Revue de réflexion politique et religieuse.

Le post­ca­tho­li­cisme

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il est un autre livre récent qui s’éloigne plus encore des rives de la doc­trine pro­fes­sée tra­di­tion­nel­le­ment par le catho­li­cisme : La foi en ques­tions ((  Flam­ma­rion, sep­tembre 1989.)) , de Jean-Pierre Jos­sua, domi­ni­cain, pro­fes­seur au couvent Saint-Jacques, à Paris, le pre­mier centre intel­lec­tuel de l’ordre des prê­cheurs en France, membre de la fon­da­tion Conci­lium. Le Père Jos­sua, après trente-cinq ans d’enseignement de la théo­lo­gie, dit ce à quoi il croit per­son­nel­le­ment sur un ton extrê­me­ment serein.
D’emblée il pré­cise que la foi chré­tienne « est facul­ta­tive, si l’on veut, par­mi plu­sieurs voies vers un Infi­ni qui pour les chré­tiens est “per­son­nel”, pour d’autres beau­coup plus indé­ter­mi­né » (op. cit., p. 18). Le Christ est donc une voie par­mi d’autres. C’est une affir­ma­tion rela­ti­ve­ment cou­rante aujourd’hui. Ain­si Mgr Pie­tro Ros­sa­no, rec­teur de l’Université du Latran, évêque auxi­liaire de Rome, exprime l’opinion sui­vante : « Pour moi, la voie de salut est le Christ ; les reli­gions sont des ins­tru­ments, des moyens. Le terme “voie”, je ne l’appliquerai même pas au chris­tia­nisme, consi­dé­ré de manière glo­bale ou tota­li­sante, comme pro­duit socio-cultu­rel » ((  Cité par Dome­ni­co Colom­bo, « Mis­sio­na­ri sen­za Cris­to », dans Mon­do e mis­sione, mai 1988, p. 319.)) .
Qu’en est-il, d’abord, du Jésus his­to­rique ? « Jésus semble s’être com­pris et avoir été recon­nu comme un pro­phète ». Il a atten­du par erreur la venue du Royaume « comme très proche, quitte, une fois qu’il a su sa mort iné­luc­table, à s’en remettre à son “Dieu” pour la réa­li­sa­tion immi­nente de ses pro­messes » (op. cit., p. 24). D’où la ques­tion : « Jésus iden­ti­fiait-il ou non cette irrup­tion du “Royaume”, déci­sive et irré­ver­sible, avec la “Résur­rec­tion”, à laquelle il croyait éga­le­ment ? Autre­ment dit, était-il ou non “mil­lé­na­riste”, envi­sa­geant une vie trans­for­mée sur la terre en atten­dant l’achèvement de l’histoire et un état ultime, trans­fi­gu­ré ? Je ne sais » (op. cit., p. 25).
Le Père Jos­sua ignore si Jésus était ou non mil­lé­na­riste. En revanche, il sait par­fai­te­ment que lire sa mort « comme un sacri­fice apai­sant la divi­ni­té irri­tée, ou comme une juste com­pen­sa­tion pour le péché, relève d’une logique ulté­rieure et dif­fé­rente, liée à la crainte que sus­cite un Divin ambi­gu. Ce qui est davan­tage en har­mo­nie avec la strate de tra­di­tions la plus ancienne, c’est de com­prendre la Croix à la lumière de Pâques et de l’idée plus tar­dive d’Incarnation, comme la mani­fes­ta­tion suprême de l’Amour dans sa soli­da­ri­té avec toute misère humaine » (op. cit., p. 26). Ici on regrette l’imprécision : de quand date l’idée « plus tar­dive » d’Incarnation ? Une simple note aurait eu son uti­li­té.
Alors, Jésus res­sus­ci­té ? Oui, en un cer­tain sens : « Les dis­ciples ont affir­mé avoir fait, par-delà le scan­dale de la mort de l’Envoyé, l’expérience d’un renou­vel­le­ment per­son­nel et com­mu­nau­taire inouï, et ils l’ont attri­bué à Jésus. Ils l’ont donc attes­té vivant, non par un retour mira­cu­leux et pro­vi­soire à l’existence ter­restre, mais comme une ful­gu­ra­tion du “Royaume”, dont la venue — à nou­veau com­prise comme immi­nente — coïn­ci­de­ra avec son retour. Le rôle, le sens, la valeur fac­tuelle de cer­tains évé­ne­ments rela­tés dans les anciens récits chré­tiens — comme les appa­ri­tions du Res­sus­ci­té, ou le tom­beau ouvert — sont très dis­cu­tés. Quelque cré­dit que l’on soit dis­po­sé à leur accor­der, il ne s’agit pas de faits que l’historien puisse rete­nir, mais d’expériences de croyants — sans doute liées à la re-connais­sance du pro­phète de Naza­reth et à son authen­ti­fi­ca­tion par son “Dieu” — dont l’attestation, elle, est his­to­ri­que­ment indé­niable » (op. cit., pp. 26–27). On a enten­du cela bien des fois, sous une forme ou sous une autre, depuis vingt-cinq ans. Le vieux Mari­tain disait qu’auprès d’assertions de ce genre, « le moder­nisme du temps de Pie X n’était qu’un modeste rhume des foins ».
