- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

Le post­ca­tho­li­cisme

« Avant de poser des ques­tions de limites de com­mu­nion, com­men­çons par occu­per le ter­rain », disait le Père Paul Vala­dier, s.j., aux signa­taires de l ‘« Appel au dia­logue dans l’Eglise » ((  Forum du 21 octobre 1989. Voir «  La stra­té­gie du Père Vala­dier », Catho­li­ca, novembre 1989, pp. 2–7. )) . Les théo­lo­giens les plus en vue du catho­li­cisme appliquent désor­mais ce prin­cipe d’action avec une tran­quille assu­rance. Aujourd’hui les fon­de­ments de la foi ne sont plus contes­tés avec bruit et scan­dale comme ils l’étaient dans un pas­sé rela­ti­ve­ment récent, mais de manière bana­li­sée.
Sub­ver­sion pai­sible de la foi, au sens où on parle de récep­tion pai­sible d’une doc­trine : les thèses hété­ro­doxes les plus carac­té­ri­sées sont com­mu­né­ment énon­cées, pro­fes­sées, publiées. Leurs auteurs évitent de faire du tapage et ils ne ren­contrent pas d’opposition notable. Ces der­nières années, la ten­ta­tive de reprise en main et la contes­ta­tion théo­lo­gique en retour avaient pu don­ner l’impression, non pas certes d’un com­bat à forces égales, mais en tout cas d’un com­bat. En réa­li­té, la dis­pro­por­tion est immense entre la pro­fon­deur du mal et les moyens de ce que l’on a nom­mé avec une cer­taine exa­gé­ra­tion la res­tau­ra­tion.
L’enseignement d’un cer­tain nombre de pro­fes­seurs ou évêques per­met d’évaluer le point où l’on est par­ve­nu aujourd’hui. Le cri­tère qui nous a fait rete­nir pour exemples les deux publi­ca­tions qui suivent est celui de la qua­li­té ecclé­siale des per­sonnes dont elles émanent. On remar­que­ra que la paru­tion de ces ouvrages n’a pro­vo­qué aucune réac­tion par­ti­cu­lière. Les doc­trines qu’ils expriment sont certes loin d’être par­ta­gées par l’ensemble des clercs et fidèles catho­liques, mais elles sont reçues sans heurt, pla­ci­de­ment, dans le concert des opi­nions.
Sous le titre Les ana­thèmes du XVIe siècle sont-ils encore actuels ?, sont publiées en fran­çais ((  Cerf, novembre 1989.))  les pro­po­si­tions mises au point par une Com­mis­sion œcu­mé­nique com­mune catho­lique-pro­tes­tante, qui s’est réunie en Alle­magne de 1981 à 1985. Les membres catho­liques de cette com­mis­sion sont des ecclé­sias­tiques alle­mands de tout pre­mier plan : Mgr Karl Leh­mann, évêque de Mayence, actuel pré­sident de la confé­rence épis­co­pale, Franz Böckle, pro­fes­seur à l’université de Bonn, par­ti­cu­liè­re­ment repré­sen­ta­tif de la nou­velle morale, Mgr Wal­ter Kas­per, nom­mé il y a un an évêque de Rot­ten­burg-Stutt­gart, Hein­rich Fries, pro­fes­seur de théo­lo­gie fon­da­men­tale à l’université de Munich, un des théo­ri­ciens les plus mar­quants de l’œcuménisme. Les membres du groupe Conci­lium étaient bien repré­sen­tés (W. Kas­per, A. Ganoc­zy, K. Leh­mann, O. Pesch), de même que ceux qui ont signé en jan­vier 1989 la Décla­ra­tion de Cologne (F. Böckle, A. Deiss­ler, H. Fries, Th. Schnei­der).
