L’offre de paix séparée de Charles 1er d’Autriche
Or, il apparaît que, vers le 12 avril, le roi d’Italie et le parti de Giolitti, opposé à celui de Sonnino, avaient fait des ouvertures à l’Autriche via les légations allemande puis autrichienne à Berne, en demandant la cession du seul Trentin de langue italienne et de la ville d’Aquilée. Charles n’a pas donné suite à cette offre de négociation pour, estime-t-il, ne pas faire double emploi avec la médiation de Sixte. Il veut en avoir le cœur net et prie son beau-frère de venir de nouveau le trouver pour éclaircir le double jeu italien. Dans le même temps, la Monarchie a reçu plusieurs offres de paix de la Russie ((Ces offres seront renouvelées fréquemment jusqu’à la paix de Brest-Litovsk, les officiers russes, de même que la population civile, n’hésitant pas à aller trouver les soldats austro-hongrois dans les tranchées.)) .
Après l’échec de Bad Homburg, Charles, qui avait espéré amener son allié à ses propres vues pacifiques — et qui continuera de caresser cet espoir jusqu’au milieu de l’année 1917, tout en plaçant cette option au second rang, souhaite désormais une paix séparée avec l’Entente. Czer-nin, quant à lui, ne cessera jusqu’à sa révocation (14 avril 1918) de balancer entre paix séparée et paix austro-allemande. Cette dernière, qui a la faveur du ministre, est toutefois condamnée dans l’œuf par le refus allemand persistant de restituer l’Alsace-Lorraine à la France, malgré les généreuses offres de dédommagement autrichiennes.
Sur ces entrefaites, Sixte part donc pour Laxenburg où il rencontre l’empereur et Czernin le 8 mai. Charles, tout en insistant sur sa volonté d’une médiation de la France et de l’Angleterre entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie, se dit prêt à faire de justes sacrifices à l’Italie pourvu que ces territoires soient « de langue et de sentiment italiens » ((Dans ce sens, voir la lettre du 10 juin 1917 de Pacelli à Gasparri : « Tutto l’Impero con tutte le sue nazionalità è d’accordo col Governo che l’Italia non debba ottenere un palmo di territorio austriaco. Chi parla in Austria di cessione del Trentino si espone al pericolo di essere accusato di alto tradimento ed eccita lo sdegno generale » (cité dans Kovacs, <i>op. cit., </i>pp. 136–137).)) et que ces cessions soient compensées pour tenir compte de l’amour propre des peuples de la Monarchie et de la situation des armes, favorable à l’Autriche. Il pourrait s’agir de l’Erythrée ou de la Somalie, récemment
conquises et comptant une population italienne extrêmement faible. De plus, Charles demande à l’Entente de garantir le statu quo du surplus de la Monarchie et, si une paix séparée devait être conclue, son appui en cas d’agression allemande.
Il remet à Sixte, le 9, une seconde lettre autographe, celle-ci contresignée par Czernin ((D’un point de vue de droit constitutionnel, cette question du contreseing est intéressante, dans la mesure où, d’après la constitution de 1867, tout acte de l’empereur devait être contresigné par un ministre qui en endossait la responsabilité. La première lettre impériale n’est pas contresignée et constitue donc un acte constitutionnellement nul. <i>L’offre de paix </i>du prince Sixte reproduit les deux lettres sans contreseing, mais le <i>Kaiser Karl </i>d’E. Kovacs, Anhang II « Czernins Postkripta » pp. 665 ss., se référant à des cartons « Czernin » conservés aux Haus‑, Hof- und Staatsarchiv depuis 1994, affirme que la seconde lettre était contresignée, ce qui signifie que Czernin en endossait la responsabilité. C’est vraisemblablement pour cela que le ministre l’avait fait disparaître des archives du Ballhausplatz lors de sa révocation, le 14 avril 1918.)) , qui reprend ces différentes propositions. Une note de Czernin l’accompagne.
Une dernière entrevue a lieu à Neuchâtel entre Erdôdi et Sixte, le 12 mai, après la rupture avec les Etats-Unis, rendue inévitable par l’attitude de Wilson qui n’avait pas accepté de recevoir l’ambassadeur autrichien, le comte Tarnowski, venu lui présenter ses lettres de créances. L’envoyé impérial informe le prince des démarches des députés socialistes autrichiens qui ont prié l’empereur de continuer sa politique tendant à une paix honorable. Enfin, l’empereur propose d’envoyer un plénipotentiaire en Suisse, le 15 juin, pour signer la paix, un accord semblant acquis pourvu que l’Italie accepte de donner une de ses colonies en compensation du Trentin et d’Aquilée.
Lors d’un troisième entretien avec Poincaré, en présence cette fois-ci de Ribot, le 20 mai, Sixte présente la seconde lettre impériale. Ribot se montre très réticent et produit de nouvelles exigences à l’égard de l’Autriche-Hongrie (Roumanie, Pologne). Il se déclare surpris du double jeu italien et exige de parler ouvertement ((D’après le prince Sixte (op. cit., p. 262) et Polzer-Hoditz (op. cit., p. 174), Ribot aurait communiqué à Sonnino les lettres impériales lors de la conférence des 25–27 juillet, malgré la parole d’honneur qu’il avait donnée.)) aux Italiens sinon il menace de tout rompre. Le 23 mai, Sixte communique la lettre à Lloyd George et à Georges V qui semblent accepter l’idée de compensation ((Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 96.)) . Lloyd George reprend l’idée que Ribot lui avait suggérée d’une rencontre à Compiègne des deux rois, du président français et de leurs ministres pour clarifier la position italienne. L’Italie ne répond pas à cette demande, invoquant toutes sortes de prétextes dilatoires ((Cette conférence a finalement lieu à Londres les 7 et 8 août. Sonnino y assoit son ascendant sur Lloyd George et Ribot.)) . Lors d’une
dernière entrevue avec Lloyd George, le 4 juin, celui-ci déclare au prince : « Faire la paix avec l’Autriche est trop important pour nous » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 225.)) et se déclare décidé à continuer les négociations avec Vienne malgré les difficultés que fait Sonnino.
