Revue de réflexion politique et religieuse.

Le théo­lo­gi­co-poli­tique à l’épreuve de la sécu­la­ri­sa­tion

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ce pro­ces­sus est par­ti­cu­liè­re­ment accen­tué dans ce qu’on appelle « les nou­veaux mou­ve­ments reli­gieux ». Sans doute ces mou­ve­ments ne sont pas très impor­tants sur le plan quan­ti­ta­tif, mais leur exis­tence est signi­fi­ca­tive d’un nou­veau sta­tut de la croyance dans nos socié­tés, sta­tut qui va dans le sens d’une sub­jec­ti­vi­sa­tion de plus en plus grande. Ces mou­ve­ments (cha­ris­ma­tiques, sectes nou­velles, groupes divers pré­oc­cu­pés par la san­té ou le déve­lop­pe­ment per­son­nel, nébu­leuse New Age, etc.), plus que les groupes reli­gieux tra­di­tion­nels cen­trés sur la com­mu­nau­té, sont en effet carac­té­ri­sés par un indi­vi­dua­lisme de la conscience de soi, consi­dé­rée comme le réfé­rent ultime des valeurs et des croyances ; ils pour­suivent, face à la des­truc­tion du sens opé­rée par l’individualisme uti­li­taire et mar­chand, une recherche com­pen­sa­toire de sens, mais uni­que­ment à par­tir de choix indi­vi­duels ; en ce sens ils sont à la fois expres­sion et contes­ta­tion de la moder­ni­té, expres­sion de la moder­ni­té dans la mesure où ils inté­rio­risent presque toutes ses valeurs (sub­jec­ti­visme, tolé­rance, etc.), contes­ta­tion dans la mesure où ils reprochent à la socié­té tech­no­lo­gique sa fonc­tion­na­li­té pure­ment uti­li­taire ; ils n’échappent ni au rela­ti­visme ambiant, ni à la psy­cho­lo­gi­sa­tion de la véri­té reli­gieuse, comme n’y échappent pas d’ailleurs aus­si les autres com­mu­nau­tés reli­gieuses. En tout cas, encore moins que les Eglises tra­di­tion­nelles, ils ne sont à même de four­nir « ce sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions » dont toute socié­té, même sécu­la­ri­sée, a besoin pour per­sé­vé­rer dans son être.

L’échec des « reli­gions de rem­pla­ce­ment »

