Il y a quatre-vingt-dix ans s’achevait la Grande Guerre. Plusieurs tentatives en faveur de la paix ont été entreprises dès 1916. Une seule, pourtant, a presque abouti, celle de l’empereur Charles Ier d’Autriche, en 1917, connue sous le nom d’« affaire Sixte ». Cette offre de paix illustre une conception de l’ordre international fondée sur la justice et l’équité et la recherche de la paix envisagée comme le premier devoir d’un souverain envers les peuples qui lui sont confiés.
Dès le lendemain de son avènement, le 22 novembre 1916, Charles Ier adresse à ses sujets ce rescrit : « Je veux tout faire pour bannir, dans le plus bref délai, les horreurs et les sacrifices de la guerre et rendre à mes peuples les bénédictions disparues de la paix aussitôt que le permettront l’honneur des armes, les conditions vitales de mes Etats et de leurs fidèles alliés et l’entêtement de nos ennemis. […] Animé d’un amour profond pour mes peuples, je veux consacrer ma vie et toutes mes forces au service de cette haute tâche » ((Prince Sixte de Bourbon, <i>L’offre de paix séparée de l’Autriche, </i>Plon, 1920, p. 36.)) .
Le 12 décembre 1916, les ministres des Affaires étrangères de Vienne et Berlin adressent aux Alliés une note sur la paix qui est rejetée par l’Entente le 31 décembre, jour du couronnement de Charles comme roi apostolique de Hongrie. Charles n’aura de cesse d’insister auprès de son allié allemand pour qu’il recherche la paix avec lui. Ainsi écrit-il par exemple le 2 janvier 1917 à Guillaume II : « [M]on idéal, que vous approuvez certainement, est de favoriser le désir du monde entier : parvenir enfin à des négociations sérieuses et acceptables pour nos peuples et pour l’humanité. C’est là notre devoir » ((Cité par Michel Dugast Rouillé, <i>Charles de Habsbourg, </i>éditions Racine, Bruxelles, 2003, p. 65.)) .
L’empereur, connaissant l’influence des milieux pangermanistes et de l’armée sur la diplomatie austro-hongroise, décide d’employer également d’autres voies, se rappelant sans doute une lettre que le prince Sixte de Bourbon-Parme, fils du dernier duc régnant de Parme, Robert, avait adressée en janvier 1915 à sa sœur, alors l’archiduchesse Zita ((On ne saurait trop souligner l’influence de l’impératrice Zita dans l’offre autrichienne. Voir notamment Antoine Redier, <i>Zita, princesse de la paix, </i>La revue française (éd.), 1930, en particulier pp. 123–219.)) , épouse du futur Charles Ier. Il charge ainsi sa belle-mère, la duchesse douairière de Parme, d’exposer à ses fils, Sixte et Xavier ((Tous deux servent depuis le 25 août 1915 dans l’artillerie belge, la France ayant décliné leur offre de rejoindre ses armées.)) , qu’elle rencontre en Suisse le 29 janvier 1917, son « désir […] de [les] voir pour s’entretenir directement avec [eux] de la paix » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 39.)) , ou, si venir à Vienne leur paraissait impossible, il leur propose d’envoyer en Suisse une personne de confiance pour leur communiquer ses vues. Seule cette dernière éventualité semble envisageable aux princes qui veulent toutefois en référer d’abord à Paris. Les princes indiquent comme préalables du point de vue français les points suivants : la restitution de l’Alsace et la Lorraine de 1814 ((C’est-à-dire avec Landau et Saarlouis, perdues au Congrès de Vienne, après les Cent-Jours.)) à la France sans aucune compensation coloniale ou autre, la Belgique restituée et gardant le Congo, de même la Serbie, éventuellement agrandie de l’Albanie, et enfin Constantinople aux Russes.
