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L’affaire Sixte et le rôle de l’Italie

Dans le numé­ro 103 de Catho­li­ca est paru un article inté­res­sant sur l’offre de paix sépa­rée faite par Charles Ier d’Autriche à l’Entente au cours du prin­temps 1917 (Ber­nard Char­pen­tier, « L’affaire Sixte. L’offre de paix sépa­rée de Charles Ier d’Autriche », pp. 78–88). La pro­po­si­tion, effec­tuée à l’insu de l’allié alle­mand par l’intermédiaire du prince Sixte de Bour­bon, beau-frère de l’empereur et offi­cier de l’armée belge, ne réus­sit pas, comme on le sait. Cet échec peut être expli­qué par une série de motifs. Par­mi ceux-ci, le plus impor­tant réside pro­ba­ble­ment dans le fait que l’Autriche-Hongrie n’était objec­ti­ve­ment pas en situa­tion d’imposer une poli­tique propre, indé­pen­dam­ment de l’Allemagne, ou, plus encore, contre les inté­rêts de cette der­nière, du moins tels qu’ils étaient per­çus par les Alle­mands de l’époque.

Quelles sont les rai­sons de la pro­po­si­tion de paix ? M. Char­pen­tier semble sug­gé­rer que l’Empereur a été conduit uni­que­ment par des exi­gences de poli­tique interne puisque la situa­tion mili­taire était en situa­tion d’équilibre. « Si l’équilibre mili­taire per­dure entre les bel­li­gé­rants – l’Autriche-Hongrie ayant bat­tu à plu­sieurs reprises l’Italie sur l’Isonzo –, la situa­tion de l’arrière devient dif­fi­cile tant dans la Monar­chie que dans le Reich » (p. 81). La situa­tion interne de la double monar­chie com­men­çait à deve­nir pré­caire du point de vue agro-ali­men­taire et indus­triel tan­dis que les pro­ces­sus de désa­gré­ga­tion mûris­saient peu à peu. Mais « l’équilibre mili­taire », lui aus­si, était pré­caire, puisque l’engagement lourd sur le front ita­lien absor­bait une grande par­tie des éner­gies dans le cadre d’une guerre d’usure par­ti­cu­liè­re­ment dure, dont on ne voyait nulle rai­son d’espérer qu’elle se ter­mine. L’expression uti­li­sée par l’auteur (« ayant bat­tu à plu­sieurs reprises l’Italie ») ne doit pas induire en erreur. Il s’était tou­jours agi de vic­toires défen­sives, dans le cadre de la grande offen­sive impé­riale man­quée de 1916 sur le haut pla­teau d’Asiago (Stra­fex­pe­di­tion) – visant à prendre à revers et à détruire la tota­li­té des lignes ita­liennes en une bataille déci­sive – et de la vic­toire ita­lienne que repré­sen­ta, en août de cette même année, la conquête de Gori­zia, objec­tif stra­té­gique d’importance, tête de pont sur l’Isonzo.

Les « vic­toires » ont donc essen­tiel­le­ment consis­té à résis­ter vic­to­rieu­se­ment, avec des pertes assez limi­tées de posi­tions, aux nom­breuses offen­sives ita­liennes, qui furent au nombre de onze sur l’Isonzo.
Peu de temps après la conclu­sion des négo­cia­tions infruc­tueuses liées à la pro­po­si­tion de paix sépa­rée eut lieu la onzième offen­sive ita­lienne sur l’Isonzo (août-sep­tembre 1917), des­ti­née à conqué­rir la majeure par­tie du haut pla­teau kars­tique de la Bain­siz­za et de Monte San­to, objec­tifs impor­tants même si limi­tés, obte­nus au prix de graves pertes.

Mais l’armée aus­tro-hon­groise avait été sur le point de céder. Charles Ier avait alors dû s’adresser à l’empereur alle­mand, Guillaume II, et lui deman­der son aide, ce par une lettre du 26 août 1917. Il me semble utile de rap­por­ter les pro­pos conte­nus dans cette lettre parce qu’ils montrent très concrè­te­ment quelle était la per­son­na­li­té de Charles en tant qu’homme d’Etat, au-delà du por­trait conve­nu qui en a été don­né à par­tir de sa béa­ti­fi­ca­tion. Cette lettre nous le montre en plein exer­cice de ce qu’il consi­dé­rait comme son devoir suprême de chef mili­taire et civil de ses peuples, qui ne se déro­bait pas face à la pers­pec­tive de com­battre (lors de la Stra­fex­pe­di­tion, il avait com­man­dé un corps d’armée) et qui avait même la volon­té déter­mi­née d’infliger un coup déci­sif à ce qu’il consi­dé­rait comme l’ennemi par anto­no­mase de son Empire et envers lequel il ne cachait pas sa pro­fonde aver­sion.

