Revue de réflexion politique et religieuse.

L’offre de paix sépa­rée de Charles 1er d’Au­triche

Article publié le 7 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Or, il appa­raît que, vers le 12 avril, le roi d’I­ta­lie et le par­ti de Gio­lit­ti, oppo­sé à celui de Son­ni­no, avaient fait des ouver­tures à l’Au­triche via les léga­tions alle­mande puis autri­chienne à Berne, en deman­dant la ces­sion du seul Tren­tin de langue ita­lienne et de la ville d’A­qui­lée. Charles n’a pas don­né suite à cette offre de négo­cia­tion pour, estime-t-il, ne pas faire double emploi avec la média­tion de Sixte. Il veut en avoir le cœur net et prie son beau-frère de venir de nou­veau le trou­ver pour éclair­cir le double jeu ita­lien. Dans le même temps, la Monar­chie a reçu plu­sieurs offres de paix de la Rus­sie ((Ces offres seront renou­ve­lées fré­quem­ment jus­qu’à la paix de Brest-Litovsk, les offi­ciers russes, de même que la popu­la­tion civile, n’hé­si­tant pas à aller trou­ver les sol­dats aus­tro-hon­grois dans les tran­chées.)) .
Après l’é­chec de Bad Hom­burg, Charles, qui avait espé­ré ame­ner son allié à ses propres vues paci­fiques — et qui conti­nue­ra de cares­ser cet espoir jus­qu’au milieu de l’an­née 1917, tout en pla­çant cette option au second rang, sou­haite désor­mais une paix sépa­rée avec l’En­tente. Czer-nin, quant à lui, ne ces­se­ra jus­qu’à sa révo­ca­tion (14 avril 1918) de balan­cer entre paix sépa­rée et paix aus­tro-alle­mande. Cette der­nière, qui a la faveur du ministre, est tou­te­fois condam­née dans l’œuf par le refus alle­mand per­sis­tant de res­ti­tuer l’Al­sace-Lor­raine à la France, mal­gré les géné­reuses offres de dédom­ma­ge­ment autri­chiennes.

Sur ces entre­faites, Sixte part donc pour Laxen­burg où il ren­contre l’empereur et Czer­nin le 8 mai. Charles, tout en insis­tant sur sa volon­té d’une média­tion de la France et de l’An­gle­terre entre l’Au­triche-Hon­grie et l’I­ta­lie, se dit prêt à faire de justes sacri­fices à l’I­ta­lie pour­vu que ces ter­ri­toires soient « de langue et de sen­ti­ment ita­liens » ((Dans ce sens, voir la lettre du 10 juin 1917 de Pacel­li à Gas­par­ri : « Tut­to l’Im­pe­ro con tutte le sue nazio­na­li­tà è d’ac­cor­do col Gover­no che l’I­ta­lia non deb­ba otte­nere un pal­mo di ter­ri­to­rio aus­tria­co. Chi par­la in Aus­tria di ces­sione del Tren­ti­no si espone al per­ico­lo di essere accu­sa­to di alto tra­di­men­to ed ecci­ta lo sde­gno gene­rale » (cité dans Kovacs, <i>op. cit., </i>pp. 136–137).))  et que ces ces­sions soient com­pen­sées pour tenir compte de l’a­mour propre des peuples de la Monar­chie et de la situa­tion des armes, favo­rable à l’Au­triche. Il pour­rait s’a­gir de l’E­ry­thrée ou de la Soma­lie, récem­ment
conquises et comp­tant une popu­la­tion ita­lienne extrê­me­ment faible. De plus, Charles demande à l’En­tente de garan­tir le sta­tu quo du sur­plus de la Monar­chie et, si une paix sépa­rée devait être conclue, son appui en cas d’a­gres­sion alle­mande.

