Le théologico-politique à l’épreuve de la sécularisation
Ce processus est particulièrement accentué dans ce qu’on appelle « les nouveaux mouvements religieux ». Sans doute ces mouvements ne sont pas très importants sur le plan quantitatif, mais leur existence est significative d’un nouveau statut de la croyance dans nos sociétés, statut qui va dans le sens d’une subjectivisation de plus en plus grande. Ces mouvements (charismatiques, sectes nouvelles, groupes divers préoccupés par la santé ou le développement personnel, nébuleuse New Age, etc.), plus que les groupes religieux traditionnels centrés sur la communauté, sont en effet caractérisés par un individualisme de la conscience de soi, considérée comme le référent ultime des valeurs et des croyances ; ils poursuivent, face à la destruction du sens opérée par l’individualisme utilitaire et marchand, une recherche compensatoire de sens, mais uniquement à partir de choix individuels ; en ce sens ils sont à la fois expression et contestation de la modernité, expression de la modernité dans la mesure où ils intériorisent presque toutes ses valeurs (subjectivisme, tolérance, etc.), contestation dans la mesure où ils reprochent à la société technologique sa fonctionnalité purement utilitaire ; ils n’échappent ni au relativisme ambiant, ni à la psychologisation de la vérité religieuse, comme n’y échappent pas d’ailleurs aussi les autres communautés religieuses. En tout cas, encore moins que les Eglises traditionnelles, ils ne sont à même de fournir « ce système englobant de significations » dont toute société, même sécularisée, a besoin pour persévérer dans son être.
L’échec des « religions de remplacement »
Depuis deux siècles, on a assisté à toutes sortes de tentatives, plus ou moins conscientes, pour substituer à la religion traditionnelle, jugée défaillante, un nouveau « système englobant de significations » ; nous employons à dessein cette expression très générale, forgée par la sociologie religieuse de Thomas Luckmann, mais les désignations sont multiples qui s’efforcent de rendre compte de ces tentatives : religion civile (Rousseau ou N. Bellah), religions de remplacement (Ersatzreligionen, Max Weber), religions politiques (Eric Voegelin), religions séculières (Raymond Aron), idéologies de salut (Julien Freund), religions de salut terrestre (Edgar Morin). Peu importe la désignation, la question la plus importante, pour notre propos, est de savoir pourquoi ces tentatives ont échoué.
Partons du Contrat social de J.-J. Rousseau : dans le chapitre 8 du Livre 4, intitulé « De la religion civile », Rousseau écrit ceci : « Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen, ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. […] Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. L’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois, voilà les dogmes positifs » (( J.-J. Rousseau, Le contrat social, Garnier, 1943, pp. 334–335.)) . Ce texte est hautement significatif : sans doute la religion civile veut conserver quelques dogmes, mais elle obéit surtout au principe d’utilité sociale, puisqu’elle doit développer le sentiment de sociabilité, donc favoriser l’intégration sociale et inciter à l’obéissance civique jusqu’au sacrifice suprême.
Ce texte de Rousseau sur la « religion civile » eut une influence considérable pendant la Révolution française : dans la phase tardive de celle-ci, des voix se sont élevées pour promouvoir une religion civile de cette sorte. Ecoutons Boissy d’Anglas sous la Convention : « Vous devez régler la direction et la marche de cette religion civile que vous devez donner à la France » ; ou plus tard, sous le Directoire, La Révellière-Lépeaux : « Lorsqu’on a abattu un culte, quelque déraisonnable et quelque antisocial qu’il fût, il a toujours fallu le remplacer par d’autres, sans quoi il s’est pour ainsi dire remplacé lui-même en renaissant de ses propres ruines ». Mais avant ces discours officiels destinés à établir une religion civique durable, de nombreuses tentatives furent faites, plus ou moins spontanées, plus ou moins éphémères, pour ébaucher des cultes révolutionnaires. Parmi celles-ci la plus significative et la plus spectaculaire fut sans conteste le culte de l’Etre suprême célébré par Robespierre le 8 Juin 1794. Par ce culte Robespierre se propose sans doute de conserver une dogmatique simplifiée (croyance en l’Etre suprême et en l’immortalité de l’âme), mais il veut surtout instituer une religion civique, capable de fonder et d’entretenir une morale civique. Si le contenu dogmatique est flottant, puisqu’il mélange en fait une sorte de déisme issu des Lumières et un panthéisme naturaliste (le culte de la nature est toujours associé au culte de l’Etre suprême), c’est qu’il n’est qu’un prétexte, destiné avant tout à favoriser l’établissement d’un culte public. Robespierre dira en parlant de ces croyances déistes et naturalistes : « Je ne conçois pas comment la nature aurait pu suggérer à l’homme des fictions plus utiles que toutes ces réalités ; et si l’existence de Dieu, si l’immortalité de l’âme n’étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions de l’esprit humain. Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile et bon dans la pratique est la vérité » (( A. Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire, Alcan, Paris, 1903, p. ‑169.)) . On ne peut mieux exprimer ce qui était l’intention profonde du promoteur de ce culte : rassembler le peuple et fonder la moralité publique, plutôt que de rendre un culte à l’Etre suprême ; l’idée de Dieu n’est retenue que parce qu’elle a une valeur sociale et que la moralité publique en dépend ; Dieu n’est, dans cette perspective, comme le reconnaît l’historien Mathiez, pourtant admirateur de Robespierre, qu’un « fétiche verbal » dont le seul but est de donner une base — mais combien fragile — aux idées morales et aux vertus civiques ; l’essentiel, en effet, est de rassembler les patriotes : « Robespierre, dit Mathiez, conseillait la prédication du déisme, non pas tant parce que le déisme était une doctrine vraie que parce qu’elle était une doctrine socialement utile » (( Ibidem, p. ‑168.)) . Aulard, autre historien célèbre des cultes révolutionnaires, va plus loin : il dénie à ces cultes leur caractère religieux ; selon lui, les créateurs des cultes de la Raison ou de l’Etre suprême, ne se sont proposé qu’un but purement politique et n’ont cherché « dans leurs entreprises contre la religion […] qu’un expédient de défense nationale » (( A. Aulard, Le culte de la Raison et de l’Etre suprême, chap. VII et VIII, Paris, ‑1892.)) ; ces cultes exprimeraient seulement la stratégie politique de factions rivales (Hébertistes, Robespierristes, etc.) ; créations artificielles et contingentes, ils n’auraient aucun contenu véritablement religieux.
Ces interprétations, plus ou moins divergentes, témoignent au moins d’une chose : une contradiction minait, depuis l’origine, tout projet de fondation d’une religion civile ; d’un côté nous avons affaire à une volonté d’épuration dogmatique, qui ne retient des croyances passées qu’un credo abstrait, vague déisme dans le sillage des Lumières, sans profondeur symbolique, credo d’ailleurs auquel on ne croit pas beaucoup, mais qu’on juge indispensable pour asseoir une morale civique nécessaire à tout gouvernement ; d’un autre côté nous avons affaire à une volonté, à la fois idéologique et étatique, de rassemblement des citoyens au cours de fêtes et de cérémonies collectives, dans le but de les détacher des fêtes et rites de la religion catholique. Cette contradiction et ces équivoques rendaient inévitable l’échec de ces projets : ainsi le culte de l’Etre suprême n’a pas survécu à la chute de Robespierre, le culte théophilanthropique, déjà en déclin à la fin du Directoire, fut supprimé par Bonaparte.