Le 22 janvier 1917, Wilson proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ((Le dixième des Quatorze Points de Wilson énonce : « Aux nationalités de l’Autriche-Hongrie, dont nous voulons voir la place protégée et assurée entre les nations, doit être accordée la possibilité la plus libre pour une évolution autonome ». Il n’est pas question de dépeçage de la Monarchie, une idée à laquelle les Etats-Unis sont venus beaucoup plus tard.)) . Le 1er février, l’Allemagne déclenche la guerre sous-marine à outrance, mettant Charles, qui veut s’y opposer, devant le fait accompli.
De retour à Paris, le prince Sixte rencontre le 11 février 1917, par l’intermédiaire de William Martin ((W. Martin, est, de par sa fonction, en rapport permanent avec le président Poincaré. Des contacts avaient été établis avec lui, dès janvier 1916. Dans un second entretien, le 26 juillet, Martin fait part à Sixte de la position de Poincaré : « Il faut que l’Autriche subsiste, dans notre intérêt. » (Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 17))) , chef du service du protocole au Ministère des Affaires étrangères, Jules Cambon ((Le prince Sixte avait déjà rencontré Jules Cambon le 23 novembre 1916. Celui-ci lui avait fait part de ses vues : « Pour moi, je désirerais ne voir subsister qu’une seule couronne impériale, celle d’Autriche, en réduisant la Prusse à son royaume. » (Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 30))) , secrétaire général du Quai d’Orsay, ancien ambassadeur à Berlin.
De cet entretien ressortent l’intérêt pour le gouvernement français d’entamer des négociations avec la Monarchie, par l’intermédiaire du prince Sixte, et le souhait, exprimé par Cambon, d’une rencontre entre le prince, le président Poincaré et Briand, alors président du Conseil.
Sixte repart donc pour la Suisse où il s’entretient avec le comte Thomas Erdôdi ((Charles, l’envoyant en mission, lui avait dit : « Mon unique but est de mettre fin le plus tôt à cette horrible tuerie. [… ] Je veux contraindre mes alliés à une plus grande modération, quoique je n’aie pas l’intention de les lâcher. » (cité dans Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 70))) , ami d’enfance de l’empereur, les 13 et 21 février. Lors d’une première entrevue, Erdôdi confirme l’acceptation par Charles des conditions de Sixte mais, quant à la Serbie, l’empereur souhaite la création d’un royaume sud-slave (yougoslave) qui engloberait la Bosnie, la Serbie, l’Albanie et le Monténégro et qui serait sous la dépendance de l’Autriche, en écartant la dynastie Kara-georgévitch dont Vienne pense qu’elle avait trempé dans l’assassinat de Sarajevo. L’idée d’une paix séparée est acceptée par les deux parties. Dans le second entretien, Erdôdi, après avoir conféré avec l’empereur, remet à Sixte une note ostensible du ministre des Affaires étrangères de la Monarchie, le comte Czernin, amendée d’une note personnelle et officieuse de l’empereur, inconnue de Czernin, par laquelle Charles déclare qu’il soutiendra par tous les moyens la France vis-à-vis de l’Allemagne et exprime sa sympathie pour la Belgique. Il précise que l’Autriche « n’est absolument pas sous la main allemande » et que son « seul but est de maintenir la Monarchie dans sa grandeur actuelle ».
Lors d’une entrevue du prince avec Poincaré, le 5 mars, ce dernier résume la situation : « La filière à suivre sera donc celle-ci : obtenir de l’Autriche les quatre points essentiels ((Restait donc la question de la Serbie que l’Autriche va finir par accepter.)) , communiquer ce résultat à l’Angleterre et à la Russie sous une forme tout à fait secrète et voir s’il y a un moyen de s’entendre pour conclure un armistice secret. […] L’intérêt de la France est non seulement de maintenir l’Autriche, mais de l’agrandir au détriment de l’Allemagne (Silésie ou Bavière) » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 67–68)) . Briand, consulté par Poincaré le 6 mars, confirme cette approche. Déjà, l’on comprend que les difficultés viendront de l’Italie, mais Poincaré estime que les demandes italiennes pourraient être compensées par des reprises sur l’Allemagne au profit de la Monarchie, ce que Charles refusa par la suite. La démission de Lyautey, le 14 mars, entraîne la chute du ministère Briand, remplacé le 19 par le cabinet Ribot, qui, tout en se déclarant favorable à la poursuite des négociations, est nettement plus réticent que son prédécesseur.