Les résul­tats des tra­vaux de la com­mis­sion ont été publiés sous la res­pon­sa­bi­li­té com­mune de Wolf­hart Pan­nen­berg, du côté pro­tes­tant, et de Mgr Karl Leh­mann, du côté catho­lique. Ils concernent tous les points sur les­quels les pro­tes­tants s’écartant de la doc­trine catho­lique avaient été condam­nés par le concile de Trente (et au sujet des­quels les pro­tes­tants avaient por­té des « ana­thèmes » symé­triques à l’encontre des catho­liques). Au terme de l’examen de cette com­mis­sion mixte, le moins que l’on puisse dire est que l’identité catho­lique est pas­sa­ble­ment enta­mée. Il est en effet appa­ru à ses membres que les diver­gences entre la Réforme pro­tes­tante et l’Eglise catho­lique étaient lar­ge­ment impu­tables… à de simples « mal­en­ten­dus ». Au vu des conces­sions faites par la par­tie catho­lique, il est clair que ces « mal­en­ten­dus » sont sur­tout à mettre au compte des théo­lo­giens un peu exci­tés du concile de Trente. On a fait beau­coup de bruit, depuis le XVIe siècle, pour bien peu de choses.
Ain­si, sur la confes­sion sacra­men­telle : selon la doc­trine tri­den­tine, il appar­tient au prêtre d’accorder ou de refu­ser l’absolution, alors que, selon celle des réfor­més, tout chré­tien peut dire à son frère la parole de par­don. La Com­mis­sion demande : « Est-il réel­le­ment exclu que l’on puisse aus­si se concé­der réci­pro­que­ment, sans se condam­ner, une pra­tique dif­fé­rente — comme le fait d’ailleurs l’Eglise catho­lique romaine à l’égard des Eglises ortho­doxes d’Orient —, et qu’on puisse recon­naître que, puisque les dif­fé­rences de com­pré­hen­sion ne sont plus de très grand poids quant au fond, l’une et l’autre pra­tique ont leur valeur et qu’elles ne sont d’aucune manière en tout cas contraires au témoi­gnage du Nou­veau Tes­ta­ment » (op. cit., p. 112). Ce qui revient à fer­mer les der­niers confes­sion­naux encore en ser­vice.
Sur le canon romain, les membres catho­liques de la com­mis­sion ont éga­le­ment fait des aban­dons notables : « A la lumière de cette réflexion [le sacri­fice de la messe a été com­pris par les catho­liques comme une réité­ra­tion réelle du sacri­fice du Christ sur la croix], la cri­tique que les Réfor­ma­teurs ont faite du thème du sacri­fice tel qu’il appa­raît dans le canon romain de la messe, et qui por­tait sur ce point, se com­prend ; cepen­dant, elle ne vise d’aucune manière à l’abolition totale du canon ; au contraire, elle se borne sim­ple­ment à deman­der que sa for­mu­la­tion et son inter­pré­ta­tion ne soient pas ambi­guës. Dans la mesure où l’on cesse d’identifier le canon avec une théo­lo­gie (fausse) du sacri­fice, des élé­ments tra­di­tion­nels de la prière eucha­ris­tique peuvent être conser­vés aus­si dans les Eglises de la Réforme » (op. cit., p. 140). Il y a quelques années, des asser­tions de ce type auraient ral­lu­mé la que­relle à pro­pos de la réforme litur­gique.
Comme il se devait, la com­mis­sion mixte a par­ti­cu­liè­re­ment exa­mi­né la croyance à la pré­sence réelle dans l’eucharistie, qui consti­tuait (jusqu’à pré­sent) une grave pomme de dis­corde. Tout bien pesé, estime-t-elle, on peut trou­ver un com­pro­mis : « Etant don­né cette convic­tion de foi com­mune concer­nant la pré­sence réelle et véri­table du Sei­gneur dans l’eucharistie, les accen­tua­tions dif­fé­rentes et qui, por­tant l’empreinte des tra­di­tions confes­sion­nelles, demeurent dans la théo­lo­gie et la spi­ri­tua­li­té de l’eucharistie ne doivent plus être consi­dé­rées comme sépa­rant les Eglises. Les ana­thèmes qui ont trait à la théo­lo­gie de la pré­sence réelle n’atteignent plus le par­te­naire et sont deve­nus sans objet » (op. cit., p. 188). « Sans objet » les ana­thèmes. Mais « sans objet » aus­si le dogme catho­lique…
« La pré­oc­cu­pa­tion fon­da­men­tale com­mune, aus­si bien dans la doc­trine de la trans­sub­stan­tia­tion que dans les doc­trines des Eglises de la Réforme, a été d’énoncer le mys­tère de la pré­sence réelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie. […] Cha­cune de ces concep­tions a des points forts et des points faibles mani­festes, et aucune ne peut reven­di­quer par elle-même une valeur exclu­sive telle que l’autre struc­ture dog­ma­tique doive être condam­née auto­ma­ti­que­ment comme héré­tique » (op. cit., p. 287). Le concile de Trente a — jadis — défi­ni que l’Eglise catho­lique appe­lait le chan­ge­ment de la sub­stance du pain et du vin en la sub­stance du corps et du sang du Christ, « de manière très appro­priée, trans­sub­stan­tia­tion » (Dz Sch 1652) : Mgr Karl Leh­mann, Mgr Wal­ter Kas­per et les autres évêques et théo­lo­giens catho­liques de la com­mis­sion mixte consi­dèrent, au contraire, qu’il y a des « points faibles mani­festes » dans cet ensei­gne­ment tri­den­tin.
