Revue de réflexion politique et religieuse.

Les hommes de la Pen­sée catho­lique

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

S’il faut trou­ver une rai­son qui rende compte du des­tin par­ti­cu­lier des hommes de la Pen­sée catho­lique, il faut aller la cher­cher du côté de leur pen­sée. L’apocalyptisme est en effet un des traits domi­nants de la Pen­sée catho­lique. La revue se carac­té­rise par une lec­ture de l’histoire fon­dée sur la lutte de Satan et de ses sup­pôts, cher­chant depuis la Renais­sance, la Réforme et plus par­ti­cu­liè­re­ment depuis la révo­lu­tion de 1789, à ins­tau­rer leur domi­na­tion, contre Dieu, le Christ, Roi social et spi­ri­tuel, et son Eglise. Elle repère, iden­ti­fie et nomme les forces et les agents du Mal (juifs, francs-maçons, pro­tes­tants, non-catho­liques, répu­bli­cains laïcs, catho­liques libé­raux). L’abbé Lefèvre écrit ain­si qu’« au XXe siècle, en pays chré­tien comme le nôtre, on est anti­com­mu­niste parce qu’on est chré­tien, fils de l’Eglise et de Dieu, capable encore de voir dans le com­mu­nisme le “sys­tème” der­nier, authen­tique abou­tis­se­ment de toutes les héré­sies des siècles pas­sés, inven­té pour la ruine de la Civi­li­sa­tion chré­tienne, œuvre de Dieu, de l’Eglise et des peuples chré­tiens » ((  L. J. Lefèvre, « Eclair­cis­se­ments sur l’anticommunisme », La Pen­sée catho­lique, n. 38, 2e trim. 1955, p. ‑41.)) . La revue publie en 1956 une réponse de catho­liques aux pro­po­si­tions de loi sur la laï­ci­té du gou­ver­ne­ment Guy Mol­let : il s’agit d’une attaque de Satan contre l’Eglise par l’instrument qu’est la Franc-Maçon­ne­rie. Le gou­ver­ne­ment veut « sépa­rer l’Eglise de l’Etat, et par ce moyen rui­ner la vie chré­tienne dans les âmes ». Ce sacri­lège entraî­ne­rait la ruine de la nation fran­çaise, et la seule réac­tion pos­sible est l’adoration eucha­ris­tique et le com­bat contre les démons en s’appuyant sur l’exorcisme de Léon XIII ((  « Après la pro­po­si­tion de loi sur la “laï­ci­té” », La Pen­sée catho­lique, n. 42, 2e trim. 1956, pp. 68–70.)) . L’éditorial du numé­ro 42 a le même ton :
Ce n’est pas d’hier qu’est prê­tée à Satan une puis­sance uni­ver­selle qui lui per­mette de prendre la direc­tion des cer­veaux et des cœurs à l’échelle du monde, en face de l’Eglise catho­lique, l’Eglise uni­ver­selle du Christ, dans un esprit de totale laï­ci­té.
Ce n’est pas d’hier que datent les vastes plans d’une Inter­na­tio­nale maçon­nique, dont le pou­voir mon­dial veut être triple : juri­dique et jus­ti­cier, éco­no­mique et finan­cier, cultu­rel et reli­gieux, mais reli­gieux a‑confessionnel ou même — et pour­quoi pas ? — supra-confes­sion­nel, à cette double fin (qui se vou­drait noble) de conju­rer les maux sociaux et d’instaurer la paix dans un monde offi­ciel­le­ment uni.
Mais c’est de nos jours que se réa­lisent promp­te­ment les vœux des pro­phètes et des hérauts de cette Inter­na­tio­nale maçon­nique, expri­més hier dans une langue sonore si absurde qu’elle pou­vait faire rire les meilleurs d’entre nous. […]
De pareilles sor­nettes on a pu se moquer, il y a soixante ans et il y a trente ans.  « N’attachons pas de prix aux dits des obsé­dés… Nul ne peut empê­cher les fous de vati­ci­ner… » On avait haus­sé les épaules et on avait ri. Mais main­te­nant ?