Si l’équilibre militaire perdure entre les belligérants — l’Autriche-Hongrie ayant battu à plusieurs reprises l’Italie sur l’Isonzo —, la situation de l’arrière devient difficile tant dans la Monarchie que dans le Reich.
De retour en Suisse le 19 mars, les princes sont pressés par Erdôdi de venir à Vienne pour discuter avec l’empereur des modalités de son offre. Réticents, ils se rendent aux arguments de leur sœur : « Ne te laisse pas arrêter par des considérations qui, dans la vie courante, seraient justifiées. Pense à ces malheureux qui vivent dans l’enfer des tranchées, qui meurent par centaines tous les jours, et viens. » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 82.))
Deux entretiens, les 23 et 24 mars, ont lieu dans le plus grand secret à Laxenburg, auxquels, outre les souverains, Sixte et Xavier, assiste pour partie Czernin, que Sixte décrit comme « long, maigre et froid », réticent et si « flou qu’il est impossible de saisir le fond de sa pensée ». L’empereur insiste : « Il faut absolument faire la paix, je le veux à tout prix […]. Mieux vaut donc consentir des arrangements équitables et je suis, pour ma part, tout disposé à le faire ». Toutefois, il considère que son devoir d’allié l’oblige à tenter l’impossible pour amener l’Allemagne à une paix juste et équitable. Si cela ne marchait pas, il ferait la paix séparément. Le 24, il remet à Sixte une lettre autographe ((Nul doute que cette lettre fut le fruit d’un travail en commun, auquel Dugast Rouillé (op. <i>cit., </i>p. 82) pense que le prince Sixte a participé. Kovacs (op. <i>cit., </i>pp. 134 et 668) affirme qu’il y a eu 14 brouillons et qu’à Vienne on n’avait pas conservé de copie de la lettre finalement envoyée, si bien qu’il était impossible de savoir avec certitude si la lettre publiée par Clemenceau en avril 1918 était bien celle que l’empereur avait adressée aux puissances de l’Entente.)) qui marque un grand succès dans les négociations en ce qu’elle adopte, sans réserve, la base proposée par Sixte en janvier pour ce qui est de la France, de la Belgique et de la Serbie, tout en réservant la question de Constantinople et des Détroits, compte tenu de la révolution russe du 14 mars ((La Russie révolutionnaire ne les revendiquera plus.)) . Rien n’est dit de l’Italie, Charles souhaitant la médiation de la France et de l’Angleterre. Il espère, après la fin du conflit, une alliance avec la France. Charles charge Sixte de transmettre secrètement sa lettre à la France et à l’Angleterre. Comme l’écrit le prince Sixte, « les vues de l’empereur relatives à l’avantage qu’offre toujours pour l’Europe une paix de modération sur une paix de prépondérance marquent un sens politique et un bon sens qui, malheureusement, ne sont pas communs ».
