L’Eglise face au nazisme en Yougoslavie
Ici sourd le destin des archevêques de Ljubljana et Zagreb. Roman avait une longue expérience des nazis. C’est en face d’eux qu’il a dû quitter la Carinthie, quand la situation devint intenable suite au plébiscite. La pression exercée sur les Slovènes s’intensifia, et en particulier sur l’Eglise, un des piliers de la défense de la culture slovène. Les nazis en Carinthie n’ont guère tardé à commettre leurs méfaits. Leur première victime fut un prêtre slovène : Miha Poljanec, grand patriote, empoisonné en 1939 à cause de sa persévérance à étendre la culture slovène. C’est à son enterrement que fut pour la première fois chanté « Ro, Podjuna, Zila » [trois vallées de la Carinthie], chant devenu l’un des symboles de la résistance passive des Slovènes en Carinthie. La situation dans cette province devenait vraiment intenable, surtout pour l’Eglise. Pour que notre opinion soit la plus objective possible, reportons-nous à l’analyse, aujourd’hui oubliée, élaborée par les francs-maçons serbes lors de la conférence de Paris en 1919, qui dans son principe s’appuie sur la résolution votée par le Congrès des Maçonneries alliées et neutres tenu à Paris en juin 1917. Cette analyse était présentée par le général Peigné. Elle témoigne d’une connaissance approfondie de la situation géographique, démographique et politique, de la densité de population et autres détails, chacun vérifiable et digne de foi. Concernant la Carinthie, on lit : « A Tsélovets (Celovec / Klagenfurt) on enseignait le slovène dans toutes les écoles ; aujourd’hui, dans ces écoles, on a exclu même l’orthographe latine. Les enfants slovènes n’y apprennent que les caractères gothiques allemands. On veut ainsi les empêcher de savoir lire les livres slovènes. La langue slovène est presque complètement bannie des bureaux. […] Les avocats slovènes, qui avaient réclamé qu’on employât leur langue dans les débats judiciaires lorsque des Slovènes y étaient parties intéressées, ont été frappés de peines disciplinaires.
» C’est la guerre qui devait donner le dernier coup à la nationalité slovène en Carinthie. Le petit nombre des intellectuels slovènes, surtout dans le clergé, furent accusés ou de serbophilie ou de panslavisme et de ce fait condamnés à la détention ou à la relégation » (( Les revendications nationales des Serbes, Croates et Slovènes, présentées aux FF\des Pays Alliés par les FF\Serbes, membres de la R\L\No 288 Cosmos, L’Emancipatrice, Imprimerie Typographique, Paris, 1919, p. 51.)) .
Si l’analyse, élaborée à l’un des moments clefs de l’histoire contemporaine par l’un des plus virulents adversaires de l’Eglise, la franc-maçonnerie, présente explicitement le clergé slovène comme porteur de la résistance nationale, qu’en était-il alors en réalité ! C’est dans ce milieu que l’archevêque Roman s’est formé, dès ses plus jeunes années. Il naquit en 1883 à Šmihel dans la paroisse de Gurk. C’est là qu’il alla à l’école, puis à la faculté de théologie de Klagenfurt, où il fut ordonné prêtre dans la cathédrale. « Après le plébiscite de 1920, il dut fuir à Ljubljana », dit la biographie adressée à John Krol (( Romanov arhiv (Les Archives de Roman), dossier 6 : Personal Data of Gregory Roman S.T.D. Bishof of Ljubljana. Parmi ces renseignements authentiques on trouve aussi le témoignage des plus hautes autorités du Vatican, comme celui du cardinal, secrétaire d’Etat, en particulier l’extrait suivant : « Sur la base des rapports originaux, que le dr Roman reçut en 1942 du patriarche orthodoxe de Belgrade, il rédigea un compte rendu étendu en latin sur les horreurs commises sur le peuple serbe, et l’envoya au secrétaire d’Etat du Vatican, et les rapports originaux à Londres ».)) , futur cardinal de Cleveland où « il fut un adversaire du nazisme allemand et du fascisme italien. En public, il combattit ces déviances dans ses sermons » (( Ibid.)) .
