L’affaire Sixte et le rôle de l’Italie
L’offre, évidemment appréciée de la France et de l’Angleterre qui, à l’époque, comme l’Italie, n’étaient pas encore pour la dissolution de la monarchie austro-hongroise, ne prévoyait toutefois rien pour l’Italie (« Rien n’est dit de l’Italie, Charles souhaitant la médiation de la France et de l’Angleterre », op. cit., p. 81). L’opinion de l’Empereur vis-à-vis de l’Italie étant celle que l’on a décrite plus haut, on comprend que, pour lui, l’Italie ait été un ennemi auquel il ne fallait à tout prix ne rien concéder. Mais la « médiation » de la France et de l’Angleterre ? Pourquoi était-elle invoquée ? Pour obtenir l’adhésion de l’Italie à une paix humiliante pour elle, étant donné que rien ne devait lui être concédé après deux ans de batailles sanglantes par lesquelles l’ennemi avait été contenu. L’armée austro-hongroise, qui disposait de moyens supérieurs aux nôtres, n’était pas à la hauteur de l’armée allemande. Cependant, elle disposait de grandes et excellentes unités qui, si elles avaient été engagées de manière opportune sur le front occidental, auraient pu contribuer à assurer la victoire aux Allemands.
Le fait que la proposition initiale de l’Empereur ne mentionnait en aucune façon l’Italie mais s’en remettait à la médiation alliée permet d’en arriver à la conclusion suivante : Charles Ier voulait faire la paix uniquement avec la France, l’Angleterre et la Russie, qui se seraient ensuite employées à la faire accepter par l’Italie, d’une manière comparable à ce qui s’était produit en 1859 quand son grand-père l’empereur François-Joseph signa la paix avec le seul Napoléon III, qui la fit ensuite accepter par le Piémont (par le royaume de Sardaigne), en lui donnant la Lombardie, cédée par l’Autriche (échange lors duquel, conformément aux accords passés avec les Piémontais, la France obtint la stabilisation définitive de sa frontière alpine avec l’acquisition de la Savoie et de Nice). Mais, en 1917, l’Italie n’aurait absolument rien obtenu – pas même le Trentin de langue italienne – dans l’optique de la proposition de paix autrichienne, à l’exception, peut-être, de ce qu’elle avait réussi à conquérir par les armes de 1915 à 1917, autrement dit les petites villes de Goziria, Gradisca, Aquilée, etc. avec leur territoire limité à l’embouchure de l’Isonzo et sur le Carso.
L’exclusion de toute concession, même minime, vis-à-vis de l’Italie, a toujours été considérée comme l’une des raisons essentielles pour lesquelles l’offre, aussi positive et intéressante fût-elle, ne put être acceptée par la France et l’Angleterre. Le président du Conseil Ribot le fait loyalement comprendre dans son discours à la Chambre, le 12 octobre 1917 : la France ne pouvait pas accepter une offre « qui laissait volontairement de côté l’Italie » (p. 86). De la part de l’Autriche, il semblait y avoir une véritable et propre hostilité fondée sur des préjugés à l’égard de l’Italie, dont les aspirations n’étaient pas jugées dignes d’une quelconque considération.
Informé par les Français, Sidney Sonnino, ministre italien des Affaires étrangères, refusa de prendre en considération une quelconque proposition de paix qui ne reconnaitrait pas à l’Italie – alors que la France, l’Angleterre et la Russie s’y étaient engagées en cas de victoire – Trente (y compris la frontière stratégique du Brenner telle que fixée dans le Royaume italique de 1810, institué par Napoléon Ier, incluant donc le « Tyrol cisalpin » ou Tyrol du Sud, presque complètement allemand), Trieste (à large majorité italienne), la Dalmatie du Nord avec Zara (ville italienne) et quelques îles dalmates isolées. Le gouvernement italien maintint toujours cette claire position de refus.
