Revue de réflexion politique et religieuse.

L’E­glise face au nazisme en You­go­sla­vie

Article publié le 11 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ici sourd le des­tin des arche­vêques de Lju­bl­ja­na et Zagreb. Roman avait une longue expé­rience des nazis. C’est en face d’eux qu’il a dû quit­ter la Carin­thie, quand la situa­tion devint inte­nable suite au plé­bis­cite. La pres­sion exer­cée sur les Slo­vènes s’intensifia, et en par­ti­cu­lier sur l’Eglise, un des piliers de la défense de la culture slo­vène. Les nazis en Carin­thie n’ont guère tar­dé à com­mettre leurs méfaits. Leur pre­mière vic­time fut un prêtre slo­vène : Miha Pol­ja­nec, grand patriote, empoi­son­né en 1939 à cause de sa per­sé­vé­rance à étendre la culture slo­vène. C’est à son enter­re­ment que fut pour la pre­mière fois chan­té « Ro, Pod­ju­na, Zila » [trois val­lées de la Carin­thie], chant deve­nu l’un des sym­boles de la résis­tance pas­sive des Slo­vènes en Carin­thie. La situa­tion dans cette pro­vince deve­nait vrai­ment inte­nable, sur­tout pour l’Eglise. Pour que notre opi­nion soit la plus objec­tive pos­sible, repor­tons-nous à l’analyse, aujourd’hui oubliée, éla­bo­rée par les francs-maçons serbes lors de la confé­rence de Paris en 1919, qui dans son prin­cipe s’appuie sur la réso­lu­tion votée par le Congrès des Maçon­ne­ries alliées et neutres tenu à Paris en juin 1917. Cette ana­lyse était pré­sen­tée par le géné­ral Pei­gné. Elle témoigne d’une connais­sance appro­fon­die de la situa­tion géo­gra­phique, démo­gra­phique et poli­tique, de la den­si­té de popu­la­tion et autres détails, cha­cun véri­fiable et digne de foi. Concer­nant la Carin­thie, on lit : « A Tsé­lo­vets (Celo­vec / Kla­gen­furt) on ensei­gnait le slo­vène dans toutes les écoles ; aujourd’hui, dans ces écoles, on a exclu même l’orthographe latine. Les enfants slo­vènes n’y apprennent que les carac­tères gothiques alle­mands. On veut ain­si les empê­cher de savoir lire les livres slo­vènes. La langue slo­vène est presque com­plè­te­ment ban­nie des bureaux. […] Les avo­cats slo­vènes, qui avaient récla­mé qu’on employât leur langue dans les débats judi­ciaires lorsque des Slo­vènes y étaient par­ties inté­res­sées, ont été frap­pés de peines dis­ci­pli­naires.
» C’est la guerre qui devait don­ner le der­nier coup à la natio­na­li­té slo­vène en Carin­thie. Le petit nombre des intel­lec­tuels slo­vènes, sur­tout dans le cler­gé, furent accu­sés ou de ser­bo­phi­lie ou de pan­sla­visme et de ce fait condam­nés à la déten­tion ou à la relé­ga­tion » ((  Les reven­di­ca­tions natio­nales des Serbes, Croates et Slo­vènes, pré­sen­tées aux FF\des Pays Alliés par les FF\Serbes, membres de la R\L\No 288 Cos­mos, L’Emancipatrice, Impri­me­rie Typo­gra­phique, Paris, 1919, p. 51.)) .
Si l’analyse, éla­bo­rée à l’un des moments clefs de l’histoire contem­po­raine par l’un des plus viru­lents adver­saires de l’Eglise, la franc-maçon­ne­rie, pré­sente expli­ci­te­ment le cler­gé slo­vène comme por­teur de la résis­tance natio­nale, qu’en était-il alors en réa­li­té ! C’est dans ce milieu que l’archevêque Roman s’est for­mé, dès ses plus jeunes années. Il naquit en 1883 à Šmi­hel dans la paroisse de Gurk. C’est là qu’il alla à l’école, puis à la facul­té de théo­lo­gie de Kla­gen­furt, où il fut ordon­né prêtre dans la cathé­drale. « Après le plé­bis­cite de 1920, il dut fuir à Lju­bl­ja­na », dit la bio­gra­phie adres­sée à John Krol ((  Roma­nov arhiv (Les Archives de Roman), dos­sier 6 : Per­so­nal Data of Gre­go­ry Roman S.T.D. Bishof of Lju­bl­ja­na. Par­mi ces ren­sei­gne­ments authen­tiques on trouve aus­si le témoi­gnage des plus hautes auto­ri­tés du Vati­can, comme celui du car­di­nal, secré­taire d’Etat, en par­ti­cu­lier l’extrait sui­vant : « Sur la base des rap­ports ori­gi­naux, que le dr Roman reçut en 1942 du patriarche ortho­doxe de Bel­grade, il rédi­gea un compte ren­du éten­du en latin sur les hor­reurs com­mises sur le peuple serbe, et l’envoya au secré­taire d’Etat du Vati­can, et les rap­ports ori­gi­naux à Londres ».)) , futur car­di­nal de Cle­ve­land où « il fut un adver­saire du nazisme alle­mand et du fas­cisme ita­lien. En public, il com­bat­tit ces déviances dans ses ser­mons » ((  Ibid.)) .