Aujourd’hui les capi­tales de l’Internationale maçon­nique sont à New-York et à Paris. Paris où se construit « l’édifice le plus impor­tant qu’il soit don­né à la pré­sente géné­ra­tion de bâtir, car il consti­tue, nous dit le Pré­sident de l’Unesco, le sym­bole archi­tec­tu­ral du Pro­grès, de l’Education, de la Culture dans le monde actuel ».
Or là où fleu­rit cette Inter­na­tio­nale maçon­nique, une Civi­li­sa­tion maté­ria­liste s’élabore qui tente de « faire régner, selon le mot de S. S. Pie XII, l’ordre et la sécu­ri­té sur la méthode pure­ment quan­ti­ta­tive… qui ne tient aucun compte de l’ordre de la nature, comme la vou­draient ceux qui confient toute la des­ti­née de l’homme à l’immense pou­voir indus­triel de l’époque pré­sente ».
Or là ou fleu­rit cette Inter­na­tio­nale maçon­nique, la Science et le Pro­grès, le Réar­me­ment Moral et le Désar­me­ment men­tal prennent la place de Notre Sei­gneur Jésus-Christ. Des armées de mis­sion­naires de la « laï­ci­té » se sub­sti­tuent aux mis­sion­naires du Christ. ((  « Pour ou contre la tour de Babel », La Pen­sée catho­lique, n. 42, 1er trim. 1956, pp. 1–2.))
Il serait pos­sible de mul­ti­plier les cita­tions, car ces nota­tions et ces posi­tions se déve­loppent assez lar­ge­ment à par­tir de 1953–1954, en réac­tion notam­ment à l’expansion com­mu­niste. Elles sont cepen­dant loin d’être anor­males. Elles sont en effet une des ver­sions habi­tuelles de l’intransigeantisme et de l’intégralisme catho­lique, consti­tuée en « sys­tème », ou tout au moins en dis­cours et en mode d’interprétation du monde, aux alen­tours de 1875–1885, appuyés sur les écrits d’un cer­tain nombre d’auteurs, dont l’abbé Bar­ruel (qui dénon­çait le com­plot maçon­nique anti­chré­tien à l’origine de la Révo­lu­tion fran­çaise), J. Cré­ti­neau-Joly (qui révé­lait les actions sub­ver­sives du catho­li­cisme de la Char­bon­ne­rie), le P. Des­champs s.j. (qui vili­pen­dait l’action des­truc­trice des socié­tés secrètes sur la socié­té), R. Gou­ge­not des Mous­seaux (qui accu­sait les juifs de per­ver­tir les socié­tés chré­tiennes), illus­trés par Mgr Delas­sus dans sa Semaine reli­gieuse de Cam­brai, par Mgr Jouin dans la Revue inter­na­tio­nale des socié­tés secrètes, conti­nués et enri­chis dans la seconde moi­tié du XXe siècle par Pierre Virion, Jules Artur (tous deux écrivent dans la Pen­sée catho­lique) ou André de la Fran­que­rie qui uti­lisent ceux qui les ont pré­cé­dés pour déve­lop­per leurs posi­tions. La Pen­sée catho­lique exprime donc une tra­di­tion, qu’elle connaît et maî­trise. L’abbé Dulac avait par­ti­ci­pé durant deux ans à la Revue inter­na­tio­nale des socié­tés secrètes, en 1930–1932 ; l’abbé Roul citait dans son livre L’Eglise et le droit com­mun le P. Des­champs ; l’abbé Lefèvre, sous le pseu­do­nyme de Jean-Marc d’Anthoïne, dans son Ode pour la bataille de l’intelligence, écrite au moment de la Libé­ra­tion de Paris et envoyée à Charles Maur­ras, s’écriait, après avoir dénon­cé l’action sata­nique de per­ver­sion de l’intelligence dont témoigne le berg­so­nisme :
A ton poste, ô mon âme, veille !