Dans ce même combat, le document du Reichssicherheitshauptamt cite aussi Alojz Stepinac, archevêque de Zagreb. Ses dispositions hostiles à l’Allemagne se découvrent en de nombreux points. Entre autres, le témoignage de Mihail Konstantinoviè, ministre de la Justice dans le gouvernement de Cvetkoviè, auteur de la convention Cvetkoviè-Maèek (( La convention Cvetkoviè-Maèek a été conclue dans le but de surmonter une grande crise nationale après l’assassinat du chef politique croate Stjepan Radic. Maèek devint chef du gouvernement et Cvetkoviè sous-président. Ce gouvernement signa une convention pour l’entrée dans le pacte des Trois (Italiens, Japonais, Allemands), in Mala Splošna Enciklopedija II (L’Encyclopédie « pratique » II), Dravna zaloba Slovenije, Ljubljana, 1975. )) . Konstantinoviè était idéologiquement à l’opposé de Stepinac ; franc-maçon, il n’était pas bien disposé envers l’Eglise catholique. Dans son journal, le jeudi 20 février 1941, c’est-à-dire à l’époque où l’élaboration du document du Reichssicherheitshauptamt était en cours, il écrit : « Ce matin j’ai reçu la visite de M. Maèek. Il m’a dit avoir rencontré Stepinac. Celui-ci revenait de sa visite auprès du Pape et il était remonté contre les Allemands. Il a rapporté la nouvelle que l’Italie était en ruines » (( Mihajlo Konstantinoviè, Politika Sporazuma, « Dnevnièke beleke 1939–1941, Londonske beleke 1944–1945 » [Mihajlo Konstantinoviè, La politique de l’entente, « Carnets de journal 1939–1941, Les Carnets de Londres 1944–1945 »], Agencija Mir, Novi Sad, 1998, p. 302.)) . Et le lendemain, Konstantinoviè ajoute : « Stepinac est hostile envers les Allemands : il demande de l’aide » (( Ibid. )) . Le deuxième témoignage, lui aussi, confirme l’orientation antinazie de Stepinac. Celui-ci était d’avis que les plus grands dangers pour l’Eglise catholique croate étaient la franc-maçonnerie, le communisme et le nazisme. Le Père La Farge rapporte qu’en 1938 Stepinac lui a parlé « du nazisme avec répugnance » (( Vinko Nikoliè, Stepinac mu je ime [Son nom est Stepinac], I, Knjinica Hrvatske revije, Munich-Barcelone, 1978, p. 418.)) . Quand la culture nazie a commencé à s’étendre à travers l’Europe, Stepinac dit : « Il n’est pas culturel en soi de concevoir une essence supérieure, surhumaine et dédaigneuse des autres, car on sait que les gens ne sont que cendre et poussière, mais la miséricorde de Dieu vaut pour tous les enfants d’un seul et unique Père » (( Nova doba [L’Epoque nouvelle], Split, XXI/1938, 219, 2.)) . Boniface Peroviè se souvient être venu à Zagreb au début de l’année 1938 — deux à trois ans après que ne commencent à venir d’Allemagne des réfugiés chrétiens et juifs — et Stepinac lui dit comment il était « très inquiet en raison du progrès des aberrations nazies, qui agressent toute la jeunesse croate ». Dans sa déclaration dans Hrvatica il dira clairement, en 1940 : « Nous retournons à l’ancien paganisme. Et ainsi nous retournons à l’esclavage. Les camps de concentration comme institutions permanentes : les travaux forcés, que des millions ont subis, tout cela a un nouveau nom pour une chose très ancienne » (( Bonifacije Peroviè, Hrvatski katolièki pokret [Le Mouvement catholique croate], Ziral, Rim, 1976, p. 223.)) .