D’où il suit logi­que­ment qu’on peut en prendre et en lais­ser dans le culte catho­lique du saint sacre­ment : « Sont moins évi­dents au total les pré­sup­po­sés ou les impli­ca­tions théo­lo­giques de la manière, qui demeure très dif­fé­rente, de trai­ter les dons eucha­ris­tiques à la suite de la célé­bra­tion. Le poids d’habitudes pra­tiques sécu­laires semble s’être sub­sti­tué ici, pour un temps assez long, à une réflexion et à une jus­ti­fi­ca­tion expli­cites » (op. cit., p. 189). Bref, le culte de l’eucharistie est ren­voyé au folk­lore de la dévo­tion popu­laire, et les ana­thèmes au rebut de l’histoire.
La sacra­men­ta­li­té de la confir­ma­tion (niée par les pro­tes­tants) ne fait plus désor­mais de dif­fi­cul­té : « [La doc­trine catho­lique] ne s’oppose plus, d’une manière qui sépare les Eglises, à la concep­tion évan­gé­lique pour laquelle la confir­ma­tion est un acte de l’Eglise à l’adresse d’hommes qui, par le bap­tême, ont déjà reçu la pleine qua­li­té de membres de l’Eglise de Jésus-Christ, et que le caté­chu­mé­nat amène à mettre en œuvre plei­ne­ment cette qua­li­té de membres » (op. cit., pp. 201–202). Pas davan­tage la sacra­men­ta­li­té de l’onction des malades (niée de même par les pro­tes­tants) : « Ce pro­blème n’a pas de poids dog­ma­tique » (op. cit., p. 212). Reste encore, pour l’instant, le refus du divorce par les catho­liques, mais il cor­res­pond à « l’état actuel de la doc­trine » (op. cit., p. 234). Etc.
La publi­ca­tion des tra­vaux de la com­mis­sion mixte a été bien accueillie en Alle­magne ((  Les édi­tions Her­der ont ven­du envi­ron 10 000 exem­plaires du livre. A notre connais­sance, il n’a fait l’objet que de recen­sions très favo­rables.)) . Les idées du pré­sident de la confé­rence épis­co­pale alle­mande sont assez connues pour qu’on ne soit pas éton­né du patro­nage qu’il accorde à de telles thèses doc­tri­nales. En revanche, les lec­teurs fran­çais ont eu une sur­prise de taille en décou­vrant le sous-titre de l’ouvrage qui est tex­tuel­le­ment le sui­vant : Pro­po­si­tions sou­mises aux Eglises sous la direc­tion de K. Leh­mann et W. Pan­nen­berg à la demande de l’évêque E. Lohse et du Car­di­nal J. Rat­zin­ger ((  Le titre com­plet de l’édition alle­mande est : Lehr­ve­rur­tei­lun­gen-kir­chen­tren­nend ? Recht­fer­ti­gung, Sakra­mente und Amt im Zei­tal­ter der Refor­ma­tion und heute Heraus­ge­ge­ben von Karl Leh­mann und Wolf­hart Pan­nen­berg. Celui de la tra­duc­tion fran­çaise est : Les ana­thèmes du XVIe siècle sont-ils encore actuels ? Pro­po­si­tions sou­mises aux Eglises sous la direc­tion de K. Leh­mann et W. Pan­nen­berg à la demande de l’évêque E. Lohse et du Car­di­nal J. Rat­zin­ger.)) . Ces pro­po­si­tions seraient-elles « sou­mises aux Eglises » à la demande du pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la foi ?
