Revue de réflexion politique et religieuse.

L’affaire Sixte et le rôle de l’Italie

Article publié le 7 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’offre, évi­dem­ment appré­ciée de la France et de l’Angleterre qui, à l’époque, comme l’Italie, n’étaient pas encore pour la dis­so­lu­tion de la monar­chie aus­tro-hon­groise, ne pré­voyait tou­te­fois rien pour l’Italie (« Rien n’est dit de l’Italie, Charles sou­hai­tant la média­tion de la France et de l’Angleterre », op. cit., p. 81). L’opinion de l’Empereur vis-à-vis de l’Italie étant celle que l’on a décrite plus haut, on com­prend que, pour lui, l’Italie ait été un enne­mi auquel il ne fal­lait à tout prix ne rien concé­der. Mais la « média­tion » de la France et de l’Angleterre ? Pour­quoi était-elle invo­quée ? Pour obte­nir l’adhésion de l’Italie à une paix humi­liante pour elle, étant don­né que rien ne devait lui être concé­dé après deux ans de batailles san­glantes par les­quelles l’ennemi avait été conte­nu. L’armée aus­tro-hon­groise, qui dis­po­sait de moyens supé­rieurs aux nôtres, n’était pas à la hau­teur de l’armée alle­mande. Cepen­dant, elle dis­po­sait de grandes et excel­lentes uni­tés qui, si elles avaient été enga­gées de manière oppor­tune sur le front occi­den­tal, auraient pu contri­buer à assu­rer la vic­toire aux Alle­mands.
Le fait que la pro­po­si­tion ini­tiale de l’Empereur ne men­tion­nait en aucune façon l’Italie mais s’en remet­tait à la média­tion alliée per­met d’en arri­ver à la conclu­sion sui­vante : Charles Ier vou­lait faire la paix uni­que­ment avec la France, l’Angleterre et la Rus­sie, qui se seraient ensuite employées à la faire accep­ter par l’Italie, d’une manière com­pa­rable à ce qui s’était pro­duit en 1859 quand son grand-père l’empereur Fran­çois-Joseph signa la paix avec le seul Napo­léon III, qui la fit ensuite accep­ter par le Pié­mont (par le royaume de Sar­daigne), en lui don­nant la Lom­bar­die, cédée par l’Autriche (échange lors duquel, confor­mé­ment aux accords pas­sés avec les Pié­mon­tais, la France obtint la sta­bi­li­sa­tion défi­ni­tive de sa fron­tière alpine avec l’acquisition de la Savoie et de Nice). Mais, en 1917, l’Italie n’aurait abso­lu­ment rien obte­nu – pas même le Tren­tin de langue ita­lienne – dans l’optique de la pro­po­si­tion de paix autri­chienne, à l’exception, peut-être, de ce qu’elle avait réus­si à conqué­rir par les armes de 1915 à 1917, autre­ment dit les petites villes de Gozi­ria, Gra­dis­ca, Aqui­lée, etc. avec leur ter­ri­toire limi­té à l’embouchure de l’Isonzo et sur le Car­so.