« Cher ami, écri­vait-il, les expé­riences que nous avons mûries à l’occasion des onze batailles de l’Isonzo ont fait gran­dir en moi la convic­tion que, dans le cas d’une éven­tuelle dou­zième offen­sive, nous nous trou­ve­rions dans une dif­fi­cul­té ter­rible […] Pour cette rai­son, je vous demande, cher ami, de bien vou­loir convaincre vos géné­raux afin qu’ils prennent les divi­sions aus­tro-hon­groises du front orien­tal [pour les trans­fé­rer sur celui de l’Isonzo] et les rem­placent par des troupes alle­mandes. Vous com­pren­drez cer­tai­ne­ment pour quelle rai­son je tiens beau­coup à n’avoir à diri­ger que mes troupes dans l’offensive contre l’Italie. Toute mon armée appelle la guerre contre l’Italie “notre guerre”. Dans le cœur de tout offi­cier, dès le plus jeune âge, a été ins­til­lé par le père l’émotion, le désir de com­battre contre notre enne­mi tra­di­tion­nel. Si les troupes alle­mandes devaient opé­rer sur le front ita­lien, ceci aurait un effet néga­tif sur leur enthou­siasme ».

Guillaume II lui répon­dit avec une extrême faveur (toute l’Allemagne, disait-il, se réjouit à l’idée de « don­ner un coup dur aux Ita­liens par­jures »  avec l’allié autri­chien) mais les géné­raux alle­mands vou­laient à l’inverse envoyer des troupes alle­mandes et pré­pa­rer eux-mêmes les opé­ra­tions. Arri­vèrent ain­si sur le front de l’Isonzo les sept divi­sions qui, avec les troupes aus­tro-hon­groises, réus­si­ront la per­cée de Capo­ret­to (dou­zième bataille de l’Isonzo) avant tout grâce à la nou­velle et intel­li­gente tac­tique mise au point par les Alle­mands eux-mêmes, celle de l’infiltration, au lieu des attaques fron­tales par­ti­cu­liè­re­ment san­glantes employées jusqu’alors par tous.
Nous, les Ita­liens, nous étions donc pour Charles et ses peuples « l’ennemi héré­di­taire » et « sécu­laire », et même « malé­fique », comme il l’écrivit dans une lettre ulté­rieure, dans laquelle il remer­ciait Guillaume II pour sa pro­po­si­tion d’aide, rapi­de­ment accep­tée. Cette aver­sion plu­ri­sé­cu­laire était natu­rel­le­ment réci­proque, étant don­né que pour nous aus­si l’Autriche était « l’ennemi sécu­laire », cette puis­sance qui, avant tout, avait par­ti­ci­pé acti­ve­ment aux guerres d’Italie (les mal­heu­reuses inva­sions qui avaient livré pour plu­sieurs siècles presque toute l’Italie à la domi­na­tion étran­gère), cher­chant par tous les moyens, sans y par­ve­nir, à conqué­rir la Répu­blique de Venise, et s’opposant de manière sys­té­ma­tique et réso­lue, sou­vent avec suc­cès, à notre uni­fi­ca­tion natio­nale. C’était l’Autriche seule, avec laquelle l’Allemagne nous avait impo­sé une coha­bi­ta­tion for­cée au sein de la Triple Alliance, qui nous bar­rait la route nous condui­sant vers nos fron­tières natu­relles situées sur l’arc alpin cen­tro-orien­tal. Pour nous aus­si cette guerre contre l’Autriche était « notre guerre ». Et, dans les faits, nous n’avons décla­ré la guerre à l’Allemagne qu’en août 1916, plus d’un an après la décla­ra­tion de guerre à l’Autriche, retard qui nous avait inévi­ta­ble­ment mon­tré sous un jour défa­vo­rable à nos alliés .