Après avoir lu la lettre de l’empereur, Poincaré déclare à Sixte, lors d’un troisième entretien, le 31 mars : « Il s’agit donc, non point d’un armistice, mais d’une paix séparée, destinée à amoindrir le bloc central, paix séparée avec l’Autriche qui, diplomatiquement, se rangerait ensuite de notre côté » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 104.)) , ajoutant que l’opinion publique est, en France comme en Angleterre, favorable à l’Autriche — puisqu’aucun affrontement entre leurs troupes n’a lieu jusqu’à ce que les troupes françaises et britanniques viennent renforcer l’armée italienne après la débâcle de Caporetto (9 novembre 1917) — et que Deschanel, alors président de la Chambre, insiste pour que l’on fasse la paix avec l’Autriche. Ribot, mis au courant par Poincaré, décide d’aller trouver, le 11 avril, Lloyd George à Folkestone pour lui communiquer l’offre de Charles. A la lecture de la lettre impériale, le premier ministre britannique se serait écrié : « C’est la paix ! » ((Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 84, et Kovacs, <i>op. cit., </i>p. 155.)) . C’est alors que Ribot souhaite mettre l’Italie au courant des négociations. Sixte, très réticent puisque la lettre n’est destinée qu’à la France et à l’Angleterre, finit par y consentir dès lors que Ribot s’engage à sonder l’Italie d’une manière générale, sans citer l’empereur ni produire sa lettre. Un sommet est convoqué à Saint-Jean-de-Maurienne entre Lloyd George, Ribot et Sonnino, ministre italien des Affaires étrangères, pour le 19 avril.
Sixte souhaite s’assurer que le secret des ouvertures autrichiennes sera gardé et, pour cela, rencontre Lloyd George à Paris, le 18. Celui-ci lui déclare l’amitié anglaise envers l’Autriche et son souhait de parvenir à une paix avec celle-ci, cette paix devant nécessairement englober l’Italie.
En même temps, le 3 avril, Charles rencontre à Bad Homburg Guillaume II pour tenter de l’amener à des vues pacifiques raisonnables, offrant à l’Allemagne de lui céder gratuitement la Galicie si elle-même restituait l’Alsace et la Lorraine à la France. Devant le refus de Guil-laume ((Polzer-Hoditz, directeur de cabinet de Charles, écrivit ces lignes amères : « Avec quelle ardeur sincère l’empereur Charles s’efforçait de conclure la paix, et comme l’empereur Guillaume s’ingéniait à traiter ses efforts de bagatelles » <i>(L’Empereur Charles, </i>Grasset, 1939, p. 169).)) , Charles lui fait adresser, le 13 avril, un mémorandum dénonçant l’alliance avec le Reich pour le 11 novembre 1917 au plus tard.
A la suite du refus de Sonnino qui exige outre la cession du Trentin de langue italienne, celle de Trieste, de la Dalmatie et des îles de la côte dalmate (les deux derniers territoires étant pourtant très majoritairement peuplés de Slaves et non d’Italiens), le gouvernement français notifie le 22 avril à Sixte sa réponse négative à l’offre impériale, tout en laissant la porte ouverte pour l’avenir, si la Monarchie acceptait de considérer les revendications italiennes ; Cambon pensant que Trieste ((Trieste était le principal port autrichien depuis 1382. Ainsi que Sonnino lui-même l’avait reconnu, « revendiquer Trieste [dont la population est mixte] comme un droit serait une exagération du principe des nationalités » ( <i>Rassegna settimanale, </i>29 mai 1881, cité dans Bourbon, <i>op. cit.,</i>p. 385).)) et Trente pourraient faire l’affaire.
Or, il apparaît que, vers le 12 avril, le roi d’Italie et le parti de Giolitti, opposé à celui de Sonnino, avaient fait des ouvertures à l’Autriche via les légations allemande puis autrichienne à Berne, en demandant la cession du seul Trentin de langue italienne et de la ville d’Aquilée. Charles n’a pas donné suite à cette offre de négociation pour, estime-t-il, ne pas faire double emploi avec la médiation de Sixte. Il veut en avoir le cœur net et prie son beau-frère de venir de nouveau le trouver pour éclaircir le double jeu italien. Dans le même temps, la Monarchie a reçu plusieurs offres de paix de la Russie ((Ces offres seront renouvelées fréquemment jusqu’à la paix de Brest-Litovsk, les officiers russes, de même que la population civile, n’hésitant pas à aller trouver les soldats austro-hongrois dans les tranchées.)) .
