La sécularisation de l’Eglise
L’idéologie conciliaire a mis ainsi l’Eglise dans une direction nettement distincte de celle, mystérique (( Connaissance des mystères divins, spécialement par le moyen des sacrements [-NdT].)) et mystique, qui avait prévalu sous Pie XII et dans toute la théologie préconciliaire. Il en est résulté l’isolement d’une des composantes de l’idéologie conciliaire, celle représentée par les théologiens de la ligne mystico-mystérique, de Lubac, von Balthasar, Ratzinger, Bouyer. En fait, il y eut une polarisation, les deux pôles se situant tous deux en dehors de la ligne mystique de la renaissance catholique de l’après-guerre et de Pie XII.
C’était, d’une part, la ligne traditionaliste, qui se fondait en matière théologique sur les manuels et sur le thomisme considéré comme la philosophie officielle de l’Eglise. Sa méthode était celle qu’avait jadis fixée le De locis theologicis de Melchior Cano, celle d’un modèle logico-déductif en vertu duquel on déduisait des propositions certaines à partir des définitions papales et conciliaires, avec des lambeaux d’Ecriture sainte, de Pères et de théologiens. La théologie naturelle y résolvait à son propre niveau tous les problèmes proprement spéculatifs de la théologie. Cependant, le thomisme n’a pas été le point de référence du traditionalisme, qui s’est constitué comme tel non sur le plan théologique mais sur le plan liturgique et politique.
Le second pôle était constitué par ceux qui acceptaient la sécularisation comme l’univers au sein duquel il fallait penser le catholicisme. Cela signifiait que le contenu de la foi devait être conçu comme non contradictoire d’une analyse purement areligieuse du réel. Cela signifiait aussi la subordination de principe de la théologie aux sciences humaines, la première restant une espèce de répertoire imaginaire porteur d’une signification non rationalisable. A moins qu’on n’assume une signification de la théologie immanente au monde, incluant de ce fait un volet politique et social. On peut considérer que la théologie sécularisée a trouvé son expression globale dans ce virage anthropologique dont la principale référence a été Karl Rahner, ou bien encore dans la théologie politique de la libération qui procédait de ce virage mais qui, pour sa part, conduisait à une réduction de l’orthodoxie à l’orthopraxie. Tout cela se produisant dans le contexte d’une amplification du caractère académique de la théologie. C’est d’ailleurs dans les facultés de théologie que la sécularisation de l’Eglise a atteint ses plus hauts sommets : y prévalait le critère éminemment académique d’une spécialisation par secteurs, parallèlement à la mise de côté de la dimension proprement théologale de cette science. D’où le fait que la théologie a été d’abord le secteur dominant, et puis est devenue un secteur délaissé, justement parce que les professeurs de théologie n’ont plus été en mesure en tant que tels de nourrir la vie spirituelle des fidèles.
Le catholicisme s’est donc trouvé écartelé après le Concile entre ces deux pôles. Inévitablement la déchirure s’est concrétisée autour de l’eucharistie. Le catholicisme était jusque-là centré sur la présence réelle du Christ sous les espèces du pain et du vin qui, tout au long du second millénaire, avait défini les contours d’une spiritualité d’adoration du Corps eucharistique du Christ présent sous les espèces sacramentelles. Cette spiritualité avait une grande vertu religieuse, parce qu’elle incarnait la tension spirituelle du chrétien. Elle permettait une concentration mystique autour de la foi en la présence réelle. On ne peut pas comprendre le catholicisme du second millénaire en faisant abstraction de cette concentration du sentiment religieux sur l’adoration eucharistique. Par conséquent, enlever la présence réelle du centre de la spiritualité des fidèles signifiait toucher la dimension profonde de leur sentiment religieux, la source vivante et concrète de la mystique chrétienne. Il se trouve que la réforme liturgique a été réalisée par des liturgistes qui étaient des professeurs et qui l’ont conçue comme une restauration devant enjamber les siècles post-tridentins censés représenter une involution, une perte de la pureté des origines.