Revue de réflexion politique et religieuse.

Une res­tau­ra­tion de la doc­trine du péché ori­gi­nel ?

Article publié le 21 Sep 1987 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le caté­chisme uni­ver­sel deman­dé par le synode extra­or­di­naire de 1985 est en pré­pa­ra­tion depuis quelques mois. Cer­tains parlent déjà d’un nou­veau Caté­chisme romain, l’ou­vrage de réfé­rence qui avait été deman­dé par le Concile de Trente à l’u­sage des pas­teurs et des pré­di­ca­teurs. Est‑ce vrai­ment vers la publi­ca­tion d’un pré­cis de ce type que l’on s’o­riente ? C’est peu vrai­sem­blable. Les pro­mo­teurs du nou­veau caté­chisme uni­ver­sel ne le conçoivent cer­tai­ne­ment pas comme une reprise pure et simple, sous forme d’un résu­mé péda­go­gique, des ensei­gne­ments de Vati­can II.

La gauche conci­liaire est, très alar­mée. Mgr Zogh­by, arche­vêque grec‑catholique de Baal­beck au Liban, bien connu pour ses prises de posi­tions avan­cées lors du Concile, exprime le point de vue pro­gres­siste avec véhé­mence : “Le caté­chisme uni­ver­sel bloque Vati­can II. (…) Edi­ter aujourd’­hui un caté­chisme uni­ver­sel, espèce de pro­fes­sion de foi com­mune et solen­nelle, qui béné­fi­cie­rait de l’ap­pro­ba­tion qua­si infaillible du pape, c’est conge­ler les décrets conci­liaires, qui ne sont qu’un pro­jet, dans une for­mu­la­tion qua­si défi­ni­tive, qui en ferait le terme final d’une réforme à peine esquis­sée”[1].

De fait, bien des choses donnent à pen­ser que l’in­quié­tude de la gauche conci­liaire n’est pas sans motif. Par exemple, l’in­sis­tance nou­velle sur cer­tains points de doc­trine, tout spé­cia­le­ment sur celle du péché ori­gi­nel, dans la pers­pec­tive de cette res­tau­ra­tion caté­ché­tique. J. Rat­zin­ger disait, à ce pro­pos, dans son Entre­tien sur la Foi : “Si la Pro­vi­dence me libère un jour de mes tâches, je vou­drais me consa­crer jus­te­ment à écrire sur le péché ori­gi­nel et sur la néces­si­té d’en redé­cou­vrir la réa­li­té authen­tique. (…) L’in­ca­pa­ci­té de com­prendre et de pré­sen­ter le péché ori­gi­nel est vrai­ment un des pro­blèmes les plus graves de la théo­lo­gie et de la pas­to­rale actuelle”. Et J. Rat­zin­ger ajou­tait : “Si nous ne sommes pas en mesure de péné­trer à fond la réa­li­té et les consé­quences du péché ori­gi­nel, c’est jus­te­ment parce que celui‑ci existe, parce que le dérè­gle­ment est onto­lo­gique, qu’il dés­équi­libre, qu’il confond en nous la logique de la nature, qu’il nous empêche de com­prendre com­ment une faute à l’o­ri­gine de l’his­toire peut entraî­ner dans une situa­tion de péché”.

Or, on le sait, la mise en lumière du “dérè­gle­ment onto­lo­gique” de la nature humaine est en rap­port direct avec les débats doc­tri­naux les plus fon­da­men­taux, ceux concer­nant la théo­lo­gie de la libé­ra­tion comme ceux tou­chant à l’exer­cice de la liber­té de conscience. A ce titre, notam­ment, le caté­chisme uni­ver­sel peut ouvrir les plus inté­res­santes pers­pec­tives doc­tri­nales. On est donc en pré­sence d’un évé­ne­ment dont il faut bien mesu­rer l’im­por­tance.

Un des­sein pré­mé­di­té

La réa­li­sa­tion d’un caté­chisme unique pour toute l’E­glise avait paru néces­saire aux rédac­teurs de l’un au moins des sché­mas pré­pa­ra­toires de Vati­can II, celui sur la dis­ci­pline, mais l’i­dée n’en fut pas rete­nue. Après le Concile, mal­gré la rapide dégra­da­tion de l’en­sei­gne­ment reli­gieux, per­sonne n’o­sa plus pré­sen­ter une telle requête. Lors du synode de 1967, quelques évêques expri­mèrent timi­de­ment l’o­pi­nion à contre‑courant que la publi­ca­tion règle de foi serait peut‑être sus­cep­tible de ser­vir de bar­rage idées fausses. Ils ne furent pas enten­dus.