La seconde lettre de Charles ne recevra aucune réponse de l’Entente si ce n’est un discours de Ribot à la Chambre, le 22 mai, dans lequel il dit des empires centraux qu’ils « viendront demander la paix, non pas hypocritement, comme aujourd’hui, par des moyens louches et détournés, mais ouvertement [… ] » ((<i>Journal des Débats, </i>jeudi 17 mai 1917, p. 1, col. 5, cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 202–203.)) . Quels « moyens louches et détournés », en effet, qu’un empereur d’Autriche, marié à une princesse française, et des princes de Bourbon ! ((En réalité, il semble bien que ce soient d’autres raisons qui aient motivé le comportement de Ribot. Voir en ce sens les propos du prince Xavier, qui avait eu accès à certaines archives en 1942 avant d’être déporté, reproduits dans Kovacs (op. <i>cit., </i>pp. 156–157) : « La chute de Briand et la nomination de Ribaut (sic) avaient été décidées en avance pour empêcher une paix cléricale autrichienne. [… ] La disparition de l’empereur de la monarchie catholique austro-hongroise, le démembrement de celle-ci, jusqu’au moindre détail, avaient été préparés », et, ajoute-t-il, les frontières des Etats successeurs de l’Autriche-Hongrie tracées dans une annexe, ces frontières devaient correspondre à celles des traités de 1919/1920.)) Anatole France exécuta Ribot de ce trait sans appel : « Ribot est une vieille canaille d’avoir négligé pareille occasion. Un roi de France, oui, un roi de France aurait eu pitié de notre pauvre peuple exsangue, exténué, n’en pouvant plus. » Et encore : « l’Empereur Charles a offert la paix ; c’est le seul honnête homme qui ait paru au cours de la guerre ; on ne l’a pas écouté » ((Cité par Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 97 et 101 et Polzer-Hoditz, <i>op. cit., </i>p. 302.)) .
Devant l’absence de réponse de Paris et de Londres, Czernin engage au début de l’été 1917, sans en parler à l’empereur semble-t-il, d’autres négociations, par le comte Revertera qui prend contact avec un de ses cousins par alliance, le comte Armand, du deuxième bureau. Ces négociations, approuvées par Lloyd George ((Lors d’une rencontre avec Painlevé à Londres, le 6 août. <i>(cf. </i>Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 270).)) et l’état-major français (Foch), et tolérées par Ribot puis par Clemenceau (« écouter, ne rien dire »), ont lieu en Suisse, en deux temps, du 12 juillet 1917 à fin février 1918.
Au même moment, Charles écrit, le 20 août 1917, au prince impérial allemand, sachant leur proximité de vues : « Malgré les efforts surhumains de nos troupes, la situation de l’arrière exige absolument une fin de la guerre dès avant l’hiver. […] J’ai des indices sûrs que nous pourrions gagner la France à notre cause si l’Allemagne pouvait se résoudre à certains sacrifices territoriaux en Alsace-Lorraine. Si nous gagnons la
France, alors nous sommes victorieux. […] Aussi je te prie, en cette heure décisive pour l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, de penser à la situation générale et d’unir tes efforts aux miens pour terminer rapidement la guerre avec honneur » ((Cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 277–281.)) . Cette lettre reste sans effet dans l’Allemagne soumise à la « dictature » de Ludendorff qui croit encore à la victoire finale.
Ribot signifie une fin de non-recevoir définitive à l’offre de Charles dans un discours à la Chambre, le 12 octobre : « Hier, c’était l’Autriche qui se déclarait disposée à faire la paix et à satisfaire nos désirs, mais qui laissait volontairement de côté l’Italie, sachant que, si nous écoutions ses paroles fallacieuses, l’Italie, demain, reprenait sa liberté et devenait l’adversaire de la France qui l’aurait oubliée et trahie. Nous n’avons pas consenti. » ((Cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 306–308.))
La déclaration de guerre des Etats-Unis à l’Autriche-Hongrie, le 7 décembre 1917, officiellement justifiée par Wilson dans son discours au Congrès par le fait que « l’Autriche-Hongrie n’est pas, en ce moment, sa propre maîtresse mais simplement la vassale du gouvernement allemand » ((Discours du 4 décembre, cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 315–316. En réalité, la rupture vient de « l’adhésion » de l’Autriche à la guerre sous-marine à outrance.)) , a pour conséquence de jeter Vienne dans les bras de Berlin, ce qui, jusqu’alors, n’était pas le cas ((Voir par exemple le refus de l’empereur de signer le traité de commerce avec l’Allemagne que lui propose Czernin en mai 1917.)) , malgré qu’en ait Ribot. Les panger-manistes, au premier rang desquels Czernin, tiennent le haut du pavé viennois. Charles ne parvient plus, malgré sa bonne volonté, à imposer ses vues de paix séparée.
Le 2 avril 1918, Czernin, parlant à des représentants du Conseil municipal de Vienne s’emporte et déclare : « M. Clemenceau, quelque temps avant le commencement de l’offensive sur le front occidental, me fit demander si j’étais prêt à entrer en négociations et sur quelles bases. Je répondis immédiatement, d’accord avec Berlin, que je ne voyais aucun obstacle à la paix avec la France, si ce n’étaient les aspirations françaises relatives à l’Alsace-Lorraine. On répondit de Paris qu’il n’était pas possible de négocier sur cette base. » ((Cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 335.)) .