L’offre de paix sépa­rée ne pré­voyait pas l’Italie. L’offre pré­voyait, dans ses aspects prin­ci­paux, l’évacuation de la Bel­gique occu­pée, la res­ti­tu­tion à la France de l’Alsace-Lorraine, encore soli­de­ment tenue par les Alle­mands, avec des com­pen­sa­tions envers l’Allemagne à la charge de l’Autriche (la Gali­cie, une par­tie de la Pologne éle­vée au rang de royaume sous tutelle alle­mande), le main­tien de la double monar­chie à côté d’un royaume des Slaves du Sud sous sa tutelle. L’offre, évi­dem­ment appré­ciée de la France et de l’Angleterre qui, à l’époque, comme l’Italie, n’étaient pas encore pour la dis­so­lu­tion de la monar­chie aus­tro-hon­groise, ne pré­voyait tou­te­fois rien pour l’Italie (« Rien n’est dit de l’Italie, Charles sou­hai­tant la média­tion de la France et de l’Angleterre », op. cit., p. 81). L’opinion de l’Empereur vis-à-vis de l’Italie étant celle que l’on a décrite plus haut, on com­prend que, pour lui, l’Italie ait été un enne­mi auquel il ne fal­lait à tout prix ne rien concé­der. Mais la « média­tion » de la France et de l’Angleterre ? Pour­quoi était-elle invo­quée ? Pour obte­nir l’adhésion de l’Italie à une paix humi­liante pour elle, étant don­né que rien ne devait lui être concé­dé après deux ans de batailles san­glantes par les­quelles l’ennemi avait été conte­nu. L’armée aus­tro-hon­groise, qui dis­po­sait de moyens supé­rieurs aux nôtres, n’était pas à la hau­teur de l’armée alle­mande. Cepen­dant, elle dis­po­sait de grandes et excel­lentes uni­tés qui, si elles avaient été enga­gées de manière oppor­tune sur le front occi­den­tal, auraient pu contri­buer à assu­rer la vic­toire aux Alle­mands.
Le fait que la pro­po­si­tion ini­tiale de l’Empereur ne men­tion­nait en aucune façon l’Italie mais s’en remet­tait à la média­tion alliée per­met d’en arri­ver à la conclu­sion sui­vante : Charles Ier vou­lait faire la paix uni­que­ment avec la France, l’Angleterre et la Rus­sie, qui se seraient ensuite employées à la faire accep­ter par l’Italie, d’une manière com­pa­rable à ce qui s’était pro­duit en 1859 quand son grand-père l’empereur Fran­çois-Joseph signa la paix avec le seul Napo­léon III, qui la fit ensuite accep­ter par le Pié­mont (par le royaume de Sar­daigne), en lui don­nant la Lom­bar­die, cédée par l’Autriche (échange lors duquel, confor­mé­ment aux accords pas­sés avec les Pié­mon­tais, la France obtint la sta­bi­li­sa­tion défi­ni­tive de sa fron­tière alpine avec l’acquisition de la Savoie et de Nice). Mais, en 1917, l’Italie n’aurait abso­lu­ment rien obte­nu – pas même le Tren­tin de langue ita­lienne – dans l’optique de la pro­po­si­tion de paix autri­chienne, à l’exception, peut-être, de ce qu’elle avait réus­si à conqué­rir par les armes de 1915 à 1917, autre­ment dit les petites villes de Gozi­ria, Gra­dis­ca, Aqui­lée, etc. avec leur ter­ri­toire limi­té à l’embouchure de l’Isonzo et sur le Car­so.