Telle était donc en gros la situation, comme l’atteste très bien le présent document. La première question concerne évidemment sa datation : il a été conçu entre le 27 mars et le 6 avril 1941. On y cite, en effet, le gouvernement de Simoniè, formé le 27 mars 1941, y sont cités aussi tous les ministres. Cette indication, outre les déductions générales, permet également de fixer une autre borne dans le temps. On y cite en effet comme ministre du Génie civil Frank Kulovec (( p 80.)) , président du Parti populaire slovène, tué dès le premier jour de l’attaque allemande, lors du bombardement de Belgrade le 6 avril 1941 et qui est enterré à Ljubljana, à Navje, le Panthéon slovène. Le document ne mentionne évidemment pas la date de la mort. On lit aussi les initiales RSHA et les références d’un système combiné de classification. On en déduit dans quelle section des archives de la police secrète allemande sont conservées les données. Ces signes se trouvent dans la dernière partie du document, qui présente une « liste noire ». Alojz Stepinac est ainsi désigné : « Dr Stepinez, (Stepinec), Bischoff, Zagreb — IV E 4 ».
Le sommaire commence par des généralités sur le pays, puis viennent des notices sur les villes de plus de 20.000 habitants, la constitution, la structure de la police, le potentiel militaire, l’éducation, la foi, l’économie, les groupes allemands, les différents peuples, le parti communiste, les Juifs, les émigrés, les francs-maçons, les services d’information. C’est une thésaurisation de données encyclopédiques accessibles au public. Les enjeux stratégiques sont les plus lisibles dans trois points : l’organisation du parti communiste, des services d’information de l’Ouest et de l’Eglise catholique. C’est le point concernant le parti communiste qui est le plus surprenant. La RSHA montre qu’elle connaît très bien son organisation intérieure, son fonctionnement et l’adhésion au KPJ. Mais ce qui surprend, c’est que contrairement à l’Eglise catholique, on ne cite pas une seule disposition hostile au nazisme ou un quelconque fait par lesquels le KPJ s’attirerait l’inimitié du nazisme. Le document dévoile que le KPJ est paralysé par le pacte d’Hitler et de Staline : « Le pacte germano-soviétique de non-agression eut tout d’abord un effet extrêmement paralysant sur l’activité de propagande. Le fait que les représentants de deux idéologies aussi opposées et ennemies puissent se mettre d’accord conduisit d’abord à une certaine perplexité [Ratlosigkeit] que l’on pouvait remarquer au calme spectaculaire de la propagande communiste [Ruhe der kommunistischen Agitation] » (( Ibid., p. 41.)) .
Ce qui est plus surprenant encore, c’est que dans la dernière partie Josip Broz Tito ne figure pas sur la liste noire, alors qu’il dirigeait déjà le KPJ et était en général décrié. Cela n’est compréhensible que pour la raison précédemment évoquée, et aussi parce que les Allemands ne le tenaient pas pour dangereux.
Le deuxième groupe important est constitué par les services de renseignement au service de l’Ouest. Il n’y a pas la moindre supposition qu’ils auraient pu collaborer avec le KPJ. Mais ils sont accusés de collaborer avec l’Eglise : « D’autres antennes du service de renseignement français en Yougoslavie se trouvaient à Zagreb, Ormos, Laibach et Subotica. […] Le service de renseignement [Nachrichtdienst] français y fut particulièrement soutenu par le clergé catholique dont les membres servaient de courriers » (( Ibid., p. 73.)) . Les services de renseignement, avec l’aide des habitants de la région, ont aussi organisé le sabotage des convois allemands. Des territoires occupés, ou des pays en rapports amicaux avec le Troisième Reich, les Allemands recevaient des matières premières, dont le pétrole roumain notamment était d’importance essentielle. Ce qui ne manquait pas d’abattre le moral des Allemands, le document le montre bien.