par la mort elle-même. La mort est la consé­quence du péché, de l’enfermement de l’homme sur lui-même ((. [Le péché ori­gi­nel] « est cette fai­blesse (des­ti­tu­tio, deso­lu­tio) de notre nature, qui appa­raît néces­sai­re­ment quand une créa­ture liée à Dieu aban­donne sa rela­tion avec Dieu nouée par la grâce et n’agit et ne vit que par elle-même. » (cf. Gus­tav Sie­werth, Die christ­liche Erbsün­den­lehre, Johannes Ver­lag, Ein­sie­deln, 1964, p. 28). )) . C’est pour­quoi il n’est pas pos­sible de mettre sur le même plan la mort et la vie ou de consi­dé­rer que la mort est un évé­ne­ment qui, en fait, rend pos­sible la vie. Cela semble pour­tant être le cas de Rah­ner, ce qu’on peut per­ce­voir comme l’expression d’une ten­dance hei­deg­ge­rienne de ce théo­lo­gien. La dif­fé­rence onto­lo­gique de Hei­deg­ger est en effet fon­dée sur les concepts de mort et de vie : « Elle [la dif­fé­rence onto­lo­gique] est « l’être-même », dont l’identité réside dans le fait d’avoir au cœur de soi-même la « dif­fé­rence », autre­ment dit dont l’identité se réa­lise par l’intégration per­ma­nente de ce qu’il y a de dif­fé­rent en lui » ((. Juraj‑D. Ledic, Hei­deg­gers « Sach-Verhalt » und Sach­ve­rhalte an sich, Ontos Ver­lag, Heu­sens­tamm 2009, p. 117. )) . La vie n’est telle que parce qu’elle est aus­si mort. Pour les chré­tiens, la vie doit pré­ci­sé­ment trou­ver son accom­plis­se­ment dans le fait qu’elle se ter­mine par la mort. Même si pour les chré­tiens, d’un point de vue théo­lo­gique et méta­pho­rique, la vraie vie com­mence bien après la mort, ces pro­pos ne peuvent pas être employés comme tels en théo­lo­gie, pour laquelle cette dif­fé­rence entre vie et mort, entre être et non-être, est fon­da­men­tale. Les effets d’une fusion entre vie et mort sont effrayants : « Ce qui est « mort » ou ce qui « tue » est en soi une décli­nai­son de la « vie« ; la déchéance, une conser­va­tion défi­ciente ; la désaf­fec­tion pour la trans­cen­dance, une oppor­tu­ni­té de rachat par la trans­cen­dance ; la déchi­rure, l’ouverture d’une nou­velle uni­té » ((. Gus­tav Sie­werth, Das Schick­sal der Meta­phy­sik, Gesam­melte Werke, tome 4, édi­tions Pat­mos, Düs­sel­dorf, 1987, p. 372. )) . Une telle vision théo­lo­gique n’est en fait rien d’autre qu’une gnose théo­lo­gique ((. Cf. ibid., p. 373. )) .
Cet effa­ce­ment d’une situa­tion par une autre, chez Rah­ner, n’est pas seule­ment valable pour la rela­tion entre la vie et la mort. Dans sa cri­tique à l’égard de Rah­ner, le car­di­nal Scheffc­zyk explique clai­re­ment que le théo­lo­gien alle­mand réduit les faveurs dues à la grâce par­ti­cu­lière de Marie à une expé­rience humaine géné­rale. « [Pour Rah­ner], l’Assomption de Marie revêt un carac­tère d’évidence appli­cable à l’ensemble des chré­tiens. […] Cela signi­fie en pre­mier lieu, et ce en plein accord avec l’intention de Rah­ner, une révi­sion du mys­tère de Marie à l’aune d’une nou­velle com­pré­hen­sion de la foi, qui peut être décla­rée lar­ge­ment en cor­res­pon­dance avec l’expérience humaine géné­rale. Face à cela se trouve la mario­lo­gie tra­di­tion­nelle, avec l’élévation de la Mère de Jésus au-des­sus de toutes les créa­tures, comme « tour d’ivoire », en récom­pense de tous ses mérites » ((. Leo Scheffc­zyk, « Mario­lo­gie und Anthro­po­lo­gie. Zur Marien­lehre Karl Rah­ners », in David Ber­ger (dir.), Karl Rah­ner. Kri­tische Annä­he­run­gen. Quaes­tiones Non Dis­pu­ta­tae, Sie­burg, 2004, p. 313. Cf. Anton Zie­ge­naus, Maria in der Heils­ges­chichte. Katho­lische Dog­ma­tik, t.5, MM Ver­lag, Aix-la-Cha­pelle, 1998, pp. 320 ss. )) .