Lors du synode de 1977, qui pré­cé­da la mort de Paul VI, et qui était consa­cré à “la caté­chèse en notre temps”, cer­taines inter­ven­tions émirent un vœu plus pré­cis, celui de voir publier un ouvrage conte­nant l’es­sen­tiel de la foi catho­lique. Sur le moment elles n’eurent pas davan­tage de suc­cès. Cepen­dant, c’est à Jean-Paul II que revint le soin, après son élec­tion, de don­ner suite aux tra­vaux du synode. II le fit par l’ex­hor­ta­tion Cate­che­si tra­den­dae, du 16 octobre 1979, laquelle amor­çait un virage très signi­fi­ca­tif

“Je dois cha­leu­reu­se­ment encou­ra­ger les confé­rences épis­co­pales du monde entier à entre­prendre, patiem­ment mais réso­lu­ment, le tra­vail consi­dé­rable à accom­plir en accord avec le Saint‑Siège en vue de pré­pa­rer de vrais caté­chismes, fidèles à l’ob­jet essen­tiel qui est d’é­du­quer à une foi robuste les géné­ra­tions chré­tiennes de l’a­ve­nir” (n. 30).

Un peu plus tard les remous pro­vo­qués en France par la pre­mière édi­tion de Pierres vivantes, “recueil catho­lique de docu­ments pri­vi­lé­giés de la foi”, ser­virent de ter­rain favo­rable à un coup d’é­clat de Josef Rat­zin­ger. Le pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la foi, au cours de deux confé­rences don­nées à Lyon et à Paris, les 15 et 16 jan­vier 1983, dres­sait un bilan alar­miste de l’en­sei­gne­ment caté­ché­tique post­con­ci­liaire. II en consta­tait la crise. II en indi­quait le remède d’une manière que l’on peut sup­po­ser volon­tai­re­ment pro­vo­ca­trice, en se réfé­rant avec insis­tance au modèle consti­tué par le caté­chisme du Concile de Trente, “le plus impor­tant caté­chisme catho­lique”, qui lais­sait au caté­chiste “beau­coup plus de liber­té que ne le fait géné­ra­le­ment la caté­ché­tique actuelle”. Et il concluait en évo­quant l’in­té­rêt d’un “dis­po­si­tif fon­da­men­tal” conforme à ce modèle.

Un pro­ces­sus sem­blable à celui qui pré­cé­da le synode extra­or­di­naire se dérou­la alors. La presse de toutes ten­dances réper­cu­ta et ampli­fia l’ef­fet de ces confé­rences, lequel fut ensuite oppor­tu­né­ment exploi­té. Jean‑Paul II reprit à son compte les idées de bilan et de révi­sion de l’en­sei­gne­ment caté­ché­tique mises ain­si en cir­cu­la­tion, en se réfé­rant non pas aux confé­rences de J. Rat­zin­ger, mais à quelques pas­sages extraits des voeux du synode de 1977 : “En divers endroits, on a expri­mé des plaintes fré­quentes concer­nant les lacunes et les résul­tats guère flat­teurs de cer­taines méthodes nou­velles”. Et il concluait à la néces­si­té d’un ensei­gne­ment caté­ché­tique de “carac­tère sys­té­ma­tique”, “qui insiste sur l’es­sen­tiel”, dans le but de don­ner “un ensei­gne­ment com­plet” (audience du 16 jan­vier 1985).

C’est alors que la confé­rence épis­co­pale alle­mande, pré­si­dée par le car­di­nal Höff­ner, très proche de J. Rat­zin­ger, prit les devants en publiant un Caté­chisme catho­lique pour adultes[2], à la réa­li­sa­tion duquel Wal­ter Kas­per, dési­gné ensuite comme secré­taire tech­nique du synode extra­or­di­naire, eut une part impor­tante.

Le pro­jet était mûr. II ne res­tait plus qu’à le trans­for­mer en vœu de l’é­pis­co­pat mon­dial.