Après l’échec de Bad Homburg, Charles, qui avait espéré amener son allié à ses propres vues pacifiques — et qui continuera de caresser cet espoir jusqu’au milieu de l’année 1917, tout en plaçant cette option au second rang, souhaite désormais une paix séparée avec l’Entente. Czer-nin, quant à lui, ne cessera jusqu’à sa révocation (14 avril 1918) de balancer entre paix séparée et paix austro-allemande. Cette dernière, qui a la faveur du ministre, est toutefois condamnée dans l’œuf par le refus allemand persistant de restituer l’Alsace-Lorraine à la France, malgré les généreuses offres de dédommagement autrichiennes.
Sur ces entrefaites, Sixte part donc pour Laxenburg où il rencontre l’empereur et Czernin le 8 mai. Charles, tout en insistant sur sa volonté d’une médiation de la France et de l’Angleterre entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie, se dit prêt à faire de justes sacrifices à l’Italie pourvu que ces territoires soient « de langue et de sentiment italiens » ((Dans ce sens, voir la lettre du 10 juin 1917 de Pacelli à Gasparri : « Tutto l’Impero con tutte le sue nazionalità è d’accordo col Governo che l’Italia non debba ottenere un palmo di territorio austriaco. Chi parla in Austria di cessione del Trentino si espone al pericolo di essere accusato di alto tradimento ed eccita lo sdegno generale » (cité dans Kovacs, <i>op. cit., </i>pp. 136–137).)) et que ces cessions soient compensées pour tenir compte de l’amour propre des peuples de la Monarchie et de la situation des armes, favorable à l’Autriche. Il pourrait s’agir de l’Erythrée ou de la Somalie, récemment
conquises et comptant une population italienne extrêmement faible. De plus, Charles demande à l’Entente de garantir le statu quo du surplus de la Monarchie et, si une paix séparée devait être conclue, son appui en cas d’agression allemande.
Il remet à Sixte, le 9, une seconde lettre autographe, celle-ci contresignée par Czernin ((D’un point de vue de droit constitutionnel, cette question du contreseing est intéressante, dans la mesure où, d’après la constitution de 1867, tout acte de l’empereur devait être contresigné par un ministre qui en endossait la responsabilité. La première lettre impériale n’est pas contresignée et constitue donc un acte constitutionnellement nul. <i>L’offre de paix </i>du prince Sixte reproduit les deux lettres sans contreseing, mais le <i>Kaiser Karl </i>d’E. Kovacs, Anhang II « Czernins Postkripta » pp. 665 ss., se référant à des cartons « Czernin » conservés aux Haus‑, Hof- und Staatsarchiv depuis 1994, affirme que la seconde lettre était contresignée, ce qui signifie que Czernin en endossait la responsabilité. C’est vraisemblablement pour cela que le ministre l’avait fait disparaître des archives du Ballhausplatz lors de sa révocation, le 14 avril 1918.)) , qui reprend ces différentes propositions. Une note de Czernin l’accompagne.
Une dernière entrevue a lieu à Neuchâtel entre Erdôdi et Sixte, le 12 mai, après la rupture avec les Etats-Unis, rendue inévitable par l’attitude de Wilson qui n’avait pas accepté de recevoir l’ambassadeur autrichien, le comte Tarnowski, venu lui présenter ses lettres de créances. L’envoyé impérial informe le prince des démarches des députés socialistes autrichiens qui ont prié l’empereur de continuer sa politique tendant à une paix honorable. Enfin, l’empereur propose d’envoyer un plénipotentiaire en Suisse, le 15 juin, pour signer la paix, un accord semblant acquis pourvu que l’Italie accepte de donner une de ses colonies en compensation du Trentin et d’Aquilée.