Il remet à Sixte, le 9, une seconde lettre auto­graphe, celle-ci contre­si­gnée par Czer­nin ((D’un point de vue de droit consti­tu­tion­nel, cette ques­tion du contre­seing est inté­res­sante, dans la mesure où, d’a­près la consti­tu­tion de 1867, tout acte de l’empereur devait être contre­si­gné par un ministre qui en endos­sait la res­pon­sa­bi­li­té. La pre­mière lettre impé­riale n’est pas contre­si­gnée et consti­tue donc un acte consti­tu­tion­nel­le­ment nul. <i>L’offre de paix </i>du prince Sixte repro­duit les deux lettres sans contre­seing, mais le <i>Kaiser Karl </i>d’E. Kovacs, Anhang II « Czer­nins Post­krip­ta » pp. 665 ss., se réfé­rant à des car­tons « Czer­nin » conser­vés aux Haus‑, Hof- und Staat­sar­chiv depuis 1994, affirme que la seconde lettre était contre­si­gnée, ce qui signi­fie que Czer­nin en endos­sait la res­pon­sa­bi­li­té. C’est vrai­sem­bla­ble­ment pour cela que le ministre l’a­vait fait dis­pa­raître des archives du Ball­haus­platz lors de sa révo­ca­tion, le 14 avril 1918.)) , qui reprend ces dif­fé­rentes pro­po­si­tions. Une note de Czer­nin l’ac­com­pagne.
Une der­nière entre­vue a lieu à Neu­châ­tel entre Erdô­di et Sixte, le 12 mai, après la rup­ture avec les Etats-Unis, ren­due inévi­table par l’at­ti­tude de Wil­son qui n’a­vait pas accep­té de rece­voir l’am­bas­sa­deur autri­chien, le comte Tar­nows­ki, venu lui pré­sen­ter ses lettres de créances. L’en­voyé impé­rial informe le prince des démarches des dépu­tés socia­listes autri­chiens qui ont prié l’empereur de conti­nuer sa poli­tique ten­dant à une paix hono­rable. Enfin, l’empereur pro­pose d’en­voyer un plé­ni­po­ten­tiaire en Suisse, le 15 juin, pour signer la paix, un accord sem­blant acquis pour­vu que l’I­ta­lie accepte de don­ner une de ses colo­nies en com­pen­sa­tion du Tren­tin et d’A­qui­lée.
Lors d’un troi­sième entre­tien avec Poin­ca­ré, en pré­sence cette fois-ci de Ribot, le 20 mai, Sixte pré­sente la seconde lettre impé­riale. Ribot se montre très réti­cent et pro­duit de nou­velles exi­gences à l’é­gard de l’Au­triche-Hon­grie (Rou­ma­nie, Pologne). Il se déclare sur­pris du double jeu ita­lien et exige de par­ler ouver­te­ment ((D’a­près le prince Sixte (op. cit., p. 262) et Pol­zer-Hoditz (op. cit., p. 174), Ribot aurait com­mu­ni­qué à Son­ni­no les lettres impé­riales lors de la confé­rence des 25–27 juillet, mal­gré la parole d’hon­neur qu’il avait don­née.))  aux Ita­liens sinon il menace de tout rompre. Le 23 mai, Sixte com­mu­nique la lettre à Lloyd George et à Georges V qui semblent accep­ter l’i­dée de com­pen­sa­tion ((Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 96.)) . Lloyd George reprend l’i­dée que Ribot lui avait sug­gé­rée d’une ren­contre à Com­piègne des deux rois, du pré­sident fran­çais et de leurs ministres pour cla­ri­fier la posi­tion ita­lienne. L’I­ta­lie ne répond pas à cette demande, invo­quant toutes sortes de pré­textes dila­toires ((Cette confé­rence a fina­le­ment lieu à Londres les 7 et 8 août. Son­ni­no y assoit son ascen­dant sur Lloyd George et Ribot.)) . Lors d’une
der­nière entre­vue avec Lloyd George, le 4 juin, celui-ci déclare au prince : « Faire la paix avec l’Au­triche est trop impor­tant pour nous » ((Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 225.))  et se déclare déci­dé à conti­nuer les négo­cia­tions avec Vienne mal­gré les dif­fi­cul­tés que fait Son­ni­no.
La seconde lettre de Charles ne rece­vra aucune réponse de l’En­tente si ce n’est un dis­cours de Ribot à la Chambre, le 22 mai, dans lequel il dit des empires cen­traux qu’ils « vien­dront deman­der la paix, non pas hypo­cri­te­ment, comme aujourd’­hui, par des moyens louches et détour­nés, mais ouver­te­ment [… ] » ((<i>Journal des Débats, </i>jeudi 17 mai 1917, p. 1, col. 5, cité dans Bour­bon, <i>op. cit., </i>pp. 202–203.)) . Quels « moyens louches et détour­nés », en effet, qu’un empe­reur d’Au­triche, marié à une prin­cesse fran­çaise, et des princes de Bour­bon ! ((En réa­li­té, il semble bien que ce soient d’autres rai­sons qui aient moti­vé le com­por­te­ment de Ribot. Voir en ce sens les pro­pos du prince Xavier, qui avait eu accès à cer­taines archives en 1942 avant d’être dépor­té, repro­duits dans Kovacs (op. <i>cit., </i>pp. 156–157) : « La chute de Briand et la nomi­na­tion de Ribaut (sic) avaient été déci­dées en avance pour empê­cher une paix clé­ri­cale autri­chienne. [… ] La dis­pa­ri­tion de l’empereur de la monar­chie catho­lique aus­tro-hon­groise, le démem­bre­ment de celle-ci, jus­qu’au moindre détail, avaient été pré­pa­rés », et, ajoute-t-il, les fron­tières des Etats suc­ces­seurs de l’Au­triche-Hon­grie tra­cées dans une annexe, ces fron­tières devaient cor­res­pondre à celles des trai­tés de 1919/1920.))  