L’exclusion de toute conces­sion, même minime, vis-à-vis de l’Italie, a tou­jours été consi­dé­rée comme l’une des rai­sons essen­tielles pour les­quelles l’offre, aus­si posi­tive et inté­res­sante fût-elle, ne put être accep­tée par la France et l’Angleterre. Le pré­sident du Conseil Ribot le fait loya­le­ment com­prendre dans son dis­cours à la Chambre, le 12 octobre 1917 : la France ne pou­vait pas accep­ter une offre « qui lais­sait volon­tai­re­ment de côté l’Italie » (p. 86). De la part de l’Autriche, il sem­blait y avoir une véri­table et propre hos­ti­li­té fon­dée sur des pré­ju­gés à l’égard de l’Italie, dont les aspi­ra­tions n’étaient pas jugées dignes d’une quel­conque consi­dé­ra­tion.
Infor­mé par les Fran­çais, Sid­ney Son­ni­no, ministre ita­lien des Affaires étran­gères, refu­sa de prendre en consi­dé­ra­tion une quel­conque pro­po­si­tion de paix qui ne recon­nai­trait pas à l’Italie – alors que la France, l’Angleterre et la Rus­sie s’y étaient enga­gées en cas de vic­toire – Trente (y com­pris la fron­tière stra­té­gique du Bren­ner telle que fixée dans le Royaume ita­lique de 1810, ins­ti­tué par Napo­léon Ier, incluant donc le « Tyrol cis­al­pin » ou Tyrol du Sud, presque com­plè­te­ment alle­mand), Trieste (à large majo­ri­té ita­lienne), la Dal­ma­tie du Nord avec Zara (ville ita­lienne) et quelques îles dal­mates iso­lées. Le gou­ver­ne­ment ita­lien main­tint tou­jours cette claire posi­tion de refus.
Les Ita­liens sont accu­sés de double jeu. Mais l’auteur de l’article intro­duit le thème d’un « double jeu » ita­lien, qui se serait mani­fes­té au cours des dis­cus­sions et qui aurait créé une cer­taine confu­sion à leur égard, contri­buant ain­si à leur échec. Ce double jeu aurait consis­té à s’accrocher, d’un côté, avec Son­ni­no, aux conces­sions obte­nues dans le cadre du Trai­té de Londres en 1915 et, de l’autre, à offrir une paix en cachette à l’Autriche en échange de Trente et Aqui­lée. Voi­ci le pas­sage de M. Char­pen­tier : « Or, il appa­raît que, vers le 12 avril [1917], le roi d’Italie et le par­ti de Gio­lit­ti, oppo­sé à celui de Son­ni­no, avaient fait des ouver­tures à l’Autriche via les léga­tions alle­mande puis autri­chienne à Berne, en deman­dant la ces­sion du seul Tren­tin de langue ita­lienne et de la ville d’Aquilée. Charles n’a pas don­né suite à cette offre de négo­cia­tion pour, estime-t-il, ne pas faire double emploi avec la média­tion de Sixte. Il veut en avoir le cœur net et prie son beau-frère de venir de nou­veau le trou­ver pour éclair­cir le double jeu ita­lien. » (p. 83) Le sup­po­sé « double jeu » ita­lien est évo­qué à nou­veau à la page 84 de l’article. A l’occasion d’une troi­sième ren­contre des négo­cia­teurs fran­çais avec le prince Sixte, Ribot, évi­dem­ment infor­mé par ce der­nier, « se déclare sur­pris du double jeu ita­lien et exige de par­ler ouver­te­ment aux Ita­liens sinon il menace de tout rompre. »

Un double jeu qui n’a jamais eu lieu. A lire l’article, on a l’impression que l’offre de paix autri­chienne a échoué pour une part impor­tante du fait aus­si de l’opposition des Ita­liens se livrant à un « double jeu » et taxés impli­ci­te­ment de mau­vaise foi. Tou­jours selon l’article, la source de cette accu­sa­tion de « double jeu » semble rési­der dans les mémoires du prince Sixte, publiés en 1920. Mais com­ment les choses se sont-elles vrai­ment dérou­lées ? A mon avis, il est pos­sible de pro­cé­der à une recons­truc­tion plus détaillée qui sera en mesure de démon­trer le carac­tère faux de ces accu­sa­tions. Il s’agit d’événements loin­tains mais qui ont eu un cer­tain poids sur l’histoire de l’Europe contem­po­raine. En outre, la béa­ti­fi­ca­tion de Charles Ier d’Autriche leur redonne une actua­li­té, en par­ti­cu­lier en rela­tion avec les polé­miques qui sont appa­rues (y com­pris après la béa­ti­fi­ca­tion) à pro­pos de l’action de gou­ver­ne­ment, poli­tique et mili­taire, de l’Empereur.
Une recons­truc­tion conscien­cieuse des vicis­si­tudes des sup­po­sées pro­po­si­tions de paix ita­liennes du prin­temps 1917 est pré­sente dans l’article de l’historien Leo Valia­ni (Woic­zen), juif de Fiume d’origine bos­niaque du côté de sa mère mais ita­lien de sen­ti­ments, repré­sen­tant fameux de l’antifascisme, auteur en son temps d’un livre appré­cié sur la « dis­so­lu­tion de l’Autriche-Hongrie ».