Lors d’un troisième entretien avec Poincaré, en présence cette fois-ci de Ribot, le 20 mai, Sixte présente la seconde lettre impériale. Ribot se montre très réticent et produit de nouvelles exigences à l’égard de l’Autriche-Hongrie (Roumanie, Pologne). Il se déclare surpris du double jeu italien et exige de parler ouvertement ((D’après le prince Sixte (op. cit., p. 262) et Polzer-Hoditz (op. cit., p. 174), Ribot aurait communiqué à Sonnino les lettres impériales lors de la conférence des 25–27 juillet, malgré la parole d’honneur qu’il avait donnée.)) aux Italiens sinon il menace de tout rompre. Le 23 mai, Sixte communique la lettre à Lloyd George et à Georges V qui semblent accepter l’idée de compensation ((Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 96.)) . Lloyd George reprend l’idée que Ribot lui avait suggérée d’une rencontre à Compiègne des deux rois, du président français et de leurs ministres pour clarifier la position italienne. L’Italie ne répond pas à cette demande, invoquant toutes sortes de prétextes dilatoires ((Cette conférence a finalement lieu à Londres les 7 et 8 août. Sonnino y assoit son ascendant sur Lloyd George et Ribot.)) . Lors d’une
dernière entrevue avec Lloyd George, le 4 juin, celui-ci déclare au prince : « Faire la paix avec l’Autriche est trop important pour nous » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 225.)) et se déclare décidé à continuer les négociations avec Vienne malgré les difficultés que fait Sonnino.
La seconde lettre de Charles ne recevra aucune réponse de l’Entente si ce n’est un discours de Ribot à la Chambre, le 22 mai, dans lequel il dit des empires centraux qu’ils « viendront demander la paix, non pas hypocritement, comme aujourd’hui, par des moyens louches et détournés, mais ouvertement [… ] » ((<i>Journal des Débats, </i>jeudi 17 mai 1917, p. 1, col. 5, cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 202–203.)) . Quels « moyens louches et détournés », en effet, qu’un empereur d’Autriche, marié à une princesse française, et des princes de Bourbon ! ((En réalité, il semble bien que ce soient d’autres raisons qui aient motivé le comportement de Ribot. Voir en ce sens les propos du prince Xavier, qui avait eu accès à certaines archives en 1942 avant d’être déporté, reproduits dans Kovacs (op. <i>cit., </i>pp. 156–157) : « La chute de Briand et la nomination de Ribaut (sic) avaient été décidées en avance pour empêcher une paix cléricale autrichienne. [… ] La disparition de l’empereur de la monarchie catholique austro-hongroise, le démembrement de celle-ci, jusqu’au moindre détail, avaient été préparés », et, ajoute-t-il, les frontières des Etats successeurs de l’Autriche-Hongrie tracées dans une annexe, ces frontières devaient correspondre à celles des traités de 1919/1920.)) Anatole France exécuta Ribot de ce trait sans appel : « Ribot est une vieille canaille d’avoir négligé pareille occasion. Un roi de France, oui, un roi de France aurait eu pitié de notre pauvre peuple exsangue, exténué, n’en pouvant plus. » Et encore : « l’Empereur Charles a offert la paix ; c’est le seul honnête homme qui ait paru au cours de la guerre ; on ne l’a pas écouté » ((Cité par Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 97 et 101 et Polzer-Hoditz, <i>op. cit., </i>p. 302.)) .
Devant l’absence de réponse de Paris et de Londres, Czernin engage au début de l’été 1917, sans en parler à l’empereur semble-t-il, d’autres négociations, par le comte Revertera qui prend contact avec un de ses cousins par alliance, le comte Armand, du deuxième bureau. Ces négociations, approuvées par Lloyd George ((Lors d’une rencontre avec Painlevé à Londres, le 6 août. <i>(cf. </i>Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 270).)) et l’état-major français (Foch), et tolérées par Ribot puis par Clemenceau (« écouter, ne rien dire »), ont lieu en Suisse, en deux temps, du 12 juillet 1917 à fin février 1918.