Un fruit du synode extra­or­di­naire

Que le synode extra­or­di­naire de 1985 parle de la ques­tion du caté­chisme, “c’é­tait chose enten­due avant que les évêques ne se réunissent”, remarque Ber­nard Mar­tha­ler en ana­ly­sant les docu­ments[3]. La pre­mière inter­ven­tion en faveur d’un caté­chisme uni­ver­sel fut celle du car­di­nal Law, arche­vêque de Bos­ton, chef de file de la ten­dance modé­rée au sein de l’é­pis­co­pat amé­ri­cain, et qui fai­sait par­tie des membres du synode dési­gnés par Jean‑Paul II. Son inter­ven­tion fut sui­vie par deux inter­ven­tions sem­blables et aus­si par celle du car­di­nal Oddi, alors pré­fet de la Congré­ga­tion du Cler­gé, qui annon­çait, mani­fes­te­ment à contre­temps, qu’il avait, de son côté, pré­pa­ré son propre caté­chisme. L’i­dée était si évi­dem­ment dans l’air que Jean‑Paul II, le 5 décembre, alors que le synode n’é­tait pas encore ache­vé, lui don­nait une pre­mière appli­ca­tion en com­men­çant, dans les audiences géné­rales, une “caté­chèse glo­bale sys­té­ma­tique”. Per­sonne ne fut sur­pris que le rap­port final du synode dise : “On sou­haite géné­ra­le­ment que soit rédi­gé un caté­chisme ou expo­sé glo­bal de toute la doc­trine catho­lique tant sur la foi que sur la morale, qui serait comme un point de réfé­rence pour les caté­chismes ou expo­sés glo­baux qui sont com­po­sés dans les divers pays”.

On consta­ta très vite que cette recom­man­da­tion était en fait l’acte le plus impor­tant du synode extra­or­di­naire. II faut même dire plus : du point de vue des consé­quences pra­tiques, à l’ex­cep­tion de la pré­pa­ra­tion d’un code de droit cano­nique orien­tal, qui est une mesure juri­dique d’ordre par­ti­cu­lier, à ce jour, le seul acte concret résul­tant de la tenue de cette assem­blée est la mise en chan­tier d’un caté­chisme uni­ver­sel. “Voeu pré­cis”, “prio­ri­té”, ‘exi­gence vive­ment res­sen­tie dans toute l’E­glise”, “deman­dé à l’u­na­ni­mi­té” par le synode extra­or­di­naire, ce caté­chisme obli­ga­toire pour toute l’E­glise aura pour but “de mettre fin à des ensei­gne­ments ou des inter­pré­ta­tions de la foi et de la morale qui ne sont pas en accord entre eux ou avec le Magis­tère uni­ver­sel”, expli­quait et ampli­fiait Jean‑Paul II devant les car­di­naux et la Curie (dis­cours du 28 juin 1986). II citait la phrase de Cate­che­si tra­den­dae que nous avons rele­vée plus haut, écrite en 1979 et consti­tuant comme le germe de cette entre­prise.

II a donc fal­lu six ans pour accli­ma­ter les esprits à la com­po­si­tion d’un caté­chisme uni­ver­sel, pro­jet qui allait si peu dans le sens géné­ral des idées jus­qu’à une date récente. Remar­quons au pas­sage que cela en dit long sur l’in­hi­bi­tion qui para­ly­sait jus­qu’à pré­sent l’ex­pres­sion d’i­ni­tia­tives de ce genre et qui com­mence à peine à se lever. En tout cas, lors­qu’on voit dans la com­mis­sion pour la réa­li­sa­tion de ce caté­chisme les noms de W. Baum, B. Law, S. Lour­du­sa­my, J. Tom­ko, A. Inno­cen­ti, on peut être cer­tain que son pré­sident, J. Rat­zin­ger, a l’as­su­rance de conduire les tra­vaux dans la ligne dési­rée, qui est à l’é­vi­dence celle fixée par la caté­chèse des audiences géné­rales.

La doc­trine du péché ori­gi­nel en ques­tion

On a remar­qué que la caté­chèse sys­té­ma­tique des audiences géné­rales suit le plan tra­di­tion­nel des trai­tés de théo­lo­gie : de la Tri­ni­té, de Dieu créa­teur, de la Pro­vi­dence, des anges bons et mau­vais, du péché ori­gi­nel, etc. Mais il faut sur­tout noter que la doc­trine sur ce der­nier point y occupe une place très impor­tante, puis­qu’elle a fait l’ob­jet de sept dis­cours, du 3 sep­tembre au 8 octobre 1986.

