Revue de réflexion politique et religieuse.

De la France catho­lique à l’Eglise qui est en France. Pano­ra­ma d’une auto­des­truc­tion

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Pour­sui­vant son tra­vail d’étude sur l’évolution récente du catho­li­cisme fran­çais ((. Dont on peut dis­tin­guer Catho­liques d’abord. Approches du mou­ve­ment catho­lique en France XIXe-XXe siècle, Édi­tions ouvrières, 1988, Catho­liques et com­mu­nistes. La crise du pro­gres­sisme chré­tien 1950–1955, Paris, Cerf, 2000 et Catho­liques en Bre­tagne au XXe siècle, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2006.)) , Yvon Tran­vouez, pro­fes­seur d’histoire contem­po­raine à l’Université de Brest et membre du Centre de recherche bre­tonne et cel­tique, offre dans un ouvrage récent, Catho­li­cisme et socié­té en France au XXe siècle ((. Yvon Tran­vouez, Catho­li­cisme et socié­té dans la France du XXe siècle. Apos­to­lat, pro­gres­sisme et tra­di­tion, coll. « Signes des temps », Kar­tha­la, novembre 2011, 327 p., 25 €. Les cita­tions emprun­tées à cet ouvrage seront indi­quées désor­mais sous la forme abré­gée Y.T. sui­vie du numé­ro de la page.)) , un pano­ra­ma assez large et com­plet de l’évolution du catho­li­cisme fran­çais, du Ral­lie­ment à aujourd’hui. Issu de treize tra­vaux scien­ti­fiques (com­mu­ni­ca­tions de col­loques, contri­bu­tions dans des livres col­lec­tifs et articles de revue d’histoire reli­gieuse), cet ouvrage se scinde en quatre par­ties très denses. La pre­mière par­tie évoque « un catho­li­cisme d’action », un puis­sant mou­ve­ment, prin­ci­pa­le­ment repré­sen­té par les patro­nages et, bien sûr, par l’Action catho­lique, à tra­vers leurs acteurs, leurs enjeux et leurs conflits. La deuxième par­tie déve­loppe une des­crip­tion de la fas­ci­na­tion du com­mu­nisme, mélange d’attirance et de répul­sion, dans un cadre géné­ral de déchris­tia­ni­sa­tion ram­pante, condui­sant, in fine, à la crise du pro­gres­sisme chré­tien. La troi­sième par­tie « saisi[t] l’évidement de la conscience catho­lique affron­tée au monde moderne dans la seconde moi­tié du XXe siècle », sorte de divorce appa­rent entre foi chré­tienne et culture contem­po­raine, que l’auteur choi­sit d’illustrer par deux aven­tures, celle col­lec­tive du monas­tère de Boquen, et celle pre­nant la forme de l’itinéraire de l’abbé Lemar­chand, alias Jean Suli­van. La qua­trième par­tie se concentre sur la per­son­na­li­té, le style et le rôle des évêques fran­çais du siècle.

Une cor­ré­la­tion para­doxale entre dyna­mique apos­to­lique et crise reli­gieuse