« Dans la seconde lettre qu’il avait don­née (9 mai 1917) à son beau-frère, l’Empereur, pour jus­ti­fier le refus qu’il oppo­sait aux reven­di­ca­tions ita­liennes, qui lui avaient été rap­por­tées par Sixte après sa pre­mière mis­sion, fit allu­sion à une pro­po­si­tion de paix, contre la ces­sion du seul Tren­tin, que des émis­saires ita­liens lui auraient trans­mise. De cette pré­ten­due pro­po­si­tion ita­lienne, le comte Czer­nin, ministre des Affaires étran­gères, par­la lui-même le 13 mai [1917] – en disant l’avoir refu­sée – au chan­ce­lier du Reich, Beth­mann-Holl­weg ». En note de pied de page, Valia­ni pré­cise : « L’historien alle­mand Richard Fes­ter, dans une œuvre de 1939, affirme avoir trou­vé dans les archives du minis­tère alle­mand des Affaires étran­gères des docu­ments des­quels il résul­te­rait qu’une pro­po­si­tion ita­lienne de paix sépa­rée fut faite, en février-mars 1917, à la léga­tion alle­mande en Suisse et que, infor­mé par celle-ci, et même si ne par­ta­geant pas la convic­tion de son ministre à Berne sur le carac­tère sérieux de la chose, Beth­mann-Holl­weg, tant direc­te­ment que par le biais de son ambas­sa­deur à Vienne, en mit Czer­nin au cou­rant ».
« Au Haus‑, Hof- und Staat­sar­chiv de Vienne, nous avons réus­si, pour­suit Valia­ni, à trou­ver des traces de cette affaire. Par le télé­gramme n. 56 du 2 avril 1917, Czer­nin infor­ma son repré­sen­tant auprès du Haut Com­man­de­ment aus­tro-hon­grois que l’Italie avait fait une offre de paix sépa­rée en échange de la ces­sion du Tren­tin. Celle-ci a été reje­tée. » [On note­ra qu’il n’est pas fait men­tion de la cité d’Aquilée] Czer­nin pré­voyait par consé­quent une offen­sive pro­chaine de l’armée ita­lienne. Il existe éga­le­ment dans les archives men­tion­nées ci-des­sus un fas­ci­cule inti­tu­lé Frie­dens­ve­rhand­lun­gen [Ini­tia­tives de paix – Pol. Arch. – Krieg 25 – s. t.] dans lequel il est fait réfé­rence à plu­sieurs pro­po­si­tions de la part de l’Italie, mais la date et les carac­té­ris­tiques ne coïn­cident en aucun cas avec les affir­ma­tions de Charles Ier et de Czer­nin. Un télé­gramme du 28 jan­vier 1917 de l’ambassadeur autri­chien à Madrid dit que celui-ci a appris de son col­lègue alle­mand que l’ambassadeur ita­lien aurait deman­dé au gou­ver­ne­ment espa­gnol s’il était dis­po­sé à ser­vir de média­teur entre l’Italie et les empires cen­traux. Il ne semble pas, au vu de ces docu­ments, que la chose ait eu une quel­conque consis­tance ou qu’elle ait eu des suites. On donne ensuite des nou­velles d’une démarche de quelques agents du Com­man­de­ment suprême ita­lien auprès de l’attaché mili­taire aus­tro-hon­grois à Berne, mais uni­que­ment après Capo­ret­to, et pré­ci­sé­ment dans la pre­mière par­tie du mois de décembre 1917. Czer­nin, qui en fut infor­mé par le Haut Com­man­de­ment aus­tro-hon­grois, répon­dit que la pro­po­si­tion ita­lienne n’était pas reje­tée par prin­cipe mais qu’il fal­lait véri­fier à titre pré­li­mi­naire si l’initiative éma­nait vrai­ment de l’Italie et non de média­teurs non auto­ri­sés, comme cela s’était déjà pro­duit par le pas­sé » .

Mais, à qui pou­vait être attri­buée l’initiative du prin­temps 1917 ? Qui étaient ces « média­teurs non auto­ri­sés » ? Le sus­pect était Gio­lit­ti, encore influent mais en rup­ture avec le gou­ver­ne­ment. Valia­ni pré­cise plus loin, dans une autre note de bas de page : « Le 28 mai 1917, le repré­sen­tant de Czer­nin auprès du Haut-Com­man­de­ment aus­tro-hon­grois infor­ma à son tour Czer­nin du fait que, vers le milieu du mois [de mai], le prince Bülow, ex-chan­ce­lier alle­mand connu pour ses pré­cé­dents contacts avec les milieux poli­tiques ita­liens, aurait ren­con­tré à Lucerne des per­son­na­li­tés ita­liennes. De cet échange (dont nous ne savons pas s’il a un plus grand fon­de­ment que les autres, dont on a consta­té l’inconsistance) doit avoir eu éga­le­ment vent Filip­po Tura­ti [un des chefs du socia­lisme ita­lien], qui […] croyait, dans la pre­mière moi­tié de l’année 1917, à la pro­ba­bi­li­té de démarches en vue d’une paix à l’initiative de Gio­lit­ti » .
Gio­lit­ti, repré­sen­tant pres­ti­gieux du par­ti libé­ral et neu­tra­liste convain­cu, se main­te­nait dans l’opposition et était en contact avec la galaxie anti-inter­ven­tion­niste et neu­tra­liste, repré­sen­tée en Ita­lie par un bloc trans­ver­sal com­pre­nant catho­liques, socia­listes et libé­raux. Les quelques pro­po­si­tions de paix, tota­le­ment auto­nomes, mal­adroites et pri­vées de fon­de­ment qui semblent avoir été faites à cette époque sont attri­buables à cette galaxie, qui n’avait rien à voir avec la posi­tion offi­cielle du gou­ver­ne­ment ita­lien. A l’égard de Gio­lit­ti, on ne dépas­sa pas le stade des soup­çons. Il n’est en aucune manière prou­vé que le roi d’Italie ait été impli­qué dans de sem­blables ini­tia­tives. Si telle était la convic­tion de Charles Ier et du prince Sixte, il faut alors dire, à la lumière de nos connais­sances, qu’ils se sont lais­sés trom­per par de fausses impres­sions.