La bataille qu’on sait livrer
Pour l’intelligence réveille
Les forces qu’il faut recou­vrer.
Contre l’Enfer et son délire
Ramasse les foudres de l’ire :
Les jours enfin sont révo­lus
Du men­songe qu’ont vou­lu clore
D’un monde nou­veau près d’éclore
Les jeunes hommes réso­lus. ((  J.-M. d’Anthoïne, Inde irae. Ode pour la bataille de l’intelligence, Impri­me­rie Dumou­lin, 1945.))
Bref, les hommes de la Pen­sée catho­lique sont des intran­si­geants, des catho­liques inté­graux, de com­bat, apo­ca­lyp­tiques.
Or, cet apo­ca­lyp­tisme n’est plus par­ta­gé par les ins­tances romaines,  ou tout au moins ne l’est plus autant qu’il l’a été de Pie IX à Pie X. Si Pie XII ana­lyse en des termes apo­ca­lyp­tiques, ou qui s’en approchent, la situa­tion inter­na­tio­nale ((  J.-M. Mayeur, « Les Eglises et les rela­tions inter­na­tio­nales. II. L’Eglise catho­lique » dans His­toire du Chris­tia­nisme, t. 12, Guerres mon­diales et tota­li­ta­rismes (1914–1958), op. cit., pp. 334–342.)) , cela reste fort en retrait par rap­port à ce qui a pu exis­ter cin­quante ou cent ans plus tôt, à la dénon­cia­tion de la Franc-Maçon­ne­rie, « syna­gogue de Satan », par Pie IX en 1873. La lec­ture de la Civil­tà Cat­to­li­ca, la revue jésuite plus ou moins offi­cieuse du Saint-Siège, en convainc éga­le­ment : finies les accu­sa­tions contre les ori­gines kab­ba­lis­tiques du maçon­nisme sata­nique et contre le crime rituel tal­mu­dique ((  « Gli ebrei osser­van­ti conti­nua­no anche ora ad osser­vare la Pas­qua san­gui­na­ria. Ques­ta loro osser­van­za è ora piu facile e meno per­ico­lo­sa che nel medio evo. Il tal­mu­dis­mo padre del mas­so­nis­mo. Samuele ebreo rive­la che nel­la Pas­qua giu­dai­ca non solo si man­gia ma si beve il sangue cris­tia­no ; e con esso si bene­dice la men­sa. Per­chè gli ebrei si ten­go­no obbli­ga­ti in cos­cien­za a tali osser­vanze », vol. IX, n. 757 (1881), pp. 107–113 ; « Rela­zione tra la Caba­la Rab­bi­ni­ca e la Mas­so­ne­ria. Che cosa sia pro­pria­mente la Caba­la. Esem­pio pre­so dal det­toche, Omne malum ab aqui­lone », série XII, vol. I, n. 785 (1883), pp. 725–734.)) . De plus, les ins­tances romaines doivent tenir compte des mul­tiples orien­ta­tions et du dyna­misme indé­niable d’un catho­li­cisme fran­çais face auquel elles déve­loppent un cer­tain com­plexe d’infériorité et dont elles se méfient, tant elles redoutent que son influence sur la catho­li­ci­té n’entraîne en celle-ci des chan­ge­ments par trop à l’image de ce qu’il réa­lise. Elles ne sont pas non plus insen­sibles aux ardeurs apos­to­liques de ceux qui s’engagent auprès du monde ouvrier et com­prennent leur sou­ci, tenant à apai­ser les ten­sions et à évi­ter les rup­tures. Ain­si, lorsque Ella Sau­va­geot, res­pon­sable des publi­ca­tions de la Vie catho­lique, se rend à Rome en 1957 pour défendre le Bul­le­tin de J. Chan­ta­gner, suc­ces­seur de la défunte Quin­zaine, elle ren­contre les PP. Paul Phi­lippe o.p. et Phi­lippe de la Tri­ni­té