Les Italiens sont accusés de double jeu. Mais l’auteur de l’article introduit le thème d’un « double jeu » italien, qui se serait manifesté au cours des discussions et qui aurait créé une certaine confusion à leur égard, contribuant ainsi à leur échec. Ce double jeu aurait consisté à s’accrocher, d’un côté, avec Sonnino, aux concessions obtenues dans le cadre du Traité de Londres en 1915 et, de l’autre, à offrir une paix en cachette à l’Autriche en échange de Trente et Aquilée. Voici le passage de M. Charpentier : « Or, il apparaît que, vers le 12 avril [1917], le roi d’Italie et le parti de Giolitti, opposé à celui de Sonnino, avaient fait des ouvertures à l’Autriche via les légations allemande puis autrichienne à Berne, en demandant la cession du seul Trentin de langue italienne et de la ville d’Aquilée. Charles n’a pas donné suite à cette offre de négociation pour, estime-t-il, ne pas faire double emploi avec la médiation de Sixte. Il veut en avoir le cœur net et prie son beau-frère de venir de nouveau le trouver pour éclaircir le double jeu italien. » (p. 83) Le supposé « double jeu » italien est évoqué à nouveau à la page 84 de l’article. A l’occasion d’une troisième rencontre des négociateurs français avec le prince Sixte, Ribot, évidemment informé par ce dernier, « se déclare surpris du double jeu italien et exige de parler ouvertement aux Italiens sinon il menace de tout rompre. »
Un double jeu qui n’a jamais eu lieu. A lire l’article, on a l’impression que l’offre de paix autrichienne a échoué pour une part importante du fait aussi de l’opposition des Italiens se livrant à un « double jeu » et taxés implicitement de mauvaise foi. Toujours selon l’article, la source de cette accusation de « double jeu » semble résider dans les mémoires du prince Sixte, publiés en 1920. Mais comment les choses se sont-elles vraiment déroulées ? A mon avis, il est possible de procéder à une reconstruction plus détaillée qui sera en mesure de démontrer le caractère faux de ces accusations. Il s’agit d’événements lointains mais qui ont eu un certain poids sur l’histoire de l’Europe contemporaine. En outre, la béatification de Charles Ier d’Autriche leur redonne une actualité, en particulier en relation avec les polémiques qui sont apparues (y compris après la béatification) à propos de l’action de gouvernement, politique et militaire, de l’Empereur.
Une reconstruction consciencieuse des vicissitudes des supposées propositions de paix italiennes du printemps 1917 est présente dans l’article de l’historien Leo Valiani (Woiczen), juif de Fiume d’origine bosniaque du côté de sa mère mais italien de sentiments, représentant fameux de l’antifascisme, auteur en son temps d’un livre apprécié sur la « dissolution de l’Autriche-Hongrie ».
« Dans la seconde lettre qu’il avait donnée (9 mai 1917) à son beau-frère, l’Empereur, pour justifier le refus qu’il opposait aux revendications italiennes, qui lui avaient été rapportées par Sixte après sa première mission, fit allusion à une proposition de paix, contre la cession du seul Trentin, que des émissaires italiens lui auraient transmise. De cette prétendue proposition italienne, le comte Czernin, ministre des Affaires étrangères, parla lui-même le 13 mai [1917] – en disant l’avoir refusée – au chancelier du Reich, Bethmann-Hollweg ». En note de pied de page, Valiani précise : « L’historien allemand Richard Fester, dans une œuvre de 1939, affirme avoir trouvé dans les archives du ministère allemand des Affaires étrangères des documents desquels il résulterait qu’une proposition italienne de paix séparée fut faite, en février-mars 1917, à la légation allemande en Suisse et que, informé par celle-ci, et même si ne partageant pas la conviction de son ministre à Berne sur le caractère sérieux de la chose, Bethmann-Hollweg, tant directement que par le biais de son ambassadeur à Vienne, en mit Czernin au courant ».
« Au Haus‑, Hof- und Staatsarchiv de Vienne, nous avons réussi, poursuit Valiani, à trouver des traces de cette affaire. Par le télégramme n. 56 du 2 avril 1917, Czernin informa son représentant auprès du Haut Commandement austro-hongrois que l’Italie avait fait une offre de paix séparée en échange de la cession du Trentin. Celle-ci a été rejetée. » [On notera qu’il n’est pas fait mention de la cité d’Aquilée] Czernin prévoyait par conséquent une offensive prochaine de l’armée italienne. Il existe également dans les archives mentionnées ci-dessus un fascicule intitulé Friedensverhandlungen [Initiatives de paix – Pol. Arch. – Krieg 25 – s. t.] dans lequel il est fait référence à plusieurs propositions de la part de l’Italie, mais la date et les caractéristiques ne coïncident en aucun cas avec les affirmations de Charles Ier et de Czernin. Un télégramme du 28 janvier 1917 de l’ambassadeur autrichien à Madrid dit que celui-ci a appris de son collègue allemand que l’ambassadeur italien aurait demandé au gouvernement espagnol s’il était disposé à servir de médiateur entre l’Italie et les empires centraux. Il ne semble pas, au vu de ces documents, que la chose ait eu une quelconque consistance ou qu’elle ait eu des suites. On donne ensuite des nouvelles d’une démarche de quelques agents du Commandement suprême italien auprès de l’attaché militaire austro-hongrois à Berne, mais uniquement après Caporetto, et précisément dans la première partie du mois de décembre 1917. Czernin, qui en fut informé par le Haut Commandement austro-hongrois, répondit que la proposition italienne n’était pas rejetée par principe mais qu’il fallait vérifier à titre préliminaire si l’initiative émanait vraiment de l’Italie et non de médiateurs non autorisés, comme cela s’était déjà produit par le passé » .