Voi­ci ce qu’il en est exac­te­ment : lors du voyage de Jean-Paul II en Alle­magne, en novembre 1980, une com­mis­sion mixte avait été créée pour l’étude du pro­blème dont traite l’ouvrage en ques­tion, avec deux co-pré­si­dents, le car­di­nal Rat­zin­ger, alors arche­vêque de Munich, pour la par­tie catho­lique, et le pro­fes­seur Lohse, pour la par­tie pro­tes­tante. Mais après sa nomi­na­tion comme pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la foi (en novembre 1981), le car­di­nal Rat­zin­ger avait natu­rel­le­ment renon­cé à cette charge. Il n’a donc pas de res­pon­sa­bi­li­té pour le tra­vail effec­tué depuis lors ni pour les résul­tats publiés. Le pro­cé­dé des tra­duc­teurs, qui font endos­ser la res­pon­sa­bi­li­té de cette publi­ca­tion au pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la foi, est pour le moins sin­gu­lier ((  Pen­dant que la Com­mis­sion com­mune éta­blis­sait ses thèses, Joseph Rat­zin­ger trans­fé­ré de l’archevêché de Munich au siège de l’ex-Saint-Office, s’exprimait ain­si, à titre per­son­nel, sur la tour­nure que pre­nait les tra­vaux : « La com­mis­sion mixte ins­ti­tuée après la visite du pape a pré­ci­sé­ment pour objet le pro­blème des condam­na­tions du XVIe siècle, de leur vali­di­té objec­tive ou de leur cadu­ci­té. […] Rame­ner toutes ces oppo­si­tions à de simples mal­en­ten­dus consti­tue, à mon avis, une pré­somp­tion ratio­na­liste qui ne prend pas hon­nê­te­ment en compte la lutte pas­sion­née de ces hommes, ni l’importance des réa­li­tés en jeu. […] La réa­li­sa­tion de l’unité néces­site de nou­veaux pro­grès. Elle n’est pas réa­li­sable au moyen d’artifices d’interprétation » (Eglise, œcu­mé­nisme et poli­tique, Fayard, 1987, pp. 143–145 — source : entre­tien avec la revue Com­mu­nio en alle­mand, 12, 1983, pp. 568–582). )) . Mais jusqu’à pré­sent, pour par­ler comme le livre de la Sagesse (18,14), un silence pai­sible enve­loppe toutes choses.
Il est un autre livre récent qui s’éloigne plus encore des rives de la doc­trine pro­fes­sée tra­di­tion­nel­le­ment par le catho­li­cisme : La foi en ques­tions ((  Flam­ma­rion, sep­tembre 1989.)) , de Jean-Pierre Jos­sua, domi­ni­cain, pro­fes­seur au couvent Saint-Jacques, à Paris, le pre­mier centre intel­lec­tuel de l’ordre des prê­cheurs en France, membre de la fon­da­tion Conci­lium. Le Père Jos­sua, après trente-cinq ans d’enseignement de la théo­lo­gie, dit ce à quoi il croit per­son­nel­le­ment sur un ton extrê­me­ment serein.
D’emblée il pré­cise que la foi chré­tienne « est facul­ta­tive, si l’on veut, par­mi plu­sieurs voies vers un Infi­ni qui pour les chré­tiens est “per­son­nel”, pour d’autres beau­coup plus indé­ter­mi­né » (op. cit., p. 18). Le Christ est donc une voie par­mi d’autres. C’est une affir­ma­tion rela­ti­ve­ment cou­rante aujourd’hui. Ain­si Mgr Pie­tro Ros­sa­no, rec­teur de l’Université du Latran, évêque auxi­liaire de Rome, exprime l’opinion sui­vante : « Pour moi, la voie de salut est le Christ ; les reli­gions sont des ins­tru­ments, des moyens. Le terme “voie”, je ne l’appliquerai même pas au chris­tia­nisme, consi­dé­ré de manière glo­bale ou tota­li­sante, comme pro­duit socio-cultu­rel » ((  Cité par Dome­ni­co Colom­bo, « Mis­sio­na­ri sen­za Cris­to », dans Mon­do e mis­sione, mai 1988, p. 319.)) .