Au même moment, Charles écrit, le 20 août 1917, au prince impérial allemand, sachant leur proximité de vues : « Malgré les efforts surhumains de nos troupes, la situation de l’arrière exige absolument une fin de la guerre dès avant l’hiver. […] J’ai des indices sûrs que nous pourrions gagner la France à notre cause si l’Allemagne pouvait se résoudre à certains sacrifices territoriaux en Alsace-Lorraine. Si nous gagnons la
France, alors nous sommes victorieux. […] Aussi je te prie, en cette heure décisive pour l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, de penser à la situation générale et d’unir tes efforts aux miens pour terminer rapidement la guerre avec honneur » ((Cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 277–281.)) . Cette lettre reste sans effet dans l’Allemagne soumise à la « dictature » de Ludendorff qui croit encore à la victoire finale.
Ribot signifie une fin de non-recevoir définitive à l’offre de Charles dans un discours à la Chambre, le 12 octobre : « Hier, c’était l’Autriche qui se déclarait disposée à faire la paix et à satisfaire nos désirs, mais qui laissait volontairement de côté l’Italie, sachant que, si nous écoutions ses paroles fallacieuses, l’Italie, demain, reprenait sa liberté et devenait l’adversaire de la France qui l’aurait oubliée et trahie. Nous n’avons pas consenti. » ((Cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 306–308.))
La déclaration de guerre des Etats-Unis à l’Autriche-Hongrie, le 7 décembre 1917, officiellement justifiée par Wilson dans son discours au Congrès par le fait que « l’Autriche-Hongrie n’est pas, en ce moment, sa propre maîtresse mais simplement la vassale du gouvernement allemand » ((Discours du 4 décembre, cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 315–316. En réalité, la rupture vient de « l’adhésion » de l’Autriche à la guerre sous-marine à outrance.)) , a pour conséquence de jeter Vienne dans les bras de Berlin, ce qui, jusqu’alors, n’était pas le cas ((Voir par exemple le refus de l’empereur de signer le traité de commerce avec l’Allemagne que lui propose Czernin en mai 1917.)) , malgré qu’en ait Ribot. Les panger-manistes, au premier rang desquels Czernin, tiennent le haut du pavé viennois. Charles ne parvient plus, malgré sa bonne volonté, à imposer ses vues de paix séparée.
Le 2 avril 1918, Czernin, parlant à des représentants du Conseil municipal de Vienne s’emporte et déclare : « M. Clemenceau, quelque temps avant le commencement de l’offensive sur le front occidental, me fit demander si j’étais prêt à entrer en négociations et sur quelles bases. Je répondis immédiatement, d’accord avec Berlin, que je ne voyais aucun obstacle à la paix avec la France, si ce n’étaient les aspirations françaises relatives à l’Alsace-Lorraine. On répondit de Paris qu’il n’était pas possible de négocier sur cette base. » ((Cité dans Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 335.)) .