Le carac­tère fai­ble­ment vrai­sem­blable des « pro­po­si­tions de paix » ano­nymes ita­liennes men­tion­nées ci-des­sus semble éga­le­ment confir­mé par la réfé­rence bizarre qui est faite à la cité d’Aquilée, ville à obte­nir de l’Autriche. Or, à l’époque, l’armée ita­lienne occu­pait Aqui­lée (située non loin de l’embouchure de l’Isonzo) depuis presque deux ans ! Nous deman­dions donc aux Autri­chiens, en échange de la paix, de nous don­ner une loca­li­té qui était déjà en notre pos­ses­sion ! Mais qui pou­vait faire part à notre enne­mi de pro­po­si­tions aus­si far­fe­lues ? Ou bien peut-être le prince Sixte, dans ses mémoires, a‑t-il confon­du le nom de quelque ville du Tren­tin avec celui de la loin­taine Aqui­lée.
Tout ceci étant posé, en absence de nou­veaux docu­ments qui per­met­traient de voir les choses sous un éclai­rage dif­fé­rent, il me semble avoir démon­tré que l’accusation de « double jeu » adres­sée par les res­pon­sables autri­chiens au gou­ver­ne­ment ita­lien de l’époque (et reprise par M. Char­pen­tier dans son article) est tota­le­ment infon­dée. Elle n’est que le fruit des pas­sions enflam­mées du moment.

Le pré­ju­gé anti-ita­lien par­ta­gé par les hauts diri­geants autri­chiens fit-il échouer les négo­cia­tions de paix en 1918 ? L’article de M. Char­pen­tier se limite à l’échec de la pro­po­si­tion de paix de 1917. Mais, en 1918, il y eut, comme cela est connu, de nou­velles et impor­tantes négo­cia­tions, impli­quant cette fois les Amé­ri­cains, négo­cia­tions qui auraient pu conduire à une sor­tie dif­fé­rente de la guerre, au prix, natu­rel­le­ment, de conces­sions de la part de l’Autriche. Elles entrèrent dans le vif du sujet après la pro­cla­ma­tion des qua­torze points de Wil­son au début de l’année 1918.

Voi­ci com­ment Valia­ni rap­porte ce nou­vel échec. Suite aux conver­sa­tions entre le juriste autri­chien paci­fiste Lam­masch et le pas­teur Her­ron, émis­saire extrê­me­ment actif de Wil­son, que le pré­sident Wil­son avait auto­ri­sé à aller, si néces­saire, inco­gni­to à Vienne pour dis­cu­ter sur place – si l’Empereur se déci­dait à la mettre en œuvre – de la trans­for­ma­tion fédé­rale de l’Autriche-Hongrie en faveur des natio­na­li­tés slaves, Charles Ier fut tou­te­fois à l’origine d’un nou­vel échange. A peine enten­du le rap­port de Lam­masch, le sou­ve­rain Habs­bourg envoya au Roi d’Espagne, pour qu’il le trans­mette à Wil­son, un mes­sage télé­gra­phique par lequel il se décla­rait d’accord avec les prin­cipes de paix ins­crits dans le dis­cours pré­si­den­tiel du 11 février [qui inté­grait les qua­torze points, énon­cés le 8 jan­vier pré­cé­dent]. Le mes­sage fai­sait cepen­dant com­prendre que l’Autriche-Hongrie conti­nuait à exi­ger le res­pect du sta­tu quo ter­ri­to­rial de l’avant-guerre, à l’encontre des exi­gences ita­liennes, qu’elle consi­dé­rait comme contraires aux droits des Slaves fidèles à l’Empire. Le minis­tère des Affaires étran­gères anglais, Bal­four, inter­pel­lé par l’un des conseillers de Wil­son, le colo­nel House, fit remar­quer que le gou­ver­ne­ment de Vienne cher­chait à reje­ter a prio­ri les reven­di­ca­tions ita­liennes et à décou­ra­ger dans le même temps les popu­la­tions slaves qui regar­daient déjà vers l’Entente. Répon­dant le 5 mars à Charles Ier, le pré­sident amé­ri­cain lui deman­da des pro­po­si­tions concrètes pour “la satis­fac­tion des aspi­ra­tions natio­nales slaves” et l’indication spé­ci­fique des conces­sions que l’Autriche-Hongrie serait dis­po­sée à faire à l’Italie.