Qu’en est-il, d’abord, du Jésus his­to­rique ? « Jésus semble s’être com­pris et avoir été recon­nu comme un pro­phète ». Il a atten­du par erreur la venue du Royaume « comme très proche, quitte, une fois qu’il a su sa mort iné­luc­table, à s’en remettre à son “Dieu” pour la réa­li­sa­tion immi­nente de ses pro­messes » (op. cit., p. 24). D’où la ques­tion : « Jésus iden­ti­fiait-il ou non cette irrup­tion du “Royaume”, déci­sive et irré­ver­sible, avec la “Résur­rec­tion”, à laquelle il croyait éga­le­ment ? Autre­ment dit, était-il ou non “mil­lé­na­riste”, envi­sa­geant une vie trans­for­mée sur la terre en atten­dant l’achèvement de l’histoire et un état ultime, trans­fi­gu­ré ? Je ne sais » (op. cit., p. 25).
Le Père Jos­sua ignore si Jésus était ou non mil­lé­na­riste. En revanche, il sait par­fai­te­ment que lire sa mort « comme un sacri­fice apai­sant la divi­ni­té irri­tée, ou comme une juste com­pen­sa­tion pour le péché, relève d’une logique ulté­rieure et dif­fé­rente, liée à la crainte que sus­cite un Divin ambi­gu. Ce qui est davan­tage en har­mo­nie avec la strate de tra­di­tions la plus ancienne, c’est de com­prendre la Croix à la lumière de Pâques et de l’idée plus tar­dive d’Incarnation, comme la mani­fes­ta­tion suprême de l’Amour dans sa soli­da­ri­té avec toute misère humaine » (op. cit., p. 26). Ici on regrette l’imprécision : de quand date l’idée « plus tar­dive » d’Incarnation ? Une simple note aurait eu son uti­li­té.
Alors, Jésus res­sus­ci­té ? Oui, en un cer­tain sens : « Les dis­ciples ont affir­mé avoir fait, par-delà le scan­dale de la mort de l’Envoyé, l’expérience d’un renou­vel­le­ment per­son­nel et com­mu­nau­taire inouï, et ils l’ont attri­bué à Jésus. Ils l’ont donc attes­té vivant, non par un retour mira­cu­leux et pro­vi­soire à l’existence ter­restre, mais comme une ful­gu­ra­tion du “Royaume”, dont la venue — à nou­veau com­prise comme immi­nente — coïn­ci­de­ra avec son retour. Le rôle, le sens, la valeur fac­tuelle de cer­tains évé­ne­ments rela­tés dans les anciens récits chré­tiens — comme les appa­ri­tions du Res­sus­ci­té, ou le tom­beau ouvert — sont très dis­cu­tés. Quelque cré­dit que l’on soit dis­po­sé à leur accor­der, il ne s’agit pas de faits que l’historien puisse rete­nir, mais d’expériences de croyants — sans doute liées à la re-connais­sance du pro­phète de Naza­reth et à son authen­ti­fi­ca­tion par son “Dieu” — dont l’attestation, elle, est his­to­ri­que­ment indé­niable » (op. cit., pp. 26–27). On a enten­du cela bien des fois, sous une forme ou sous une autre, depuis vingt-cinq ans. Le vieux Mari­tain disait qu’auprès d’assertions de ce genre, « le moder­nisme du temps de Pie X n’était qu’un modeste rhume des foins ».
Donc, selon le Père Jos­sua, une « dérive ambi­guë » a accu­mu­lé les dogmes et les ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tions. Ain­si, au début du moyen âge, « on va se per­sua­der désor­mais qu’outre ses fonc­tions de pré­si­dence et de liai­son le prêtre pos­sède un pou­voir de “consa­crer” l’eucharistie — au XIIe siècle —, puis d’offrir le “sacri­fice” — XVIe siècle—, que l’assemblée n’aurait pas par elle-même » (op. cit., pp. 37–38) ((  La rela­ti­vi­sa­tion conti­nuelle du sacer­doce minis­té­riel par les grands noms de la théo­lo­gie actuelle n’est évi­dem­ment pas faite pour enrayer la crise catas­tro­phique des voca­tions en Europe. Signe frap­pant : le car­di­nal Mar­ti­ni a annon­cé que le petit sémi­naire du dio­cèse de Milan, le plus impor­tant dio­cèse ita­lien, ris­quait de fer­mer faute de can­di­dats. Le petit sémi­naire de Rome, du Viale Vati­ca­no, n’est guère en meilleure san­té.  )) . L’eucharistie est deve­nue « sacri­fice », alors qu’il ne s’agissait au départ que d’« un simple repas, ponc­tué de prières et accom­pli en mémoire de Jésus avec la convic­tion qu’il s’y ren­dait pré­sent » (op. cit., p. 77). Du pas­sé dog­ma­tique, fai­sons table rase, c’est le cas de le dire !