L’exclusion de toute conces­sion, même minime, vis-à-vis de l’Italie, a tou­jours été consi­dé­rée comme l’une des rai­sons essen­tielles pour les­quelles l’offre, aus­si posi­tive et inté­res­sante fût-elle, ne put être accep­tée par la France et l’Angleterre. Le pré­sident du Conseil Ribot le fait loya­le­ment com­prendre dans son dis­cours à la Chambre, le 12 octobre 1917 : la France ne pou­vait pas accep­ter une offre « qui lais­sait volon­tai­re­ment de côté l’Italie » (p. 86). De la part de l’Autriche, il sem­blait y avoir une véri­table et propre hos­ti­li­té fon­dée sur des pré­ju­gés à l’égard de l’Italie, dont les aspi­ra­tions n’étaient pas jugées dignes d’une quel­conque consi­dé­ra­tion.
Infor­mé par les Fran­çais, Sid­ney Son­ni­no, ministre ita­lien des Affaires étran­gères, refu­sa de prendre en consi­dé­ra­tion une quel­conque pro­po­si­tion de paix qui ne recon­nai­trait pas à l’Italie – alors que la France, l’Angleterre et la Rus­sie s’y étaient enga­gées en cas de vic­toire – Trente (y com­pris la fron­tière stra­té­gique du Bren­ner telle que fixée dans le Royaume ita­lique de 1810, ins­ti­tué par Napo­léon Ier, incluant donc le « Tyrol cis­al­pin » ou Tyrol du Sud, presque com­plè­te­ment alle­mand), Trieste (à large majo­ri­té ita­lienne), la Dal­ma­tie du Nord avec Zara (ville ita­lienne) et quelques îles dal­mates iso­lées. Le gou­ver­ne­ment ita­lien main­tint tou­jours cette claire posi­tion de refus.
Les Ita­liens sont accu­sés de double jeu. Mais l’auteur de l’article intro­duit le thème d’un « double jeu » ita­lien, qui se serait mani­fes­té au cours des dis­cus­sions et qui aurait créé une cer­taine confu­sion à leur égard, contri­buant ain­si à leur échec. Ce double jeu aurait consis­té à s’accrocher, d’un côté, avec Son­ni­no, aux conces­sions obte­nues dans le cadre du Trai­té de Londres en 1915 et, de l’autre, à offrir une paix en cachette à l’Autriche en échange de Trente et Aqui­lée. Voi­ci le pas­sage de M. Char­pen­tier : « Or, il appa­raît que, vers le 12 avril [1917], le roi d’Italie et le par­ti de Gio­lit­ti, oppo­sé à celui de Son­ni­no, avaient fait des ouver­tures à l’Autriche via les léga­tions alle­mande puis autri­chienne à Berne, en deman­dant la ces­sion du seul Tren­tin de langue ita­lienne et de la ville d’Aquilée. Charles n’a pas don­né suite à cette offre de négo­cia­tion pour, estime-t-il, ne pas faire double emploi avec la média­tion de Sixte. Il veut en avoir le cœur net et prie son beau-frère de venir de nou­veau le trou­ver pour éclair­cir le double jeu ita­lien. » (p. 83) Le sup­po­sé « double jeu » ita­lien est évo­qué à nou­veau à la page 84 de l’article. A l’occasion d’une troi­sième ren­contre des négo­cia­teurs fran­çais avec le prince Sixte, Ribot, évi­dem­ment infor­mé par ce der­nier, « se déclare sur­pris du double jeu ita­lien et exige de par­ler ouver­te­ment aux Ita­liens sinon il menace de tout rompre. »

Un double jeu qui n’a jamais eu lieu. A lire l’article, on a l’impression que l’offre de paix autri­chienne a échoué pour une part impor­tante du fait aus­si de l’opposition des Ita­liens se livrant à un « double jeu » et taxés impli­ci­te­ment de mau­vaise foi. Tou­jours selon l’article, la source de cette accu­sa­tion de « double jeu » semble rési­der dans les mémoires du prince Sixte, publiés en 1920. Mais com­ment les choses se sont-elles vrai­ment dérou­lées ? A mon avis, il est pos­sible de pro­cé­der à une recons­truc­tion plus détaillée qui sera en mesure de démon­trer le carac­tère faux de ces accu­sa­tions. Il s’agit d’événements loin­tains mais qui ont eu un cer­tain poids sur l’histoire de l’Europe contem­po­raine. En outre, la béa­ti­fi­ca­tion de Charles Ier d’Autriche leur redonne une actua­li­té, en par­ti­cu­lier en rela­tion avec les polé­miques qui sont appa­rues (y com­pris après la béa­ti­fi­ca­tion) à pro­pos de l’action de gou­ver­ne­ment, poli­tique et mili­taire, de l’Empereur.
Une recons­truc­tion conscien­cieuse des vicis­si­tudes des sup­po­sées pro­po­si­tions de paix ita­liennes du prin­temps 1917 est pré­sente dans l’article de l’historien Leo Valia­ni (Woic­zen), juif de Fiume d’origine bos­niaque du côté de sa mère mais ita­lien de sen­ti­ments, repré­sen­tant fameux de l’antifascisme, auteur en son temps d’un livre appré­cié sur la « dis­so­lu­tion de l’Autriche-Hongrie ».