Dans ce même com­bat, le docu­ment du Reichs­si­che­rheit­shaup­tamt cite aus­si Alo­jz Ste­pi­nac, arche­vêque de Zagreb. Ses dis­po­si­tions hos­tiles à l’Allemagne se découvrent en de nom­breux points. Entre autres, le témoi­gnage de Mihail Kons­tan­ti­no­viè, ministre de la Jus­tice dans le gou­ver­ne­ment de Cvet­ko­viè, auteur de la conven­tion Cvet­ko­viè-Maèek ((  La conven­tion Cvet­ko­viè-Maèek a été conclue dans le but de sur­mon­ter une grande crise natio­nale après l’assassinat du chef poli­tique croate Stje­pan Radic. Maèek devint chef du gou­ver­ne­ment et Cvet­ko­viè sous-pré­sident. Ce gou­ver­ne­ment signa une conven­tion pour l’entrée dans le pacte des Trois (Ita­liens, Japo­nais, Alle­mands), in Mala Sploš­na Encik­lo­pe­di­ja II (L’Encyclopédie « pra­tique » II), Drav­na zalo­ba Slo­ve­nije, Lju­bl­ja­na, 1975. )) . Kons­tan­ti­no­viè était idéo­lo­gi­que­ment à l’opposé de Ste­pi­nac ; franc-maçon, il n’était pas bien dis­po­sé envers l’Eglise catho­lique. Dans son jour­nal, le jeu­di 20 février 1941, c’est-à-dire à l’époque où l’élaboration du docu­ment du Reichs­si­che­rheit­shaup­tamt était en cours, il écrit : « Ce matin j’ai reçu la visite de M. Maèek. Il m’a dit avoir ren­con­tré Ste­pi­nac. Celui-ci reve­nait de sa visite auprès du Pape et il était remon­té contre les Alle­mands. Il a rap­por­té la nou­velle que l’Italie était en ruines » ((  Miha­j­lo Kons­tan­ti­no­viè, Poli­ti­ka Spo­ra­zu­ma, « Dnev­nièke beleke 1939–1941, Lon­donske beleke 1944–1945 » [Miha­j­lo Kons­tan­ti­no­viè, La poli­tique de l’entente, « Car­nets de jour­nal 1939–1941, Les Car­nets de Londres 1944–1945 »], Agen­ci­ja Mir, Novi Sad, 1998, p. 302.)) . Et le len­de­main, Kons­tan­ti­no­viè ajoute : « Ste­pi­nac est hos­tile envers les Alle­mands : il demande de l’aide » ((  Ibid. )) . Le deuxième témoi­gnage, lui aus­si, confirme l’orientation anti­na­zie de Ste­pi­nac. Celui-ci était d’avis que les plus grands dan­gers pour l’Eglise catho­lique croate étaient la franc-maçon­ne­rie, le com­mu­nisme et le nazisme. Le Père La Farge rap­porte qu’en 1938 Ste­pi­nac lui a par­lé « du nazisme avec répu­gnance » ((  Vin­ko Niko­liè, Ste­pi­nac mu je ime [Son nom est Ste­pi­nac], I, Knji­ni­ca Hrvatske revije, Munich-Bar­ce­lone, 1978, p. 418.)) . Quand la culture nazie a com­men­cé à s’étendre à tra­vers l’Europe, Ste­pi­nac dit : « Il n’est pas cultu­rel en soi de conce­voir une essence supé­rieure, sur­hu­maine et dédai­gneuse des autres, car on sait que les gens ne sont que cendre et pous­sière, mais la misé­ri­corde de Dieu vaut pour tous les enfants d’un seul et unique Père » ((  Nova doba [L’Epoque nou­velle], Split, XXI/1938, 219, 2.)) . Boni­face Per­oviè se sou­vient être venu à Zagreb au début de l’année 1938 — deux à trois ans après que ne com­mencent à venir d’Allemagne des réfu­giés chré­tiens et juifs — et Ste­pi­nac lui dit com­ment il était « très inquiet en rai­son du pro­grès des aber­ra­tions nazies, qui agressent toute la jeu­nesse croate ». Dans sa décla­ra­tion dans Hrva­ti­ca il dira clai­re­ment, en 1940 : « Nous retour­nons à l’ancien paga­nisme. Et ain­si nous retour­nons à l’esclavage. Les camps de concen­tra­tion comme ins­ti­tu­tions per­ma­nentes : les tra­vaux for­cés, que des mil­lions ont subis, tout cela a un nou­veau nom pour une chose très ancienne » ((  Boni­fa­cije Per­oviè, Hrvats­ki kato­liè­ki pokret [Le Mou­ve­ment catho­lique croate], Ziral, Rim, 1976, p. 223.)) .