Ana­tole France exé­cu­ta Ribot de ce trait sans appel : « Ribot est une vieille canaille d’a­voir négli­gé pareille occa­sion. Un roi de France, oui, un roi de France aurait eu pitié de notre pauvre peuple exsangue, exté­nué, n’en pou­vant plus. » Et encore : « l’Em­pe­reur Charles a offert la paix ; c’est le seul hon­nête homme qui ait paru au cours de la guerre ; on ne l’a pas écou­té » ((Cité par Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 97 et 101 et Pol­zer-Hoditz, <i>op. cit., </i>p. 302.)) .
Devant l’ab­sence de réponse de Paris et de Londres, Czer­nin engage au début de l’é­té 1917, sans en par­ler à l’empereur semble-t-il, d’autres négo­cia­tions, par le comte Rever­te­ra qui prend contact avec un de ses cou­sins par alliance, le comte Armand, du deuxième bureau. Ces négo­cia­tions, approu­vées par Lloyd George ((Lors d’une ren­contre avec Pain­le­vé à Londres, le 6 août. <i>(cf. </i>Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 270).))  et l’é­tat-major fran­çais (Foch), et tolé­rées par Ribot puis par Cle­men­ceau (« écou­ter, ne rien dire »), ont lieu en Suisse, en deux temps, du 12 juillet 1917 à fin février 1918.
Au même moment, Charles écrit, le 20 août 1917, au prince impé­rial alle­mand, sachant leur proxi­mi­té de vues : « Mal­gré les efforts sur­hu­mains de nos troupes, la situa­tion de l’ar­rière exige abso­lu­ment une fin de la guerre dès avant l’hi­ver. […] J’ai des indices sûrs que nous pour­rions gagner la France à notre cause si l’Al­le­magne pou­vait se résoudre à cer­tains sacri­fices ter­ri­to­riaux en Alsace-Lor­raine. Si nous gagnons la
France, alors nous sommes vic­to­rieux. […] Aus­si je te prie, en cette heure déci­sive pour l’Al­le­magne et l’Au­triche-Hon­grie, de pen­ser à la situa­tion géné­rale et d’u­nir tes efforts aux miens pour ter­mi­ner rapi­de­ment la guerre avec hon­neur » ((Cité dans Bour­bon, <i>op. cit., </i>pp. 277–281.)) . Cette lettre reste sans effet dans l’Al­le­magne sou­mise à la « dic­ta­ture » de Luden­dorff qui croit encore à la vic­toire finale.
Ribot signi­fie une fin de non-rece­voir défi­ni­tive à l’offre de Charles dans un dis­cours à la Chambre, le 12 octobre : « Hier, c’é­tait l’Au­triche qui se décla­rait dis­po­sée à faire la paix et à satis­faire nos dési­rs, mais qui lais­sait volon­tai­re­ment de côté l’I­ta­lie, sachant que, si nous écou­tions ses paroles fal­la­cieuses, l’I­ta­lie, demain, repre­nait sa liber­té et deve­nait l’ad­ver­saire de la France qui l’au­rait oubliée et tra­hie. Nous n’a­vons pas consen­ti. » ((Cité dans Bour­bon, <i>op. cit., </i>pp. 306–308.))
La décla­ra­tion de guerre des Etats-Unis à l’Au­triche-Hon­grie, le 7 décembre 1917, offi­ciel­le­ment jus­ti­fiée par Wil­son dans son dis­cours au Congrès par le fait que « l’Au­triche-Hon­grie n’est pas, en ce moment, sa propre maî­tresse mais sim­ple­ment la vas­sale du gou­ver­ne­ment alle­mand » ((Dis­cours du 4 décembre, cité dans Bour­bon, <i>op. cit., </i>pp. 315–316. En réa­li­té, la rup­ture vient de « l’adhé­sion » de l’Au­triche à la guerre sous-marine à outrance.)) , a pour consé­quence de jeter Vienne dans les bras de Ber­lin, ce qui, jus­qu’a­lors, n’é­tait pas le cas ((Voir par exemple le refus de l’empereur de signer le trai­té de com­merce avec l’Al­le­magne que lui pro­pose Czer­nin en mai 1917.)) , mal­gré qu’en ait Ribot. Les pan­ger-manistes, au pre­mier rang des­quels Czer­nin, tiennent le haut du pavé vien­nois. Charles ne par­vient plus, mal­gré sa bonne volon­té, à impo­ser ses vues de paix sépa­rée.
Le 2 avril 1918, Czer­nin, par­lant à des repré­sen­tants du Conseil muni­ci­pal de Vienne s’emporte et déclare : « M. Cle­men­ceau, quelque temps avant le com­men­ce­ment de l’of­fen­sive sur le front occi­den­tal, me fit deman­der si j’é­tais prêt à entrer en négo­cia­tions et sur quelles bases. Je répon­dis immé­dia­te­ment, d’ac­cord avec Ber­lin, que je ne voyais aucun obs­tacle à la paix avec la France, si ce n’é­taient les aspi­ra­tions fran­çaises rela­tives à l’Al­sace-Lor­raine. On répon­dit de Paris qu’il n’é­tait pas pos­sible de négo­cier sur cette base. » ((Cité dans Bour­bon, <i>op. cit., </i>p. 335.)) .

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