Depuis deux siècles, on a assis­té à toutes sortes de ten­ta­tives, plus ou moins conscientes, pour sub­sti­tuer à la reli­gion tra­di­tion­nelle, jugée défaillante, un nou­veau « sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions » ; nous employons à des­sein cette expres­sion très géné­rale, for­gée par la socio­lo­gie reli­gieuse de Tho­mas Luck­mann, mais les dési­gna­tions sont mul­tiples qui s’efforcent de rendre compte de ces ten­ta­tives : reli­gion civile (Rous­seau ou N. Bel­lah), reli­gions de rem­pla­ce­ment (Ersatz­re­li­gio­nen, Max Weber), reli­gions poli­tiques (Eric Voe­ge­lin), reli­gions sécu­lières (Ray­mond Aron), idéo­lo­gies de salut (Julien Freund), reli­gions de salut ter­restre (Edgar Morin). Peu importe la dési­gna­tion, la ques­tion la plus impor­tante, pour notre pro­pos, est de savoir pour­quoi ces ten­ta­tives ont échoué.
Par­tons du Contrat social de J.-J. Rous­seau : dans le cha­pitre 8 du Livre 4, inti­tu­lé « De la reli­gion civile », Rous­seau écrit ceci : « Il y a donc une pro­fes­sion de foi pure­ment civile dont il appar­tient au sou­ve­rain de fixer les articles, non pas pré­ci­sé­ment comme dogmes de reli­gion, mais comme sen­ti­ments de socia­bi­li­té sans les­quels il est impos­sible d’être bon citoyen, ni sujet fidèle. Sans pou­voir obli­ger per­sonne à les croire, il peut ban­nir de l’Etat qui­conque ne les croit pas ; il peut le ban­nir, non comme impie, mais comme inso­ciable, comme inca­pable d’aimer sin­cè­re­ment les lois, la jus­tice et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. […] Les dogmes de la reli­gion civile doivent être simples, en petit nombre, énon­cés avec pré­ci­sion, sans expli­ca­tions ni com­men­taires. L’existence de la divi­ni­té puis­sante, intel­li­gente, bien­fai­sante, pré­voyante et pour­voyante, la vie à venir, le bon­heur des justes, le châ­ti­ment des méchants, la sain­te­té du contrat social et des lois, voi­là les dogmes posi­tifs » ((  J.-J. Rous­seau, Le contrat social, Gar­nier, 1943, pp. 334–335.)) . Ce texte est hau­te­ment signi­fi­ca­tif : sans doute la reli­gion civile veut conser­ver quelques dogmes, mais elle obéit sur­tout au prin­cipe d’utilité sociale, puisqu’elle doit déve­lop­per le sen­ti­ment de socia­bi­li­té, donc favo­ri­ser l’intégration sociale et inci­ter à l’obéissance civique jusqu’au sacri­fice suprême.
Ce texte de Rous­seau sur la « reli­gion civile » eut une influence consi­dé­rable pen­dant la Révo­lu­tion fran­çaise : dans la phase tar­dive de celle-ci, des voix se sont éle­vées pour pro­mou­voir une reli­gion civile de cette sorte. Ecou­tons Bois­sy d’Anglas sous la Conven­tion : « Vous devez régler la direc­tion et la marche de cette reli­gion civile que vous devez don­ner à la France » ; ou plus tard, sous le Direc­toire, La Rével­lière-Lépeaux : « Lorsqu’on a abat­tu un culte, quelque dérai­son­nable et quelque anti­so­cial qu’il fût, il a tou­jours fal­lu le rem­pla­cer par d’autres, sans quoi il s’est pour ain­si dire rem­pla­cé lui-même en renais­sant de ses propres ruines ». Mais avant ces dis­cours offi­ciels des­ti­nés à éta­blir une reli­gion civique durable, de nom­breuses ten­ta­tives furent faites, plus ou moins spon­ta­nées, plus ou moins éphé­mères, pour ébau­cher des cultes révo­lu­tion­naires. Par­mi celles-ci la plus signi­fi­ca­tive et la plus spec­ta­cu­laire fut sans conteste le culte de l’Etre suprême célé­bré par Robes­pierre le 8 Juin 1794. Par ce culte Robes­pierre se pro­pose sans doute de conser­ver une dog­ma­tique sim­pli­fiée (croyance en l’Etre suprême et en l’immortalité de l’âme), mais il veut sur­tout ins­ti­tuer une reli­gion civique, capable de fon­der et d’entretenir une morale civique. Si le conte­nu dog­ma­tique est flot­tant, puisqu’il mélange en fait une sorte de déisme issu des Lumières et un pan­théisme natu­ra­liste (le culte de la nature est tou­jours asso­cié au culte de l’Etre suprême), c’est qu’il n’est qu’un pré­texte, des­ti­né avant tout à favo­ri­ser l’établissement d’un culte public. Robes­pierre dira en par­lant de ces croyances déistes et natu­ra­listes : « Je ne conçois pas com­ment la nature aurait pu sug­gé­rer à l’homme des fic­tions plus utiles que toutes ces réa­li­tés ; et si l’existence de Dieu, si l’immortalité de l’âme n’étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les concep­tions de l’esprit humain. Aux yeux du légis­la­teur, tout ce qui est utile et bon dans la pra­tique est la véri­té » ((  A. Mathiez, La théo­phi­lan­thro­pie et le culte déca­daire, Alcan, Paris, 1903, p. ‑169.)) . On ne peut mieux expri­mer ce qui était l’intention pro­fonde du pro­mo­teur de ce culte : ras­sem­bler le peuple et fon­der la mora­li­té publique, plu­tôt que de rendre un culte à l’Etre suprême ; l’idée de Dieu n’est rete­nue que parce qu’elle a une valeur sociale et que la mora­li­té publique en dépend ; Dieu n’est, dans cette pers­pec­tive, comme le recon­naît l’historien Mathiez, pour­tant admi­ra­teur de Robes­pierre, qu’un « fétiche ver­bal » dont le seul but est de don­ner une base — mais com­bien fra­gile — aux idées morales et aux ver­tus civiques ; l’essentiel, en effet, est de ras­sem­bler les patriotes : « Robes­pierre, dit Mathiez, conseillait la pré­di­ca­tion du déisme, non pas tant parce que le déisme était une doc­trine vraie que parce qu’elle était une doc­trine socia­le­ment utile » ((  Ibi­dem, p. ‑168.)) . Aulard, autre his­to­rien célèbre des cultes révo­lu­tion­naires, va plus loin : il dénie à ces cultes leur carac­tère reli­gieux ; selon lui, les créa­teurs des cultes de la Rai­son ou de l’Etre suprême, ne se sont pro­po­sé qu’un but pure­ment poli­tique et n’ont cher­ché « dans leurs entre­prises contre la reli­gion […] qu’un expé­dient de défense natio­nale » ((  A. Aulard, Le culte de la Rai­son et de l’Etre suprême, chap. VII et VIII, Paris, ‑1892.))  ; ces cultes expri­me­raient seule­ment la stra­té­gie poli­tique de fac­tions rivales (Héber­tistes, Robes­pier­ristes, etc.) ; créa­tions arti­fi­cielles et contin­gentes, ils n’auraient aucun conte­nu véri­ta­ble­ment reli­gieux.
Ces inter­pré­ta­tions, plus ou moins diver­gentes, témoignent au moins d’une chose : une contra­dic­tion minait, depuis l’origine, tout pro­jet de fon­da­tion d’une reli­gion civile ; d’un côté nous avons affaire à une volon­té d’épuration dog­ma­tique, qui ne retient des croyances pas­sées qu’un cre­do abs­trait, vague déisme dans le sillage des Lumières, sans pro­fon­deur sym­bo­lique, cre­do d’ailleurs auquel on ne croit pas beau­coup, mais qu’on juge indis­pen­sable pour asseoir une morale civique néces­saire à tout gou­ver­ne­ment ; d’un autre côté nous avons affaire à une volon­té, à la fois idéo­lo­gique et éta­tique, de ras­sem­ble­ment des citoyens au cours de fêtes et de céré­mo­nies col­lec­tives, dans le but de les déta­cher des fêtes et rites de la reli­gion catho­lique. Cette contra­dic­tion et ces équi­voques ren­daient inévi­table l’échec de ces pro­jets : ain­si le culte de l’Etre suprême n’a pas sur­vé­cu à la chute de Robes­pierre, le culte théo­phi­lan­thro­pique, déjà en déclin à la fin du Direc­toire, fut sup­pri­mé par Bona­parte.

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