Les hommes de la Pensée catholique
Cette naissance fait aussi suite à un renouveau des tendances intransigeantes et intégralistes militantes durant la Seconde Guerre mondiale en France. La défaite de mai-juin 1940 et l’instauration de l’Etat français permettent la réaffirmation des tendances marginalisées depuis 1926–27. La construction vichyste semble pour beaucoup correspondre à l’instauration d’un ordre social prenant le contre-pied du désordre établi de la République impie laïque et anticléricale. Elle bénéficie ainsi de la sympathie du corps épiscopal, et permet à la fois à la génération de 1926 de prendre une forme de revanche — l’abbé Lefèvre se plonge, avec la bénédiction du cardinal Suhard, dans des archives franc-maçonnes après son incardination à Paris appuyée par Mgr Beaussart —, à une nouvelle génération, en partie issue des rangs maurrassiens de surgir (Jean Ousset, Jean Arfel — qui n’est pas encore Jean Madiran) et au catholicisme intégral et intransigeant de se manifester avec force (Pierre Lemaire participe à la consécration des Hommes de France au Sacré-Cœur à la Basilique de Montmartre). Le renouveau de la méfiance antimoderniste et l’inquiétude à l’égard des nouveautés françaises issues de la guerre profitent donc à des hommes qui ont conservé des relations à Rome, et qui en obtiennent de nouvelles grâce à Mgr Beaussart. La Curie, tout au moins certains de ses cercles, peut-être au Saint-Office de Mgr Ottaviani ou à la Congrégation des Séminaires et Universités du déjà âgé cardinal Pizzardo, deux congrégations dont le cardinal Nicolas Canali (de l’entourage du cardinal Merry del Val, qui estimait le P. Le Floch) est aussi membre, n’est très vraisemblablement pas étrangère à la fondation de la Pensée catholique. Mgr Beaussart partageait avec Mgr Ottaviani une commune inquiétude sur la formation dispensée dans les séminaires et les Universités catholiques, où les textes ronéotypées du P. Teilhard de Chardin circulaient sous le manteau, et ce jusque dans le temple néoscolastique romain qu’est la Grégorienne (( J.-M. Paupert, Peut-on être chrétien aujourd’hui ?, Bernard Grasset, 1966, pp. 47–59.)) . Le P. Mario Cordovani o.p., Maître du Sacré-Palais Apostolique, s’inquiétait de la situation intellectuelle française, ainsi que le P. Garrigou-Lagrange. L’abbé Lefèvre leur fait des rapports oraux et écrits à ce sujet en 1948. Bref, la Pensée catholique peut se targuer d’être soutenue par la Curie. Mais ce soutien demeure discret, très discret, et seuls, de temps en temps, certains signes laissent voir l’intérêt que Rome porte à la revue : en 1953, la révision de la traduction d’un discours du cardinal Ottaviani par lui-même (( Sur la liberté religieuse, et qui visait tant Jacques Maritain que le P. John Courtney Murray, un des inspirateurs de Dignitatis Humanæ à Vatican II.)) ; la même année, l’intervention du même pour éviter la disparition de la revue à l’occasion de graves différends entre certains fondateurs. Bref, la Pensée catholique bénéficie de la sympathie des opposants à la « nouvelle théologie » qui estiment qu’elle joue un rôle nécessaire et important dans le maintien de la saine doctrine. Mais elle n’est pas une revue officieuse et n’engage pas le Magistère.
Les carrières des fondateurs ne profitèrent cependant pas de ces proximités. Il était trop tard. L’abbé Lefèvre, aumônier et professeur dans diverses institutions religieuses jusqu’en 1954, est ensuite en congé jusqu’à sa mort en 1987. L’abbé Berto se consacre à ses orphelinats et aux Dominicaines du Saint-Esprit, congrégation enseignante qu’il a fondée, et ouvre bientôt les foyers Notre-Dame de Joie à Pontcalec. L’abbé Roul, en 1947, est nommé chanoine puis curé de la populeuse paroisse Saint-Similien à Nantes. Il le demeure pendant vingt ans, jusqu’à sa mort. Seul le chanoine Lusseau obtient des promotions : protonotaire apostolique en 1951, doyen de la Faculté de Théologie de l’Université d’Angers en 1952.