La vie reli­gieuse « fait pro­blème ». En abor­dant ce thème, on entre même, nous est-il dit, « dans le vif du sujet » (op. cit., p. 99). La chas­te­té est-elle pos­sible ou non ? « Sans doute est-il indis­pen­sable de lais­ser encore cette dis­cus­sion ouverte afin qu’elle puisse avan­cer et s’éclaircir » (op. cit., p. 104). Selon le P. Eugen Dre­wer­mann, pro­fes­seur de théo­lo­gie à Pader­born, le Hans Küng de l’Allemagne de l’Est, la dis­cus­sion avan­ce­rait d’une cer­taine manière : ain­si, le tiers des prêtres alle­mands vivraient aujourd’hui more uxo­rio ((  Trente Jours, décembre 1989, p. 33.)) .
« Sans doute cette forme de vie [la vie reli­gieuse] a‑t-elle repré­sen­té pour bon nombre d’êtres la moins mau­vaise solu­tion psy­chique, depuis qu’elle n’est plus une solu­tion sociale. Mais chez d’autres, aus­si nom­breux, n’a‑t-elle pas blo­qué une matu­ra­tion humaine pos­sible ? (A moins qu’ils ne l’aient trou­vée, jusqu’à un cer­tain point, non grâce à elle mais mal­gré son idéo­lo­gie et son cadre) » (op. cit., p. 107). Dans ce cas, il fau­drait se réjouir de la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive de la vie reli­gieuse en Europe ((  Selon l’estimation de l’hebdomadaire Il Saba­to (3 mars 1990), fon­dée sur les chiffres don­nés par l’Union des Supé­rieures majeures ita­liennes, en Ita­lie, terre d’élection de la vie reli­gieuse fémi­nine, en 2010, les cou­vents de femmes seront pra­ti­que­ment déserts. )) .
Le péché ori­gi­nel : nec nomi­ne­tur in vobis ! Son inven­tion est, comme cha­cun sait, pré­ci­sé­ment datée. Elle a été pro­vo­quée — c’est peut-être moins connu — par les conta­mi­na­tions de la Gnose : « la créa­tion par Augus­tin en 397 de la doc­trine du “péché ori­gi­nel” — ima­gi­nant l’expression et sys­té­ma­ti­sant les ébauches dues à ses devan­ciers afri­cains —, doc­trine qui demeu­re­ra étran­gère à l’Orient chré­tien, en relève [de la Gnose] de façon atté­nuée » (op. cit., p. 41). « De façon atté­nuée » : la nuance est inté­res­sante.
L’idée d’une morale natu­relle est plus tar­dive (XIIe, XIIIe siècle envi­ron) : elle puise son conte­nu dans la per­ma­nence du vieux fonds stoï­cien. On abu­se­ra par la suite du thème de « normes inva­riables et pré­ten­dues tirées de la nature, selon un modèle pseu­do-zoo­lo­gique » (op. cit., p. 113). Il n’est pas besoin de pré­ci­ser que c’est la morale du mariage que vise spé­cia­le­ment le Père Jos­sua. Un détail en pas­sant : « Au XIIe siècle, le mariage appa­raît — de manière tout à fait inat­ten­due de la part de cette réa­li­té humaine, trop humaine — sur les listes de sacre­ments, et l’Eglise d’Occident affirme son auto­ri­té sur lui » (op. cit., p. 115). Déci­dé­ment, on n’en finit pas d’explorer l’obscurantisme de la théo­lo­gie médié­vale : elle est allée jusqu’à faire du mariage un sacre­ment !