Elle est expo­sée de manière clas­sique, et donc en oppo­si­tion directe avec le cou­rant théo­lo­gique qui ne consi­dère pas le péché ori­gi­nel comme un acte indi­vi­duel et l’as­si­mile à un vague péché du monde. Ce n’est plus faute d’un seul par lequel le péché est entré dans le monde, mais l’en­semble de tout le mal com­mis par les hommes et qui les condi­tionne socia­le­ment. Cette concep­tion non seule­ment ne s’ac­corde pas avec les textes du magis­tère, mais, en outre, entraîne des consé­quences par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes en ce qui concerne l’ap­pré­cia­tion du “dérè­gle­ment onto­lo­gique” de la nature humaine.

Dans ce cou­rant théo­lo­gique, dont Jean‑Paul II prend le contre­pied, s’ins­crit notam­ment Gus­tave Mar­te­let s.j. avec son récent ouvrage, Libre réponse à un scan­dale (Cerf, 1986). G. Mar­te­let passe pour­tant, comme son confrère Hen­ri de Lubac, pour être dans la nou­velle ligne. Cepen­dant, l’un comme l’autre n’ont jamais renié cer­taines racines, le teil­har­disme en par­ti­cu­lier. lis sont res­tés des repré­sen­tants de l’an­cienne géné­ra­tion, celle des conci­liaires his­to­riques.

Le péché décrit par le troi­sième cha­pitre de la Genèse, explique G. Mar­te­let, n’est pas le pre­mier péché, au sens chro­no­lo­gique, mais “le péché actuel para­bo­li­que­ment jeté au début de l’his­toire” (op. cit., p. 16). L’ef­fet cumu­la­tif des péchés indi­vi­duels des hommes consti­tue un héri­tage, un “monde”, dans lequel on entre par la géné­ra­tion humaine et qui condi­tionne lar­ge­ment l’in­di­vi­du. En ce pre­mier sens, le péché ori­gi­nel n’est ain­si nom­mé que “parce qu’il est anté­rieur à la liber­té de chaque indi­vi­du qui s’en trouve objec­ti­ve­ment mar­qué, du fait qu’il entre dans un monde his­to­ri­que­ment pécheur” (ibid., p. 71).

En un autre sens, écrit encore G. Mar­te­let, repre­nant une inter­pré­ta­tion très par­ti­cu­lière de saint Iré­née don­née jadis par H. Ron­det[4], le péché ini­tial se ramè­ne­rait à un “raté d’en­fance”. G. Mar­te­let consi­dère, en effet, que les péchés com­mis à l’o­ri­gine, lorsque l’homme était cen­sé se déta­cher à peine de l’a­ni­ma­li­té, étaient beau­coup moins graves que ceux com­mis lors du plein épa­nouis­se­ment de l’é­vo­lu­tion humaine. “Mar­quée dans son psy­chisme et dans son corps par des héré­di­tés phy­lé­tiques encore infra‑humaines, com­ment l’hu­ma­ni­té se serait‑elle des­sai­sie tout d’un coup des com­por­te­ments anté­rieurs à sa propre venue ?” (op. cit., p. 83).

Mal­gré toute la vir­tuo­si­té de G. Mar­te­let, ces concep­tions sont inac­cep­tables au regard des décrets des conciles d’O­range et de Trente, tout spé­cia­le­ment en ce qui concerne la dété­rio­ra­tion de la nature (Dz. 174 et 788). Si, en effet, on suit cette théo­rie, peut‑on conti­nuer à dire que la nature humaine était intègre avant le péché ori­gi­nel, c’est‑à‑dire dans un état où la volon­té humaine sou­mise à la volon­té divine réglait et ordon­nait toute l’exis­tence humaine sans avoir à domi­ner la révolte de la concu­pis­cence ? Peut‑on en consé­quence conti­nuer à dire qu’a­près le péché ori­gi­nel, elle est deve­nue une nature bles­sée, c’est‑à‑dire dimi­nuée dans l’in­tel­li­gence et la volon­té ?