Donc, selon le Père Jos­sua, une « dérive ambi­guë » a accu­mu­lé les dogmes et les ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tions. Ain­si, au début du moyen âge, « on va se per­sua­der désor­mais qu’outre ses fonc­tions de pré­si­dence et de liai­son le prêtre pos­sède un pou­voir de “consa­crer” l’eucharistie — au XIIe siècle —, puis d’offrir le “sacri­fice” — XVIe siècle—, que l’assemblée n’aurait pas par elle-même » (op. cit., pp. 37–38) ((  La rela­ti­vi­sa­tion conti­nuelle du sacer­doce minis­té­riel par les grands noms de la théo­lo­gie actuelle n’est évi­dem­ment pas faite pour enrayer la crise catas­tro­phique des voca­tions en Europe. Signe frap­pant : le car­di­nal Mar­ti­ni a annon­cé que le petit sémi­naire du dio­cèse de Milan, le plus impor­tant dio­cèse ita­lien, ris­quait de fer­mer faute de can­di­dats. Le petit sémi­naire de Rome, du Viale Vati­ca­no, n’est guère en meilleure san­té.  )) . L’eucharistie est deve­nue « sacri­fice », alors qu’il ne s’agissait au départ que d’« un simple repas, ponc­tué de prières et accom­pli en mémoire de Jésus avec la convic­tion qu’il s’y ren­dait pré­sent » (op. cit., p. 77). Du pas­sé dog­ma­tique, fai­sons table rase, c’est le cas de le dire !
La vie reli­gieuse « fait pro­blème ». En abor­dant ce thème, on entre même, nous est-il dit, « dans le vif du sujet » (op. cit., p. 99). La chas­te­té est-elle pos­sible ou non ? « Sans doute est-il indis­pen­sable de lais­ser encore cette dis­cus­sion ouverte afin qu’elle puisse avan­cer et s’éclaircir » (op. cit., p. 104). Selon le P. Eugen Dre­wer­mann, pro­fes­seur de théo­lo­gie à Pader­born, le Hans Küng de l’Allemagne de l’Est, la dis­cus­sion avan­ce­rait d’une cer­taine manière : ain­si, le tiers des prêtres alle­mands vivraient aujourd’hui more uxo­rio ((  Trente Jours, décembre 1989, p. 33.)) .
« Sans doute cette forme de vie [la vie reli­gieuse] a‑t-elle repré­sen­té pour bon nombre d’êtres la moins mau­vaise solu­tion psy­chique, depuis qu’elle n’est plus une solu­tion sociale. Mais chez d’autres, aus­si nom­breux, n’a‑t-elle pas blo­qué une matu­ra­tion humaine pos­sible ? (A moins qu’ils ne l’aient trou­vée, jusqu’à un cer­tain point, non grâce à elle mais mal­gré son idéo­lo­gie et son cadre) » (op. cit., p. 107). Dans ce cas, il fau­drait se réjouir de la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive de la vie reli­gieuse en Europe ((  Selon l’estimation de l’hebdomadaire Il Saba­to (3 mars 1990), fon­dée sur les chiffres don­nés par l’Union des Supé­rieures majeures ita­liennes, en Ita­lie, terre d’élection de la vie reli­gieuse fémi­nine, en 2010, les cou­vents de femmes seront pra­ti­que­ment déserts. )) .
Le péché ori­gi­nel : nec nomi­ne­tur in vobis ! Son inven­tion est, comme cha­cun sait, pré­ci­sé­ment datée. Elle a été pro­vo­quée — c’est peut-être moins connu — par les conta­mi­na­tions de la Gnose : « la créa­tion par Augus­tin en 397 de la doc­trine du “péché ori­gi­nel” — ima­gi­nant l’expression et sys­té­ma­ti­sant les ébauches dues à ses devan­ciers afri­cains —, doc­trine qui demeu­re­ra étran­gère à l’Orient chré­tien, en relève [de la Gnose] de façon atté­nuée » (op. cit., p. 41). « De façon atté­nuée » : la nuance est inté­res­sante.