o.c.d. (consul­teurs du Saint-Office) et le car­di­nal Otta­via­ni, qui lui garan­tissent que la publi­ca­tion du décret contre le Bul­le­tin n’est pas déci­dée et n’aura pas lieu si le car­di­nal Fel­tin se porte garant de la revue. Ella Sau­va­geot rap­porte aus­si que Rome se sou­cie de « l’importance uni­ver­selle du catho­li­cisme fran­çais, du mou­ve­ment intel­lec­tuel fran­çais, donc de ce que nous fai­sons », et lui fait confiance pour qu’elle tem­père ses cama­rades et sou­tienne l’archevêque de Paris ((  Archives His­to­riques du Dio­cèse de Paris, 1 D 15, 17, lettre d’E. Sau­va­geot au car­di­nal Fel­tin, 29/07/1957.)) . Une telle atti­tude n’est pas celle de la Pen­sée catho­lique, dont les ten­dances polé­miques s’accentuent après la mort de Mgr Beaus­sart et sont loin de lui faire des amis. Fran­çois Mau­riac, « intel­lec­tuel de gauche » ins­tal­lé à l’occasion de la « Révo­lu­tion de 1944 » à la tri­bune du Figa­ro, écri­vain « des enfers fami­liaux, des héré­di­tés indis­crètes, des troubles orga­niques, des puber­tés ver­beuses, des dis­so­nances d’alcôves » ((  « Com­bat sin­gu­lier. Les billets de Lucien », La Pen­sée catho­lique, n. 17, 1er trim. 1951, p. 120. La Pen­sée catho­lique rejoint les attaques de l’abbé Fran­çois Ducaud-Bour­get contre Paul Clau­del dans Matines en 1950, dont elle rend compte avec joie : « Un geste ambro­sien. Les billets de Lucien », La Pen­sée catho­lique, n. 15, 3e trim. 1950, pp. 112–113 ; V. Bre­ton, F. Ducaud-Bour­get, L. Lefèvre, Clau­del, Mau­riac et Cie, Catho­liques de lit­té­ra­ture, Edi­tions de l’Ermite, Paris, ‑1951.)) , n’est que le maître d’une série de catho­liques lit­té­ra­teurs dont les écrits se contentent de mon­trer l’abjection de l’âme. J. Vier n’est pas en reste pour dénon­cer des com­pro­mis­sions odieuses, qu’il s’agisse de celles ins­pi­rées par Hen­ri Guille­min dans « Par notre faute » ((  « Cha­ri­té renou­ve­lée », La Pen­sée catho­lique, n. 16, 4e trim. 1950, pp. 98–101, a eu l’occasion d’essoriller F. Heer, « L’amour des enne­mis », La Vie intel­lec­tuelle, n. 5, 05/1950, pp. 515–535, refu­sant l’autocritique catho­lique, « maso­chisme spi­ri­tuel, dont La Vie intel­lec­tuelle don­na jadis l’obscène spec­tacle en par­lant de “l’Eglise, corps de péché ” », égra­ti­gnant au pas­sage « la dis­tin­guée revue domi­ni­caine » dont la chro­nique théâ­trale « forme habi­tuel­le­ment la par­tie la plus ‑solide ».)) , de celles dans la lignée du P. Teil­hard de Char­din ou de celles de ceux qui marchent à la suite de Mau­riac. Et l’abbé Ber­to a beau jus­ti­fier l’invective qui ridi­cu­lise des idées fausses qui troublent les catho­liques, la revue, la polé­mique, com­bat d’idées, œuvre de cha­ri­té qui dif­fère de l’agression, la Pen­sée catho­lique n’en est pas moins trai­tée d’intégriste, ses adver­saires esti­mant qu’elle recherche le mal, mani­pule les textes, majore l’orthodoxie.

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