Czernin fait allusion aux pourparlers Armand/Revertera de l’été précédent qui avaient eu lieu à sa propre initiative. Devant des allégations aussi fausses, la réponse de Clemenceau — qui n’avait formé son gouvernement que le 16 novembre 1917 — est cinglante : « Le comte Czer-nin a menti ! » S’en suit une guerre par journaux interposés qu’aucune des parties n’a la sagesse d’arrêter et qui aboutit à la publication par Clemenceau de la première lettre impériale, malgré la parole d’honneur qu’avaient donnée tant Poincaré que Ribot de ne pas la divulguer. Une campagne de presse, généreusement subventionnée par Ludendorff — à l’exception notable de la presse socialiste et radicale — se déchaîne contre l’empereur — auquel on reproche entre autres d’avoir eu recours à un ennemi comme émissaire — et la Monarchie. La situation de Charles devient précaire ((Le prince von Hohenlohe, ambassadeur de Charles à Berlin, avait, le 13 juin 1917, averti Vienne que Guillaume menaçait d’envahir l’Autriche et d’occuper Prague à cause des « <i>menées secrètes autrichiennes contre l’alliance austro-allemande </i>» (Kovacs, <i>op. cit., </i>p. 178).)) . Il réussit, le 14 avril, à se débarrasser de Czernin qui préparait un coup d’Etat et rencontre Guillaume II à Spa le 12 mai auquel il rappelle qu’il l’avait régulièrement mis au courant de ses démarches sans toutefois lui révéler le nom de ses interlocuteurs, ce que l’empereur allemand ne peut nier. Les conséquences de la publication de la lettre impériale ((Le secrétaire d’Etat américain, Robert Lansing, écrivit dans un mémorandum à Wilson du 12 avril 1918, de cette publication qu’elle était « a piece of the most astounding stupidity, for which no sufficient excuse can be made. […] His disclosure has thrown Austria-Hungary bodily into the arms of Germany. […] Even if Karl wished to act otherwise, the stupidity of Clemenceau and the fear of Germany prevent. […] As an example of stupid diplomacy this performance is almost without parallel. [… ] How any statesman could throw away a strategic advantage without any equivalent other than the personal satisfaction of causing chagrin to an adversary is beyond comprehension. […] It is unfortunate that “The Tiger” of France does not possess a better control over his impulses, unfortunate for his country as well as for the cobelligerents of France. There was always the possibility of something resulting from the evident desire of the Austrian Emperor for peace almost at any price. That possibility the folly of Clemenceau has destroyed. » (reproduit dans Kovacs, <i>op. cit., </i>tome 2, pp. 343–344).)) sont dramatiques pour l’Autriche qui doit donner des garanties à l’Allemagne en envoyant des régiments sur le front occidental et perd une grande partie de ce qui lui restait de liberté vis-à-vis de l’Allemagne.
L’offre de paix de l’empereur Charles, qui a toujours cherché « en toute chose la volonté de Dieu, à la reconnaître et à la suivre » ((Comme il le dira, mourant, à l’impératrice Zita, ce que Jean-Paul II rappelait dans son homélie de la messe de béatification du bienheureux Charles d’Autriche (Rome, 3 octobre 2004).)) , est motivée par des convictions profondes de justice et d’équité, d’humanité, de souci constant des peuples de la Monarchie, et de respect du jus gentium classique, fondé sur le droit naturel. Par opposition à ces prin
cipes chrétiens, relayés par les appels en faveur de la paix de Benoît XV et les missions de Mgr Pacelli, alors nonce à Munich, ceux qui refusent la main tendue par l’empereur le font pour des considérations idéologiques diverses. Ils veulent abattre la monarchie catholique des Habsbourg, même si la guerre doit durer un an de plus et coûter, du seul côté français, 300 000 vies supplémentaires, et établir un nouvel ordre européen en traçant des frontières arbitrairement au nom du droit des peuples — qu’on se garde bien, la plupart du temps, de consulter — et qui auront notamment pour conséquence les guerres balkaniques récentes. Quelle différence avec celui qui écrivait deux ans plus tard : « Le monarque est seul responsable devant l’histoire. [… ] Je ne regrette pas une seconde la lettre à Sixte, et j’agirais aujourd’hui exactement de la même manière si je me trouvais dans la même situation. C’est <i>moi, </i>l’empereur, qui dois décider de la guerre et de la paix, et <i>je </i>porterais devant <i>Dieu </i>la responsabilité de toute occasion qui aurait été manquée de mettre un terme à cette effusion de sang inutile. […] Chaque jour, du matin au soir, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour donner la paix à mes peuples et sauver les fils et les parents des gens » ((« Réflexions politiques » de l’Empereur, Prangins, 1920, reproduites dans Kovacs, <i>op. cit., </i>tome 2, pp. 554–55.)) .