L’idée d’une morale natu­relle est plus tar­dive (XIIe, XIIIe siècle envi­ron) : elle puise son conte­nu dans la per­ma­nence du vieux fonds stoï­cien. On abu­se­ra par la suite du thème de « normes inva­riables et pré­ten­dues tirées de la nature, selon un modèle pseu­do-zoo­lo­gique » (op. cit., p. 113). Il n’est pas besoin de pré­ci­ser que c’est la morale du mariage que vise spé­cia­le­ment le Père Jos­sua. Un détail en pas­sant : « Au XIIe siècle, le mariage appa­raît — de manière tout à fait inat­ten­due de la part de cette réa­li­té humaine, trop humaine — sur les listes de sacre­ments, et l’Eglise d’Occident affirme son auto­ri­té sur lui » (op. cit., p. 115). Déci­dé­ment, on n’en finit pas d’explorer l’obscurantisme de la théo­lo­gie médié­vale : elle est allée jusqu’à faire du mariage un sacre­ment !
En matière morale, il est clair qu’« on ne peut plus se repo­ser, en effet, sur des cri­tères infaillibles, qu’il s’agisse de l’Ecriture, de la loi, de la nature, de la rai­son ou de la conscience, car ils sont tout construits, dépen­dants de contextes sociaux inté­rio­ri­sés et d’instances psy­chiques incons­cientes, et donc variables selon les cultures et les temps » (op. cit., p. 118). Il y aurait d’ailleurs beau­coup à dire sur l’identification fon­da­men­ta­liste qu’on a sou­vent pra­ti­quée entre la Parole de Dieu et le texte de l’Ecriture. Actuel­le­ment, « les croyants tendent à le trai­ter plus comme une réfé­rence ins­pi­ra­trice que comme une norme, même s’il demeure pri­vi­lé­gié par rap­ports aux éla­bo­ra­tions à venir, pro­duites par les Eglises » (op. cit., p. 31).
Au sujet des fins der­nières, le Père Jos­sua reste pru­dent. Il écarte bien évi­dem­ment « la repré­sen­ta­tion grecque de la sur­vie d’une âme » adop­tée par le chris­tia­nisme, nous apprend-il, au IIIe siècle (op. cit., p. 133). Pour sa part, il pen­che­rait volon­tiers vers la concep­tion sui­vante : « Le Nou­veau Tes­ta­ment n’invite-t-il pas déjà à avoir l’espoir d’une nou­veau­té d’existence tout à fait incon­nue (donc non repré­sen­table), issue d’un pur don (donc indé­pen­dante de la ques­tion de l ‘“âme”), œuvre créa­trice de l’Esprit (donc com­pa­tible avec l’affrontement de notre mor­ta­li­té), com­men­cée dans la condi­tion pré­sente par une “vie nou­velle” de liber­té et d’amour (donc nul­le­ment l’affaire d’un “au-delà”) et sans doute exclu­si­ve­ment salu­taire (donc excluant une “résur­rec­tion” géné­rale qui abou­ti­rait pour cer­tains à une condam­na­tion éter­nelle) ? » (op. cit., pp. 140–141).
On remar­que­ra que le Père Jos­sua pro­pose ses croyances escha­to­lo­giques contre le cre­do avec une louable humi­li­té, de manière inter­ro­ga­tive. On met­tra aus­si à son cré­dit le fait que s’il ne retient pas la doc­trine du magis­tère, il lui recon­naît tout de même une cer­taine valeur (à l’exception de telle ou telle « erreur fatale » comme la condam­na­tion de l’indifférence reli­gieuse pro­fes­sée par Lamen­nais ou la condam­na­tion de la contra­cep­tion). Il écrit ain­si à pro­pos du déve­lop­pe­ment du dogme tri­ni­taire : « Ces construc­tions théo­lo­giques, intel­lec­tuel­le­ment et esthé­ti­que­ment admi­rables, ont nour­ri la pen­sée et la prière de siècles de chré­tien­té » (op. cit., p. 28). C’est sym­pa­thique pour Nicée, Chal­cé­doine et Flo­rence.
On pour­rait conti­nuer, mais il est pré­fé­rable de ren­voyer les catho­liques curieux de l’évolution de leur reli­gion à la lec­ture des textes mêmes du Père Jos­sua ou de Mgr Leh­mann. Une remarque allu­sive du Père Jos­sua n’échappera pas au lec­teur atten­tif. Il relève qu’« on peut sou­te­nir que le droit de renou­ve­ler la Cène dans sa sim­pli­ci­té ini­tiale demeure inalié­nable pour tous les chré­tiens quels qu’ils soient, pour­vu qu’ils se veuillent en com­mu­nion avec les Eglises » (op. cit., p. 78 — c’est nous qui sou­li­gnons). On com­prend qu’il s’agit de la manière dont est pra­ti­quée l’eucharistie, avec ou sans prêtre, dans un cer­tain nombre de groupes, aux­quels est ain­si don­née une direc­tive : tout est pos­sible (on n’ose pas dire per­mis), à condi­tion de se pré­tendre en com­mu­nion avec son Eglise (sans déter­mi­na­tion).
(cet article a été publié dans la revue n. 19)

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