Dans une réponse rédi­gée par Charles Ier, ce der­nier ne put cacher le fait qu’il n’avait pas l’intention de concé­der des ter­ri­toires à l’Italie, que les Autri­chiens consi­dé­raient évi­dem­ment, depuis Capo­ret­to, comme inca­pable d’une reprise d’un conflit armé. Ain­si échouèrent les négo­cia­tions.
Her­ron lui-même [sou­tien convain­cu des ouver­tures de Wil­son] était per­sua­dé que la thèse de ces Ita­liens, Tchèques, You­go­slaves (et, indé­pen­dam­ment de ceux-ci, des révo­lu­tion­naires hon­grois) qui misaient sur le sou­lè­ve­ment des peuples sou­mis à l’Autriche-Hongrie avait l’avenir pour elle » .
Ain­si dis­pa­rut le pro­jet amé­ri­cain d’une paix sépa­rée avec la double monar­chie. Ce pro­jet avait été pour­sui­vi long­temps et avec téna­ci­té par Wil­son, en union avec les milieux influents fran­co-bri­tan­niques qui lui étaient favo­rables. Cela est si vrai que, lorsqu’il entra dans la guerre au prin­temps de 1917, le pré­sident amé­ri­cain ne décla­ra pas la guerre à l’Autriche-Hongrie. Le véri­table adver­saire était l’Allemagne. La décla­ra­tion ne vint qu’en décembre 1917, du fait de l’insistance ita­lienne, après notre défaite à Capo­ret­to. Mais Wil­son ne vou­lut jamais envoyer de troupes en Ita­lie. Les Amé­ri­cains ne par­ti­ci­pèrent à la per­cée du front enne­mi à Vit­to­rio Vene­to, à l’automne 1918, qu’avec un régi­ment.
Il existe une vul­gate tra­di­tio­na­liste selon laquelle la Pre­mière Guerre mon­diale aurait été le résul­tat d’un com­plot maçon­nique visant à détruire la monar­chie des Habs­bourg, der­nier Etat offi­ciel­le­ment catho­lique. L’attitude phi­lo-autri­chienne de Wil­son, poli­ti­cien que la vul­gate dont nous venons de par­ler consi­dère comme le franc-maçon par excel­lence, semble démon­trer le contraire. Les loges étaient lar­ge­ment repré­sen­tées non seule­ment dans le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain et ceux de l’Entente mais aus­si dans le gou­ver­ne­ment aus­tro-hon­grois. N’oublions pas que la franc-maçon­ne­rie se répan­dit ini­tia­le­ment dans les pos­ses­sions habs­bour­geoises (y com­pris le grand-duché de Tos­cane) par les Habs­bourg-Lor­raine. Je crois pou­voir affir­mer qu’une par­tie impor­tante de la maçon­ne­rie inter­na­tio­nale était favo­rable à la pré­ser­va­tion de la double monar­chie, natu­rel­le­ment réfor­mée sur un mode « démo­cra­tique » ou dans un sens fédé­ral et moyen­nant d’inévitables conces­sions ter­ri­to­riales, sur l’ampleur des­quelles il aurait été pos­sible de dis­cu­ter.