« Dans la seconde lettre qu’il avait don­née (9 mai 1917) à son beau-frère, l’Empereur, pour jus­ti­fier le refus qu’il oppo­sait aux reven­di­ca­tions ita­liennes, qui lui avaient été rap­por­tées par Sixte après sa pre­mière mis­sion, fit allu­sion à une pro­po­si­tion de paix, contre la ces­sion du seul Tren­tin, que des émis­saires ita­liens lui auraient trans­mise. De cette pré­ten­due pro­po­si­tion ita­lienne, le comte Czer­nin, ministre des Affaires étran­gères, par­la lui-même le 13 mai [1917] – en disant l’avoir refu­sée – au chan­ce­lier du Reich, Beth­mann-Holl­weg ». En note de pied de page, Valia­ni pré­cise : « L’historien alle­mand Richard Fes­ter, dans une œuvre de 1939, affirme avoir trou­vé dans les archives du minis­tère alle­mand des Affaires étran­gères des docu­ments des­quels il résul­te­rait qu’une pro­po­si­tion ita­lienne de paix sépa­rée fut faite, en février-mars 1917, à la léga­tion alle­mande en Suisse et que, infor­mé par celle-ci, et même si ne par­ta­geant pas la convic­tion de son ministre à Berne sur le carac­tère sérieux de la chose, Beth­mann-Holl­weg, tant direc­te­ment que par le biais de son ambas­sa­deur à Vienne, en mit Czer­nin au cou­rant ».
« Au Haus‑, Hof- und Staat­sar­chiv de Vienne, nous avons réus­si, pour­suit Valia­ni, à trou­ver des traces de cette affaire. Par le télé­gramme n. 56 du 2 avril 1917, Czer­nin infor­ma son repré­sen­tant auprès du Haut Com­man­de­ment aus­tro-hon­grois que l’Italie avait fait une offre de paix sépa­rée en échange de la ces­sion du Tren­tin. Celle-ci a été reje­tée. » [On note­ra qu’il n’est pas fait men­tion de la cité d’Aquilée] Czer­nin pré­voyait par consé­quent une offen­sive pro­chaine de l’armée ita­lienne. Il existe éga­le­ment dans les archives men­tion­nées ci-des­sus un fas­ci­cule inti­tu­lé Frie­dens­ve­rhand­lun­gen [Ini­tia­tives de paix – Pol. Arch. – Krieg 25 – s. t.] dans lequel il est fait réfé­rence à plu­sieurs pro­po­si­tions de la part de l’Italie, mais la date et les carac­té­ris­tiques ne coïn­cident en aucun cas avec les affir­ma­tions de Charles Ier et de Czer­nin. Un télé­gramme du 28 jan­vier 1917 de l’ambassadeur autri­chien à Madrid dit que celui-ci a appris de son col­lègue alle­mand que l’ambassadeur ita­lien aurait deman­dé au gou­ver­ne­ment espa­gnol s’il était dis­po­sé à ser­vir de média­teur entre l’Italie et les empires cen­traux. Il ne semble pas, au vu de ces docu­ments, que la chose ait eu une quel­conque consis­tance ou qu’elle ait eu des suites. On donne ensuite des nou­velles d’une démarche de quelques agents du Com­man­de­ment suprême ita­lien auprès de l’attaché mili­taire aus­tro-hon­grois à Berne, mais uni­que­ment après Capo­ret­to, et pré­ci­sé­ment dans la pre­mière par­tie du mois de décembre 1917. Czer­nin, qui en fut infor­mé par le Haut Com­man­de­ment aus­tro-hon­grois, répon­dit que la pro­po­si­tion ita­lienne n’était pas reje­tée par prin­cipe mais qu’il fal­lait véri­fier à titre pré­li­mi­naire si l’initiative éma­nait vrai­ment de l’Italie et non de média­teurs non auto­ri­sés, comme cela s’était déjà pro­duit par le pas­sé » .

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