Est-ce à dire qu’ils manquaient d’épaisseur ? Il ne semble pas. Leur caractère à tous était bien trempé, et le ton pouvait s’élever très vite. Témoin la rupture entre Mgr Lusseau et les trois autres directeurs, sur la direction de la revue. Un procès fut envisagé, au civil, entre 1951 et 1953, par celui-là, mais les choses s’arrêtèrent plus tôt. Les tensions étaient cependant déjà présentes dès 1948, causées par le rôle de l’abbé Lefèvre, considéré comme trop important par le chanoine Lusseau mais seul l’abbé Lefèvre, à Paris, bénéficiait réellement de temps pour s’occuper de la revue, et par certains désaccords théologiques sur l’Ecriture sainte. La participation de l’abbé Dulac fut aussi fluctuante en raison de son caractère ombrageux. Par ailleurs, l’abbé Berto témoignait d’un solide tempérament qui n’est pas sans rappeler celui de Louis Veuillot : même amour du peuple et même catholicisme social (pour lequel il défendait la beauté de la liturgie et le latin), même capacité polémique (le chanoine Lusseau l’apprit à ses dépens), même truculence verbale. Bref, un intransigeant véritable. L’abbé Roul était quant à lui doté d’une nature forte qui en faisait un curé qui n’hésitait pas à en remontrer à ses paroissiens, ni à prendre parti. Quant à leur formation théologique, elle ne laissait pas à désirer — l’abbé Berto en particulier était un théologien plus qu’honnête —, et faisait d’eux d’honnêtes épiscopables, n’eussent été leur choix d’un intransigeantisme de combat.
Celui-ci n’en était pas pour autant rédhibitoire. Pie XII n’hésita pas à nommer des évêques dont la formation était comparable à celle des fondateurs de la Pensée catholique et la fidélité au P. Le Floch, non pas identique, mais en tout cas certaine. Le doyen des séminaristes en 1926–1927, qui soutint le P. Le Floch, Roger Johan, devint évêque. Xavier Morilleau, formé lui aussi à Rome durant la même période et au même endroit, qui resta fidèle à son intransigeantisme toute sa vie (( Il appela à voter « non » lors du référendum de 1958 car le projet de Constitution ne contenait pas de référence à Dieu, se démarquant ainsi de ses pairs qui appelaient à voter en conscience ou à voter de manière positive. La Pensée catholique fit campagne pour le « non » avec d’autres groupes catholiques ‑intransigeants.)) , ne dut sa promotion à l’épiscopat, au siège de La Rochelle il est vrai (région marquée par le protestantisme), qu’aux assurances données par un député au préfet qui s’inquiétait des orientations politiques, d’Action française bien sûr, d’un ancien élève du Séminaire français. La question politique n’est cependant pas non plus absolument déterminante. Ce n’est donc pas tellement la doctrine qui pose problème, ni le caractère. Les nonces n’hésitent pas à promouvoir après 1945 des candidats qui ont suivi le même cursus que les fondateurs : la fidélité romaine est appréciée en ces années mouvantes. Le type même de prêtres que furent les fondateurs de la revue en est une explication (( M. Minier, L’épiscopat français du Ralliement à Vatican II, Casa Editrice Dott. Antonio Milani, Padoue, 1982, pp. 176–182.)) . Il est possible aussi que l’absence de soutien épiscopal soit la cause dominante : leur carrière n’a jamais vraiment commencé, ou, si elle a débuté, elle s’est arrêtée trop tôt. Si Alphonse Roul entame une carrière administrative grâce à Mgr Le Fer de La Motte, Mgr Villepelet ne le présentera jamais à l’épiscopat alors que, des quatre fondateurs, il est celui dont on dit qu’il aurait été le plus apte ; et il faut l’intervention d’évêques de ses amis pour qu’il soit nommé chanoine et quitte le Lycée Clemenceau au profit de Saint-Similien.