Logique avec ce qu’il avance, G. Mar­te­let ne le croit pas. D’a­près lui, la bles­sure de la nature humaine n’est pas vrai­ment Sépa­rable des limites natu­relles de l’homme. La dou­leur et la mort, Je même, ne peuvent pas être consi­dé­rées comme une puni­tion du péché. Le péché ne serait la “cause” ni de la mort bio­lo­gique ni du mai phy­sique. G. Mar­te­let en vient même à écrire que le péché se mêle tel­le­ment à la fai­blesse natu­relle ‑ dans laquelle se dilue d’au­tant sa res­pon­sa­bi­li­té ‑ que le Christ ne se serait pas seule­ment incar­né pour nous sau­ver du péché. Le Verbe de Dieu aurait aus­si assu­mé une nature humaine pour par­ta­ger cette fai­blesse et pour faire en sorte que le “cal­vaire” consti­tué par “l’hu­ma­ni­sa­tion” pro­gres­sive ne soit plus un scan­dale. “En effet, le Christ peut répondre à un type de détresse qui n’est pas de péché seule­ment, mais bien de fini­tude : détresse de dou­leur et de mort natu­relle au grand sens inno­cent de ce mot. (…) Le Christ n’est donc pas don­né d’a­bord à cause du péché, mais au titre tout nu de notre huma­ni­té” (ibid., pp. 41 et 135).

Une caté­chèse de res­tau­ra­tion

Tout à l’op­po­sé de cette vision de l’homme et de cette dilu­tion de la notion de péché, la doc­trine des audiences géné­rales repro­duit, au contraire, le sché­ma tra­di­tion­nel. “A la lumière de la Bible, l’é­tat de l’homme avant le péché appa­raît comme une condi­tion de per­fec­tion ori­gi­nelle…”. Celle‑ci se trou­vait carac­té­ri­sée par “la grâce sanc­ti­fiante et ces autres dons, appe­lés en lan­gage théo­lo­gique pré­ter­na­tu­rels, qui furent per­dus par le péché”. Ces dons pro­cu­raient “l’in­té­gri­té”, c’est‑à‑dire que l’homme “était libre de la triple concu­pis­cence qui le plie aux plai­sirs des sens, à la convoi­tise des biens ter­restres et à l’af­fir­ma­tion de soi contre ce que com­mande la rai­son” (3 sep­tembre 1986).

Vint le péché, qui eut bien lieu à l’o­ri­gine : “II s’a­git d’un évé­ne­ment pri­mor­dial, c’est‑à‑dire d’un fait qui selon la Révé­la­tion, s’est pro­duit au com­men­ce­ment de l’his­toire de l’homme” (10 sep­tembre). Et ce mal s’est trans­mis héré­di­tai­re­ment : “Le péché d’A­dam passe en tous ses des­cen­dants, parce qu’ils tirent de lui leur ori­gine, et non pas seule­ment à cause du mau­vais exemple qu’il a don­né. (…) Le péché ori­gi­nel est donc trans­mis par voie de géné­ra­tion natu­relle” (1er octobre).

De telle sorte, dit Jean‑Paul II, que la nature humaine est, depuis le péché ori­gi­nel et à cause du péché ori­gi­nel, dans un état dimi­nué. L’homme est dans un état de nature lap­sa, tom­bée. “II s’a­git ici non seule­ment de l’im­mor­ta­li­té et de l’exemp­tion de nom­breuses souf­frances, dons per­dus à cause du péché, mais aus­si des dis­po­si­tions inté­rieures de la rai­son et de la volon­té. (…) Cette dété­rio­ra­tion consiste dans l’obs­cur­cis­se­ment des capa­ci­tés de l’in­tel­li­gence à connaître la véri­té, et dans l’af­fai­blis­se­ment de la volon­té libre…” (8 octobre).