Le constat de l’universitaire est assez simple et lapi­daire, il est connu et, sous de nom­breuses autres formes et autres plumes, a déjà été dres­sé : « En France, il n’y a pas si long­temps, le catho­li­cisme occu­pait le ter­ri­toire et scan­dait le temps. Il est deve­nu, dans notre socié­té, affaire de réseaux et de ras­sem­ble­ments ponc­tuels ((. « Indi­vi­dua­li­sa­tion des croyances et des pra­tiques, déve­lop­pe­ment de petits groupes affi­ni­taires et pas­sage du ter­ri­toire au réseau, le tout échap­pant de plus en plus au contrôle de l’institution » (Y.T. 255).)) . Nous étions hier dans un catho­li­cisme de conven­tion, lar­ge­ment par­ta­gé, et nous voi­là aujourd’hui dans un catho­li­cisme d’élection, réduit à une mino­ri­té. Entre ces deux moments, des années 1880 aux années 1980, s’est déployé un catho­li­cisme d’action, por­té par un puis­sant mou­ve­ment catho­lique dont on n’a plus idée ». Lors des pré­cé­dentes études publiées dans ces colonnes sur les dif­fé­rents tra­vaux ana­ly­sant le déclin accé­lé­ré de la posi­tion de l’Eglise dans diverses socié­tés pour­tant anciens « espaces de chré­tien­té », il appa­rais­sait qu’une rup­ture s’était récem­ment fait jour dans l’historiographie reli­gieuse et rom­pait enfin la mono­to­nie des sem­pi­ter­nelles ana­lyses qua­si dia­lec­tiques des socio­logues et des poli­tistes sur le phé­no­mène. C’était bien à par­tir de mou­ve­ments et sous l’impulsion d’hommes d’Eglise qu’avaient été action­nés de puis­sants leviers dont les effets ultimes furent et son retrait pro­gres­sif du champ poli­tique et le déclin du nombre de ses fidèles pra­ti­quants. L’étude le plus sou­vent socio­lo­gique d’un dépas­se­ment, d’une inadap­ta­tion du mes­sage évan­gé­lique et du modèle qu’il pro­pose, est donc heu­reu­se­ment délais­sée par cer­tains uni­ver­si­taires plus atta­chés à ana­ly­ser la réa­li­té de la force sociale et du dyna­misme que des mou­ve­ments d’Eglise ont pu repré­sen­ter pour, para­doxa­le­ment, eux-mêmes façon­ner un ave­nir déchris­tia­ni­sé.
Yvon Tran­vouez le sug­gère assez clai­re­ment en insis­tant sur « la cor­ré­la­tion para­doxale entre une dyna­mique apos­to­lique impres­sion­nante et une crise reli­gieuse spec­ta­cu­laire ». L’auteur met d’ailleurs en valeur un lien tis­sé de mul­tiples manières, plus ou moins chro­no­lo­gique, plus ou moins intense, etc., entre mou­ve­ment d’Action catho­lique, pro­gres­sisme chré­tien, « ébran­le­ment des consciences croyantes les plus inves­ties dans le monde moderne » et por­trait du groupe épis­co­pal fran­çais.
L’évidence de cette orien­ta­tion est à nou­veau illus­trée dans le paral­lé­lisme éta­bli par l’auteur entre le dis­cours du car­di­nal Suhard, venu en 1948 mani­fes­ter la soli­da­ri­té des catho­liques fran­çais aux Alle­mands pour la com­mé­mo­ra­tion du 700e anni­ver­saire de l’édification de la cathé­drale de Cologne, laquelle avait souf­fert des bom­bar­de­ments de la Deuxième Guerre mon­diale, et le com­men­taire fait par le domi­ni­cain Che­nu de la pho­to qui ser­vi­ra d’illustration de la der­nière page du pre­mier numé­ro de La Quin­zaine ((. « La Quin­zaine allait deve­nir la publi­ca­tion emblé­ma­tique du pro­gres­sisme chré­tien » (Y.T. 10).)) , celle de l’ange au tuba, sculp­ture res­tée intacte de cette même cathé­drale, pro­té­gée par un filet métal­lique parce que située sur un pan de mur endom­ma­gé, mais dont le tuba tra­ver­sait les grilles pro­tec­trices ((. Cli­ché qu’Yvon Tran­vouez a choi­si sym­bo­li­que­ment de faire figu­rer sur la cou­ver­ture de son livre.)) . Les pro­pos du car­di­nal sont ceux d’un appel « sans équi­voque » à la res­tau­ra­tion de la chré­tien­té : ce ras­sem­ble­ment de sou­tien enten­dait, selon lui, « affir­mer aux yeux du monde, en pleine clar­té, sans équi­voque, notre volon­té indomp­table et una­nime, de refaire au XXe siècle ce que nos pères ont su réa­li­ser au XIIIe : refaire la chré­tien­té » ((. « Dis­cours de S. Em. le car­di­nal Suhard » dans le « VIIe cen­te­naire de la cathé­drale de Cologne, 15 août 1948 », La Docu­men­ta­tion catho­lique, 1027, 10 octobre 1948, col. 1301 (Y.T. 10).)) . Tan­dis que le père Che­nu voyait dans l’image de l’ange « la trom­pette triom­phante appe­lant le peuple au com­bat de la liber­té et du bon­heur », mal­gré les entraves des « déter­mi­nismes col­lec­tifs » et des « blo­cages tota­li­taires » pour témoi­gner au sein du monde moderne « dans les condi­tions de la révo­lu­tion néces­saire » ((. Le père Che­nu concluait : « A tra­vers les filets ten­dus, éclate déjà, dans la trom­pette de l’ange pré­cur­seur, la gloire de l’homme créa­teur de son his­toire » (Y.T. 11).)) .

Le patro­nage comme « sémi­naire de l’Action catho­lique »

Yvon Tran­vouez débute donc ce voyage au sein de l’Eglise au XXe siècle et en France par l’étude des vicaires de patro­nage dont le mou­ve­ment Coeurs Vaillants joua à par­tir de 1936 le rôle d’une fédé­ra­tion des patro­nages catho­liques en France. L’auteur cite le cha­noine Bou­lard ((. Cf. abbé Fer­nand Bou­lard dans Pro­blèmes mis­sion­naires de la France rurale, tome 2, Cerf, 1945.))  qui avait para­mé­tré trois élé­ments indis­pen­sables au déve­lop­pe­ment des patro­nages : l’existence de vicaires est le pri­vi­lège de dio­cèses rela­ti­ve­ment « bien pour­vus en voca­tions sacer­do­tales au regard de la popu­la­tion dont ils ont la charge et de la den­si­té de leur réseau parois­sial » ; résul­tat : la géo­gra­phie de cette charge pas­to­rale cor­res­pond à celle de la pra­tique reli­gieuse, ce seront les dio­cèses les plus pra­ti­quants qui seront tou­chés. Or, dès l’origine, le patro­nage est conçu comme un « outil pas­to­ral diri­gé spé­ci­fi­que­ment vers la jeu­nesse », un moyen pour les curés de renouer le contact avec une popu­la­tion qui les ignore, une stra­té­gie de recon­quête par le patro­nage que vont appli­quer trois géné­ra­tions de prêtres entre celle née avant 1860, déjà rec­teurs ou curés quand les patro­nages se sont déve­lop­pés, et celle née après 1930 qui ont com­men­cé à exer­cer « lorsqu’on ne voyait plus que par l’Action catho­lique ». […]

-->