En matière morale, il est clair qu’« on ne peut plus se repo­ser, en effet, sur des cri­tères infaillibles, qu’il s’agisse de l’Ecriture, de la loi, de la nature, de la rai­son ou de la conscience, car ils sont tout construits, dépen­dants de contextes sociaux inté­rio­ri­sés et d’instances psy­chiques incons­cientes, et donc variables selon les cultures et les temps » (op. cit., p. 118). Il y aurait d’ailleurs beau­coup à dire sur l’identification fon­da­men­ta­liste qu’on a sou­vent pra­ti­quée entre la Parole de Dieu et le texte de l’Ecriture. Actuel­le­ment, « les croyants tendent à le trai­ter plus comme une réfé­rence ins­pi­ra­trice que comme une norme, même s’il demeure pri­vi­lé­gié par rap­ports aux éla­bo­ra­tions à venir, pro­duites par les Eglises » (op. cit., p. 31).
Au sujet des fins der­nières, le Père Jos­sua reste pru­dent. Il écarte bien évi­dem­ment « la repré­sen­ta­tion grecque de la sur­vie d’une âme » adop­tée par le chris­tia­nisme, nous apprend-il, au IIIe siècle (op. cit., p. 133). Pour sa part, il pen­che­rait volon­tiers vers la concep­tion sui­vante : « Le Nou­veau Tes­ta­ment n’invite-t-il pas déjà à avoir l’espoir d’une nou­veau­té d’existence tout à fait incon­nue (donc non repré­sen­table), issue d’un pur don (donc indé­pen­dante de la ques­tion de l ‘“âme”), œuvre créa­trice de l’Esprit (donc com­pa­tible avec l’affrontement de notre mor­ta­li­té), com­men­cée dans la condi­tion pré­sente par une “vie nou­velle” de liber­té et d’amour (donc nul­le­ment l’affaire d’un “au-delà”) et sans doute exclu­si­ve­ment salu­taire (donc excluant une “résur­rec­tion” géné­rale qui abou­ti­rait pour cer­tains à une condam­na­tion éter­nelle) ? » (op. cit., pp. 140–141).
On remar­que­ra que le Père Jos­sua pro­pose ses croyances escha­to­lo­giques contre le cre­do avec une louable humi­li­té, de manière inter­ro­ga­tive. On met­tra aus­si à son cré­dit le fait que s’il ne retient pas la doc­trine du magis­tère, il lui recon­naît tout de même une cer­taine valeur (à l’exception de telle ou telle « erreur fatale » comme la condam­na­tion de l’indifférence reli­gieuse pro­fes­sée par Lamen­nais ou la condam­na­tion de la contra­cep­tion). Il écrit ain­si à pro­pos du déve­lop­pe­ment du dogme tri­ni­taire : « Ces construc­tions théo­lo­giques, intel­lec­tuel­le­ment et esthé­ti­que­ment admi­rables, ont nour­ri la pen­sée et la prière de siècles de chré­tien­té » (op. cit., p. 28). C’est sym­pa­thique pour Nicée, Chal­cé­doine et Flo­rence.
On pour­rait conti­nuer, mais il est pré­fé­rable de ren­voyer les catho­liques curieux de l’évolution de leur reli­gion à la lec­ture des textes mêmes du Père Jos­sua ou de Mgr Leh­mann. Une remarque allu­sive du Père Jos­sua n’échappera pas au lec­teur atten­tif. Il relève qu’« on peut sou­te­nir que le droit de renou­ve­ler la Cène dans sa sim­pli­ci­té ini­tiale demeure inalié­nable pour tous les chré­tiens quels qu’ils soient, pour­vu qu’ils se veuillent en com­mu­nion avec les Eglises » (op. cit., p. 78 — c’est nous qui sou­li­gnons). On com­prend qu’il s’agit de la manière dont est pra­ti­quée l’eucharistie, avec ou sans prêtre, dans un cer­tain nombre de groupes, aux­quels est ain­si don­née une direc­tive : tout est pos­sible (on n’ose pas dire per­mis), à condi­tion de se pré­tendre en com­mu­nion avec son Eglise (sans déter­mi­na­tion).
(cet article a été publié dans la revue n. 19)