II faut d’ailleurs remar­quer qu’on peut par­fai­te­ment dis­cu­ter sur telle ou telle pré­ci­sion concer­nant la défi­ni­tion de l’é­tat de nature bles­sée, comme l’ont fait les divers cou­rants de la théo­lo­gie catho­lique, plus pes­si­mistes selon qu’ils se récla­maient de l’ins­pi­ra­tion augus­ti­nienne, ou plus opti­mistes selon qu’ils s’ins­cri­vaient dans la réac­tion anti‑janséniste. Mais en revanche, il n’est pas dou­teux que pour être conforme à la doc­trine catho­lique sur le péché ori­gi­nel, tout ensei­gne­ment théo­lo­gique ou caté­ché­tique doit inté­grer le fait de la bles­sure de la nature, consé­quence du pre­mier péché, et consis­tant en une dété­rio­ra­tion’ de l’in­tel­li­gence et de la volon­té humaines. II ne faut pas oublier “la pro­fonde et dou­lou­reuse bles­sure que la faute de notre pre­mier père a infli­gée à la nature humaine : les ténèbres se sont répan­dues dans l’es­prit et la volon­té est deve­nue encline au mal. (…) C’est ce qui explique ce com­bat conti­nuel dont parle l’A­pôtre : “ Je sens dans mes membres une loi qui com­bat celle de mon esprit ” (Ro. 7, 23) et (Pie IX, Sin­gu­la­ri qua­dam, 9 décembre 1854, Dz. 1643). De ce fait, l’homme conserve bien la liber­té de connaître par sa conscience le bien et de le réa­li­ser avec l’aide de la grâce, mais, comme le pré­cise le concile de Trente, le libre arbitre, nul­le­ment éteint, est cepen­dant “affai­bli et dévié en sa force” (Dz. 793).

 Une parade à la théo­lo­gie de la libé­ra­tion

L’Os­ser­va­tore Roma­no du 7 novembre 1986, sous la signa­ture de Daniel Cils o.p., a expli­qué la rai­son de l’in­sis­tance des dis­cours de Jean‑Paul II sur ce point de doc­trine : “II faut, en fait, avoir pré­sent à l’es­prit non seule­ment que le dogme du péché ori­gi­nel est bien sou­vent presque absent de la caté­chèse cou­rante, mais aus­si que, dans ces dix der­nières années, de nom­breuses publi­ca­tions ont abor­dé ce thème de manière réduc­trice, en s’é­loi­gnant de plus en plus de l’en­sei­gne­ment tra­di­tion­nel. Une sorte de consen­sus ram­pant a même sem­blé s’é­ta­blir dans de vastes sec­teurs de la théo­lo­gie catho­lique, tant sur le carac­tère inac­cep­table des énon­cés tri­den­tins dans leur sens évident, que sur la néces­si­té d’une réin­ter­pré­ta­tion radi­cale (sinon d’un aban­don total) de la doc­trine pro­fes­sée jus­qu’à pré­sent en cette matière”.

Ce sont donc “de vastes sec­teurs de la théo­lo­gie” qui sont visés par cette ten­ta­tive de rec­ti­fi­ca­tion. Cela est d’au­tant plus vrai que l’ac­cent nou­veau mis sur la réa­li­té du péché en géné­ral et du péché ori­gi­nel en par­ti­cu­lier per­met d’in­flé­chir le thème de la libé­ra­tion, et donc de viser aus­si, par ce biais, la théo­lo­gie du même nom. Le thème de cette parade est bien connu : c’est l’af­fir­ma­tion que la vraie libé­ra­tion est celle qui arrache au péché. Le car­di­nal López Tru­jillo, arche­vêque de Medellín, l’un des adver­saires les plus réso­lus de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, s’en est fait une spé­cia­li­té : “la vraie libé­ra­tion” est celle qui vient du Christ ; “l’au­then­tique théo­lo­gie de la libé­ra­tion” est la théo­lo­gie de la récon­ci­lia­tion ; “l’au­then­tique libé­ra­tion” est celle du par­don[5].

C’est pour­quoi l’Ins­truc­tion sur la liber­té chré­tienne et la libé­ra­tion, du 22 mars 1986, insiste tant sur le fait que la racine de toute alié­na­tion est dans le péché et, tout d’a­bord dans le pre­mier péché : “Dans la volon­té de l’homme se cache la ten­ta­tion de renier sa propre nature. En tant qu’il peut tout vou­loir et tout pou­voir et par là oublier qu’il est fini et qu’il est créé il pré­tend être un Dieu. “ Vous serez comme Dieu ” (Gen., 3, 5). Cette parole du ser­pent mani­feste l’es­sence de la ten­ta­tion de l’homme ; elle implique la per­ver­sion du sens de sa propre liber­té. Telle est la nature pro­fonde du péché ; l’homme s’ar­rache à la véri­té, met­tant sa volon­té au‑dessus d’elle. En vou­lant se libé­rer de Dieu et être lui‑même un dieu, il se trompe et se détruit. 11 s’a­liène de lui-même” (n. 37). L’Ins­truc­tion ajoute même que la misère dont souffrent les hommes, et qui les aliène est, en défi­ni­tive, une suite du péché ori­gi­nel. “Sous ses mul­tiples formes : dénue­ment maté­riel, oppres­sion injuste, infir­mi­tés phy­siques et psy­chiques, et enfin la mort, la misère humaine est le signe mani­feste de la condi­tion native de fai­blesse où l’homme se trouve depuis le pre­mier péché et du besoin de salut” (n. 68).