Telle était donc en gros la situa­tion, comme l’atteste très bien le pré­sent docu­ment. La pre­mière ques­tion concerne évi­dem­ment sa data­tion : il a été conçu entre le 27 mars et le 6 avril 1941. On y cite, en effet, le gou­ver­ne­ment de Simo­niè, for­mé le 27 mars 1941, y sont cités aus­si tous les ministres. Cette indi­ca­tion, outre les déduc­tions géné­rales, per­met éga­le­ment de fixer une autre borne dans le temps. On y cite en effet comme ministre du Génie civil Frank Kulo­vec ((  p 80.)) , pré­sident du Par­ti popu­laire slo­vène, tué dès le pre­mier jour de l’attaque alle­mande, lors du bom­bar­de­ment de Bel­grade le 6 avril 1941 et qui est enter­ré à Lju­bl­ja­na, à Navje, le Pan­théon slo­vène. Le docu­ment ne men­tionne évi­dem­ment pas la date de la mort. On lit aus­si les ini­tiales RSHA et les réfé­rences d’un sys­tème com­bi­né de clas­si­fi­ca­tion. On en déduit dans quelle sec­tion des archives de la police secrète alle­mande sont conser­vées les don­nées. Ces signes se trouvent dans la der­nière par­tie du docu­ment, qui pré­sente une « liste noire ». Alo­jz Ste­pi­nac est ain­si dési­gné : « Dr Ste­pi­nez, (Ste­pi­nec), Bischoff, Zagreb — IV E 4 ».
Le som­maire com­mence par des géné­ra­li­tés sur le pays, puis viennent des notices sur les villes de plus de 20.000 habi­tants, la consti­tu­tion, la struc­ture de la police, le poten­tiel mili­taire, l’éducation, la foi, l’économie, les groupes alle­mands, les dif­fé­rents peuples, le par­ti com­mu­niste, les Juifs, les émi­grés, les francs-maçons, les ser­vices d’information. C’est une thé­sau­ri­sa­tion de don­nées ency­clo­pé­diques acces­sibles au public. Les enjeux stra­té­giques sont les plus lisibles dans trois points : l’organisation du par­ti com­mu­niste, des ser­vices d’information de l’Ouest et de l’Eglise catho­lique. C’est le point concer­nant le par­ti com­mu­niste qui est le plus sur­pre­nant. La RSHA montre qu’elle connaît très bien son orga­ni­sa­tion inté­rieure, son fonc­tion­ne­ment et l’adhésion au KPJ. Mais ce qui sur­prend, c’est que contrai­re­ment à l’Eglise catho­lique, on ne cite pas une seule dis­po­si­tion hos­tile au nazisme ou un quel­conque fait par les­quels le KPJ s’attirerait l’inimitié du nazisme. Le docu­ment dévoile que le KPJ est para­ly­sé par le pacte d’Hitler et de Sta­line : « Le pacte ger­ma­no-sovié­tique de non-agres­sion eut tout d’abord un effet extrê­me­ment para­ly­sant sur l’activité de pro­pa­gande. Le fait que les repré­sen­tants de deux idéo­lo­gies aus­si oppo­sées et enne­mies puissent se mettre d’accord condui­sit d’abord à une cer­taine per­plexi­té [Rat­lo­sig­keit] que l’on pou­vait remar­quer au calme spec­ta­cu­laire de la pro­pa­gande com­mu­niste [Ruhe der kom­mu­nis­ti­schen Agi­ta­tion] » ((  Ibid., p. 41.)) .
Ce qui est plus sur­pre­nant encore, c’est que dans la der­nière par­tie Josip Broz Tito ne figure pas sur la liste noire, alors qu’il diri­geait déjà le KPJ et était en géné­ral décrié. Cela n’est com­pré­hen­sible que pour la rai­son pré­cé­dem­ment évo­quée, et aus­si parce que les Alle­mands ne le tenaient pas pour dan­ge­reux.
Le deuxième groupe impor­tant est consti­tué par les ser­vices de ren­sei­gne­ment au ser­vice de l’Ouest. Il n’y a pas la moindre sup­po­si­tion qu’ils auraient pu col­la­bo­rer avec le KPJ. Mais ils sont accu­sés de col­la­bo­rer avec l’Eglise : « D’autres antennes du ser­vice de ren­sei­gne­ment fran­çais en You­go­sla­vie se trou­vaient à Zagreb, Ormos, Lai­bach et Subo­ti­ca. […] Le ser­vice de ren­sei­gne­ment [Nachricht­dienst] fran­çais y fut par­ti­cu­liè­re­ment sou­te­nu par le cler­gé catho­lique dont les membres ser­vaient de cour­riers » ((  Ibid., p. 73.)) . Les ser­vices de ren­sei­gne­ment, avec l’aide des habi­tants de la région, ont aus­si orga­ni­sé le sabo­tage des convois alle­mands. Des ter­ri­toires occu­pés, ou des pays en rap­ports ami­caux avec le Troi­sième Reich, les Alle­mands rece­vaient des matières pre­mières, dont le pétrole rou­main notam­ment était d’importance essen­tielle. Ce qui ne man­quait pas d’abattre le moral des Alle­mands, le docu­ment le montre bien.

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