Après la vic­toire de Capo­ret­to à l’hiver 1918, Charles Ier se trou­vait dans des condi­tions idéales pour obte­nir une paix sépa­rée qui aurait pu n’être pas trop défa­vo­rable, dans le sens où il pou­vait réus­sir à sau­ver ce qui pou­vait l’être. La situa­tion interne de son Etat était tou­jours plus grave, du fait de l’effondrement la pro­duc­tion agri­cole et indus­trielle, de l’augmentation des ten­dances cen­tri­fuges, de l’impossibilité de fer­mer la « plaie puru­lente », comme on l’appelait alors, du front ita­lien, qui conti­nuait à main­te­nir enga­gée la qua­si-tota­li­té des armées aus­tro-hon­groises. La rai­son d’Etat mais aus­si le bon sens impo­saient d’arrêter au plus vite la par­tie, ou en tout cas de faire le maxi­mum pour pro­fi­ter de l’occasion qui était offerte. Mais l’Empereur ne réus­sit évi­dem­ment pas à vaincre son aver­sion à l’égard des Ita­liens, par­ta­gée depuis tou­jours par tout l’Empire, comme on l’a vu plus haut. Quoi qu’il en soit, il sur­es­ti­ma le dan­ger que les exi­gences ita­liennes auraient repré­sen­té pour la soli­di­té de l’Empire vacillant.
Au lieu de cher­cher à obte­nir une paix qui aurait été assez avan­ta­geuse pour eux puisque, en échange d’inévitables ces­sions à l’égard des Belges et des Fran­çais, elle leur aurait lais­sé les mains libres à l’Est après l’effondrement de la Rus­sie, les Alle­mands acquirent la convic­tion qu’ils pour­raient gagner la guerre en Occi­dent par une der­nière grande offen­sive, grâce à l’engagement des troupes libé­rées du front de l’Est du fait du retrait de la Rus­sie de la guerre. Au prin­temps et à l’été de l’année 1918, mal­gré des suc­cès ini­tiaux notables, les offen­sives alle­mandes échouèrent. L’Allemagne com­men­ça à subir la contre-offen­sive alliée et à perdre la guerre. Pour les appuyer dans leur stra­té­gie, les Alle­mands avaient deman­dé aux Aus­tro-Hon­grois une offen­sive sur le front ita­lien. C’est ain­si que Charles Ier se lais­sa séduire par l’idée de conclure la guerre par une vic­toire déci­sive contre l’Italie, « l’ennemi sécu­laire » et détes­té.

L’historien mili­taire autri­chien Peter Fia­la a dénon­cé dure­ment cette déci­sion de l’Empereur, qui ne vou­lut pas écou­ter l’opinion de ces géné­raux qui lui décon­seillaient l’offensive de la manière la plus expresse à cause des condi­tions d’épuisement dans les­quelles se trou­vaient l’armée et le pays. La très grande vic­toire de Capo­ret­to n’avait en fait pas éli­mi­né l’armée ita­lienne comme force com­bat­tante. Celle-ci, après avoir blo­qué seule, lors de com­bats extrê­me­ment durs, l’ennemi sur le Piave et dans la région du Grap­pa en novembre 1917 à la fin de la bataille de Capo­ret­to, avant l’arrivée des contin­gents fran­co-bri­tan­niques, s’était pro­gres­si­ve­ment rele­vée et ren­for­cée. A côté de cin­quante divi­sions ita­liennes se trou­vaient trois divi­sions bri­tan­niques, deux fran­çaises et une tché­co­slo­vaque. Il y avait ensuite deux divi­sions ita­liennes qui com­bat­taient en France, une en Macé­doine, une en Alba­nie. En pre­mière ligne, les divi­sions ita­liennes et alliées étaient au nombre de qua­rante-quatre, contre qua­rante-neuf et demi du côté aus­tro-hon­grois. Mais les équi­pe­ments aériens, l’artillerie, les muni­tions et les vivres étaient net­te­ment supé­rieurs côté ita­lien. La sagesse impo­sait de s’installer dans une posi­tion de stricte défen­sive et de cher­cher à obte­nir rapi­de­ment la paix .

Charles Ier fit au contraire confiance aux mau­vais conseils des plus opti­mistes. Ain­si, en juin 1918, l’offensive sur le Piave, après un suc­cès ini­tial pro­met­teur, échoua tota­le­ment face à une résis­tance ita­lienne tenace. A par­tir de ce moment-là, Charles Ier cher­chait à obte­nir des condi­tions accep­tables de paix, en main­te­nant la plus intacte pos­sible son armée, tan­dis que la désa­gré­ga­tion eth­nique et sociale de la monar­chie s’accentuait pro­gres­si­ve­ment. Mais il était alors trop tard. Les alliés qui, après l’échec des négo­cia­tions de l’hiver, sou­hai­taient à pré­sent la dis­so­lu­tion de l’ennemi, sen­tant se rap­pro­cher la vic­toire, étaient deve­nus sourds à toute demande. Et quand la situa­tion maté­rielle de l’armée se fut encore davan­tage dété­rio­rée, les Ita­liens et leurs alliés pas­sèrent à l’offensive, à une année de dis­tance de Capo­ret­to, enfon­çant les lignes aus­tro-hon­groises affai­blies après une bataille qui dura quand même cinq jours, et qui condui­sit à la dis­so­lu­tion de cette armée. Aus­si Charles Ier dut-il accep­ter un armis­tice qui était, en réa­li­té, une capi­tu­la­tion sans condi­tion (4 novembre 1918).