Cet argu­ment est‑il une réponse adé­quate aux théo­lo­giens latino‑américains au sujet de l’a­lié­na­tion des hommes par les struc­tures sociales ? Ce n’est pas ce qu’on veut exa­mi­ner ici. En revanche, cette des­crip­tion de la condi­tion native de l’homme comme suite du pre­mier péché est, en elle‑même, de grande consé­quence. L’homme naît avec une liber­té dimi­nuée, réduite, en rai­son de la trans­mis­sion de la faute ori­gi­nelle. La res­tau­ra­tion de la doc­trine du péché ori­gi­nel oblige donc à se rap­pro­cher, et ce point est capi­tal, de la doc­trine tra­di­tion­nelle sur la liber­té humaine : le péché ori­gi­nel n’a pas affec­té inti­me­ment ses apti­tudes et ses forces, et il a même lais­sé intactes la lumière de son intel­li­gence et sa liber­té, mais cepen­dant l’homme est bles­sé et affai­bli par le lourd héri­tage d’une nature déchue. L’homme est amoin­dri dans son état, dimi­nué dans sa digni­té. II jouit tou­jours de la liber­té d’a­gir selon le bien avec la grâce de Dieu, mais cette liber­té est affai­blie et s’in­cline faci­le­ment vers le mal : “Je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais” (Ro. 7, 1 5).

“La facul­té de pécher n’est pas une liber­té, écri­vait Léon XIII, mais une ser­vi­tude” (Liber­tas praes­tan­tis­si­mum, 20 juin 1888). Et il en tirait les appli­ca­tions concer­nant l’exer­cice de la liber­té humaine : “La condi­tion de la liber­té humaine étant telle, il lui fal­lait une pro­tec­tion, il lui fal­lait des aides et des secours capables de diri­ger tous ses mou­ve­ments vers le bien et de les détour­ner du mal : sans cela, la liber­té eût été pour l’homme une chose très nui­sible”.

Ceci pose le pro­blème des appli­ca­tions de l’en­sei­gne­ment catho­lique sur les suites du péché ori­gi­nel dans la vie sociale. Iné­luc­ta­ble­ment, en effet, l’adhé­sion à cet ensei­gne­ment conduit à des consé­quences pra­tiques tout à fait oppo­sées à celles qui découlent d’une concep­tion iré­nique de la digni­té de la per­sonne humaine. Cette digni­té, selon la doc­trine du magis­tère, reste fon­da­men­ta­le­ment après le péché d’A­dam, ce qu’elle était dans l’é­tat d’in­té­gri­té. Elle a cette digni­té et alté­ré la liber­té qu’elle fonde. Depuis lors, il lui faut néces­sai­re­ment, comme l’en­seigne le magis­tère, des sou­tiens pour l’é­car­ter du mal et la gui­der vers le bien. C’est un autre débat, dans lequel il n’y a pas à entrer ici, mais auquel inévi­ta­ble­ment on revient tou­jours depuis vingt ans. Qu’il suf­fise de l’é­vo­quer pour com­prendre que la res­tau­ra­tion de la doc­trine du péché ori­gi­nel, si elle par­vient à s’im­po­ser, dépasse de loin une ques­tion théo­lo­gique pure­ment abs­traite.

[1]. “Le caté­chisme uni­ver­sel pro­je­té par le synode extra­or­di­naire des évêques envi­sa­gé du point de vue cultu­rel et pas­to­ral”, dans Conci­hum, n. 208, 1986, p. 105.

[2]. Kai­ho­li­scher Erwachsenen‑Katechismus, 1985.

[3]. “Le synode et le caté­chisme”, dans Conci­lium, op cit, p. 1 16.

[4]. Le mys­tère du péché ori­gi­nel, Xavier Map­pus, 1943.

[5]. “El men­saje libe­ra­dor de Jesus­cris­to, en las enseñan­zas del Papa”, décembre 1986, p. 146. Vida y Espi­ri­tua­li­dad.

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