Le « mini­ma­lisme mario­lo­gique » de Karl Rah­ner

La mario­lo­gie de Karl Rah­ner a exer­cé à n’en pas dou­ter une grande influence sur une série de théo­lo­giens, en par­ti­cu­lier après le concile Vati­can II, de sorte que ses posi­tions ont déter­mi­né – avec une radi­ca­li­té inégale – un bon nombre de tra­vaux sur l’Assomption ((. Cf. Ste­fa­no De Fiores, « Il dog­ma nel­la ricer­ca teo­lo­gi­ca contem­po­ra­nea », in Il Dog­ma dell’Assunzione di Maria, Actes du XVIIe sym­po­sium inter­na­tio­nal mario­lo­gique, Rome, 2010, pp. 11–60. De Fiores lui-même rend hom­mage à la contri­bu­tion mario­lo­gique de Karl Rah­ner, dont il aime­rait qu’elle conti­nue à être déve­lop­pée : « Tout ce maté­riel mario­lo­gique [de Karl Rah­ner], inté­res­sant du point de vue his­to­rique, théo­lo­gique, anthro­po­lo­gique, attend d’être com­pris et valo­ri­sé. » )) . On constate notam­ment un « mini­ma­lisme mario­lo­gique », dont Rah­ner lui-même se van­tait ((. Il se qua­li­fiait lui-même de « mini­ma­liste » mario­lo­gique. Cf. Karl Rah­ner, « Zur kon­zi­lia­ren Mario­lo­gie », Stim­men der Zeit, n. 174, 1964, p. 101. )) . A sa suite, beau­coup d’auteurs font atten­tion à ne pas consi­dé­rer la glo­ri­fi­ca­tion de Marie comme un pri­vi­lège par­ti­cu­lier ((. Ste­fa­no De Fiores, Maria nel­la teo­lo­gia contem­po­ra­nea, Madre del­la Chie­sa, Rome, 1991, pp. 498–511. )) . Cet­ti­na Mili­tel­lo explique par exemple qu’il est impor­tant de libé­rer les consi­dé­ra­tions sur l’Assomption de toute men­ta­li­té de pri­vi­lège qui ten­drait à éloi­gner la Vierge des autres femmes ((. Cf. Cet­ti­na Mili­tel­lo, « L’Assunzione nel­la carne : un approc­cio con occhi di don­na », Ephe­me­rides Mario­lo­gi­cae, n. 50, 2000, pp. 221–246. ))  et qui impli­que­rait que ce qu’elle a reçu ne vaut pas pour tous. Elle écrit ain­si que l’expression « sin­gu­lare pri­vi­le­gium » employée par Pie XII dans Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus est en fait appli­cable à toute vie humaine, qui par défi­ni­tion est unique et ne peut être repro­duite ((. « La sin­gu­la­ri­té dit l’irréductible uni­ci­té de Marie comme per­sonne et son rôle, tout autant irré­duc­tible et unique, dans l’histoire du salut. Mais en y réflé­chis­sant bien ce sont des affir­ma­tions qui peuvent éga­le­ment être dites de cha­cun d’entre nous. […] La proxi­mi­té des termes « sin­gu­lare » et « pri­vi­le­gium » […] fait plu­tôt réfé­rence au côté méta­phy­si­que­ment ordi­naire du sujet humain qui existe tou­jours dans la sin­gu­la­ri­té » (Cet­ti­na Mili­tel­lo, « L’Assunzione glo­rio­sa : Aspet­ti eccle­sio­lo­gi­ci », in Il Dog­ma dell’Assunzione di Maria, Actes du XVIIe sym­po­sium inter­na­tio­nal mario­lo­gique, Rome, 2010, p. 257). )) . Tan­dis que la mario­lo­gie, en tant que matière dog­ma­tique à part entière, per­dait tou­jours plus d’importance dans la période de l’après-concile, l’anthropologie et l’eschatologie ont été éri­gées – et, dans cette évo­lu­tion, Karl Rah­ner a joué un rôle qui ne fut pas des moindres – au rang de matières cen­trales. La ques­tion sur l’homme et sur son des­tin est désor­mais au centre des atten­tions. Ce chan­ge­ment qua­si para­dig­ma­tique dans l’approche théo­lo­gique inclut natu­rel­le­ment la per­sonne de Marie, qui n’est désor­mais plus vue comme une créa­ture unique mais comme « l’une de nous ». L’élévation de Marie en son âme et en son corps vers le ciel est vue comme un « exemple para­dig­ma­tique au sein de l’eschatologie chré­tienne », dont les élé­ments – mort, incor­rup­ti­bi­li­té, glo­ri­fi­ca­tion – ne pré­sentent pas de sin­gu­la­ri­té liée à une seule per­sonne ((. Cf. J. H. Martí­nez Hernán­dez, « La Asun­ción en el debate actual sobre la esca­to­logía inter­me­dia », Ephe­me­rides Mario­lo­giae, n. 35, 1985, pp. 37–80. )) . Dans le domaine de l’anthropologie, l’Assomption peut aus­si, de manière éton­nante, comme Cet­ti­na Mili­ter­ro le fait avec une moti­va­tion fémi­nine, être consi­dé­rée comme le « para­doxe d’un corps fémi­nin exal­té » ((. Cet­ti­na Mili­tel­lo, « L’Assunzione nel­la carne : un approc­cio « con occhi di don­na », Ephe­me­rides Mario­lo­gi­cae, n. 50, 2000, pp. 221–247. )) . Le psy­cho­logue suisse C. G. Jung s’était expri­mé d’une manière com­pa­rable : il se réjouis­sait du dogme de l’Assomption parce que celui-ci met­tait à l’honneur l’« arché­type fémi­nin » ((. Man­fred Hauke, Intro­du­zione alla mario­lo­gia, Eupress-FTL, Luga­no, 2008, p. 237. )) . C’est le résul­tat du « tour­nant anthro­po­lo­gique » exi­gé par Karl Rah­ner, qui n’est pas sans sus­ci­ter d’importantes dif­fi­cul­tés ((. Cf. Cor­ne­lio Fabro, La svol­ta anthro­po­lo­gi­ca di Karl Rah­ner, Opere com­plete, tome 25, EDIVI, Segni, 2011, pp. 139–140. )) . Sans que l’enracinement de la doc­trine de l’Assomption dans les trois autres dogmes mariaux soit nié, l’accent est trop sou­vent mis sur la glo­ri­fi­ca­tion de tous les hommes plu­tôt que sur les pri­vi­lèges par­ti­cu­liers de Marie qui fondent sa glo­ri­fi­ca­tion à elle. Ce n’est pas la mario­lo­gie qui est consi­dé­rée dans le dogme de l’Assomption de la Vierge au Ciel mais plu­tôt les véri­tés de l’eschatologie appli­cables à tous les hommes, de la doc­trine des fins der­nières, qui sont sim­ple­ment appli­quées à Marie.
Ce refus d’une « théo­lo­gie du pri­vi­lège » conduit à consi­dé­rer la Vierge Marie comme une dis­ciple exem­plaire dans laquelle se réa­lise déjà ce qui est pro­mis aux autres chré­tiens. C’est ain­si que Wolf­gang Bei­nert déclare : « Car ce que le sym­bole exprime sur le mode de l’espérance, le dogme l’affirme : nous serons éle­vés, Marie est éle­vée. » ((. Wolf­gang Bei­nert, Hand­buch der Marien­kunde, Pus­tet, Regens­burg, 1984, p. 293. ))  Sans aucun doute, Marie est consi­dé­rée comme l’exemple de tout dis­ciple du Christ mais la théo­lo­gie clas­sique a éga­le­ment tou­jours sou­li­gné le fait qu’elle était incom­pa­rable et inéga­lable. Le fon­de­ment le plus pro­fond des pri­vi­lèges dont a béné­fi­cié Marie de Naza­reth n’est pas un arra­che­ment aveugle à tout ce qu’il y a d’humain en elle mais le carac­tère unique et inimi­table de l’accomplissement réa­li­sé, d’une manière qui ne s’est jamais pro­duite chez aucun être humain. La des­cente du Logos dans le sein de la Vierge Marie signi­fie qu’elle a été éle­vée au-des­sus de toutes les créa­tures. Puisque Dieu vou­lait deve­nir son fils, il l’a pré­ser­vée, elle seule, du péché ori­gi­nel, pour ensuite, à la fin de sa vie ter­restre, l’élever au-des­sus des anges. C’est à bon droit que le car­di­nal Scheffc­zyk cri­tique la ten­dance rah­né­rienne consis­tant à réduire les pri­vi­lèges confé­rés à Marie, afin d’en faire une figure « plus proche » de nous ((. Cf. Leo Scheffc­zyk, loc. cit., p. 313. )) . Le regard radi­cal et exclu­si­ve­ment anthro­po­lo­gique por­té sur Marie conduit à ne plus la voir sous l’angle de la per­fec­tion de Dieu, dont elle est plus proche que toute autre créa­ture, mais sous celui des imper­fec­tions et des fai­blesses des hommes ((. « Le tour­nant anthro­po­lo­gique tend à rap­por­ter Marie non plus à la per­fec­tion de Dieu mais à l’imperfection de la créa­ture pro sta­to isto » (Ales­san­dro Apol­lo­nio, « Rilie­vi cri­ti­ci sul­la mario­lo­gia di Karl Rah­ner », in Sera­fi­no Lan­zet­ta (dir.), Karl Rah­ner. Un ana­li­si cri­ti­ca, Flo­rence, 2009, p. 229). )) .

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