Revue de réflexion politique et religieuse.

Les ambi­guï­tés théo­lo­giques de Karl Rah­ner. Le cas de l’Assomption de la Vierge Marie

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Avec Karl Rah­ner, la pen­sée dia­lec­tique de Mar­tin Hei­deg­ger est entrée dans la théo­lo­gie catho­lique. Comme il le décla­rait expli­ci­te­ment, le recours aux idées du célèbre phi­lo­sophe avait pour but de faire réa­li­ser à la théo­lo­gie catho­lique un « tour­nant » anthro­po­lo­gique, en consi­dé­rant que par­ler de Dieu reve­nait en fait à par­ler de l’homme. La réflexion de Rah­ner sur l’Assomption de la Vierge Marie est un bon exemple de cette uti­li­sa­tion de la pen­sée dia­lec­tique hei­deg­ge­rienne. Le jésuite alle­mand explique en effet que s’est réa­li­sé dans la mère de Jésus ce qui vaut pour tous les hommes, à savoir qu’il faut pas­ser par la mort pour accé­der à la Résur­rec­tion. Chez lui, l’Assomption de Marie n’est abso­lu­ment plus un pri­vi­lège spé­ci­fique, mais bien au contraire un élé­ment que l’anthropologie et l’eschatologie disent au sujet de tous les hommes. C’est ain­si qu’un des ensei­gne­ments magis­té­riels les plus récents au sujet de la Mère de Dieu est uti­li­sé par Rah­ner pour être trans­for­mé et dépas­sé d’une manière dia­lec­tique. Afin de pré­ci­ser cette affir­ma­tion, une pré­sen­ta­tion de la doc­trine catho­lique de l’Assomption s’impose, avant d’évoquer l’interprétation qu’en donne Karl Rah­ner.

Le « pri­vi­lège sin­gu­lier » évo­qué par la bulle Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus

Le fait que Marie ait déjà été reçue dans le Ciel avec son corps et son âme, défi­ni solen­nel­le­ment par Pie XII, est le der­nier dogme marial à avoir été décla­ré. Ce dogme consti­tue le cou­ron­ne­ment, tant du point de vue de la chro­no­lo­gie que de celui du conte­nu, des déve­lop­pe­ments effec­tués par l’Eglise au sujet de la Vierge Marie. La glo­ri­fi­ca­tion de Marie dans le Ciel, abou­tis­se­ment éblouis­sant de sa vie ter­restre, se fonde sur les dogmes rela­tifs à sa mater­ni­té divine, à sa vir­gi­ni­té tou­jours conser­vée et à l’absence du péché ori­gi­nel en elle. C’est plus spé­ci­fi­que­ment ce der­nier point qui eut une influence directe sur le dogme de l’Assomption. A par­tir du moment où l’on consta­tait, comme l’avait fait le magis­tère de l’Eglise en 1854, que Marie avait été épar­gnée dès les pre­miers ins­tants de sa vie ter­restre de toute trace de la faute ori­gi­nelle, et que, étant tota­le­ment sainte, elle était dans l’incapacité totale de com­mettre un péché, il n’y avait plus qu’un pas à faire pour confir­mer, par l’intermédiaire du magis­tère infaillible, ce que la litur­gie célé­brait depuis des siècles et ce que le peuple de Dieu croyait depuis fort long­temps au sujet de la Mère de Dieu ((. « L’Assomption appa­raît comme l’ultime consé­quence de l’Immaculée Concep­tion : en Marie res­plen­dit le pro­jet ori­gi­nel de Dieu pour l’homme, le plan per­met­tant d’aller du don de la grâce à l’accomplissement de la gloire. » (Man­fred Hauke, Intro­du­zione alla mario­lo­gia, Eupress-FTL, Luga­no, 2008, p. 235).)) . Lorsque la défi­ni­tion de l’Assomption fut don­née, il ne s’agissait pas de cla­ri­fier une ques­tion contro­ver­sée, et de tran­cher entre dif­fé­rentes posi­tions oppo­sées, mais plu­tôt d’un acte de recon­nais­sance des­ti­né à glo­ri­fier la Mère de Dieu à l’initiative du magis­tère le plus solen­nel ((. Si l’élévation de Marie au Ciel dans son corps et dans son âme était une doc­trine par­ta­gée depuis long­temps, la pos­si­bi­li­té de don­ner une défi­ni­tion dog­ma­tique de l’Assomption était à l’époque âpre­ment dis­cu­tée entre les théo­lo­giens du fait de l’absence de sa men­tion expli­cite dans l’Ecriture Sainte. Cf. par exemple Ber­thold Alta­ner, « Zur Frage der Defi­ni­bi­lität der Assump­tio B.M.V. », in Theo­lo­gische Revue, n. 44 (1949), pp. 129–140. )) . Pie­tro Parente a par­lé à ce sujet d’un « prin­temps mario­lo­gique, qui fleu­rit par­tout d’une manière admi­rable » ((. Pie­tro Parente, « La gius­ti­fi­ca­zione teo­lo­gi­ca del­la defi­ni­zione dom­ma­ti­ca dell’Assunzione », in Echi e com­men­ti del­la pro­cla­ma­zione del dom­ma dell’assuzione, Aca­de­mia maria­na inter­na­tio­na­lis, Rome, 1954, p. 25.)) .
Après avoir consul­té l’ensemble des évêques du monde et à la demande de nom­breux chré­tiens, le pape Pie XII décla­ra solen­nel­le­ment le 1er novembre 1950, dans la bulle Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus, qu’il fal­lait consi­dé­rer comme une véri­té de foi révé­lée le fait que « Marie, l’Immaculée Mère de Dieu tou­jours Vierge, à la fin du cours de sa vie ter­restre, a été éle­vée en âme et en corps à la gloire céleste. » La for­mu­la­tion qui pré­cise que Marie est Imma­cu­la­tam, Dei­pa­ram sem­per Vir­gi­nem éta­blit clai­re­ment le lien mys­té­rieux qui donne lieu à cette défi­ni­tion de l’Assomption. Ce rap­port interne des véri­tés de foi liées à Marie est d’autant plus impor­tant pour la for­ma­li­sa­tion du dogme de l’Assomption qu’une réfé­rence directe à l’Ecriture ou à la Tra­di­tion n’est pas pos­sible. Dans ce contexte, le pape Pie XII éta­blit clai­re­ment que l’Assomption de Marie au Ciel avec son corps et son âme est un pri­vi­lège spé­ci­fique, qui se fonde sur les autres grâces qu’elle a reçues. Le but de la défi­ni­tion dog­ma­tique est la glo­ri­fi­ca­tion de Marie, qui dépasse toutes les créa­tures. La posi­tion émi­nente de Marie dans l’histoire du Salut et l’événement sin­gu­lier de l’Assumptio, en lien étroit avec l’œuvre de Rédemp­tion de Jésus, sont très clai­re­ment mani­fes­tés par cet acte du magis­tère – au-delà d’autres aspects éga­le­ment pré­sents, dont on repar­le­ra et qui joue­ront ensuite un rôle de pre­mier plan.

La mort de la Vierge Marie : une ques­tion qui reste ouverte

La défi­ni­tion dog­ma­tique de l’Assomption laisse ouverte une ques­tion impor­tante au sujet de la per­fec­tion de Marie, dont on ver­ra qu’elle devien­dra un sujet cen­tral dans la réflexion théo­lo­gique de Karl Rah­ner sur la glo­ri­fi­ca­tion de la Mère du Christ. A cet égard la for­mule exple­to ter­res­tris vitae cur­su (à la fin du cours de sa vie ter­restre) choi­sie par Pie XII mérite une atten­tion par­ti­cu­lière. Cette for­mu­la­tion peut paraître sur­pre­nante lorsqu’on sait qu’il y eut plu­sieurs péti­tions d’évêques sou­hai­tant que la mort de Marie soit incluse dans la défi­ni­tion dog­ma­tique de l’Assomption. De nom­breux écrits adres­sés au Saint-Siège pour deman­der que soit défi­nie l’Assomption de Marie dans le Ciel reflètent cette opi­nion théo­lo­gique géné­rale ((. Si l’on part du constat que la mort de Marie était com­mu­né­ment consi­dé­rée comme n’appelant pas la dis­cus­sion, on ne s’étonne guère du fait que sur 3017 demandes adres­sées au Saint Siège jusqu’en 1948, 2344 ne men­tionnent pas ce point. 5 contri­bu­tions mettent en doute la mort de Marie, 24 semblent – mais d’une manière hési­tante et peu claire – la confir­mer et 434 (dont 264 évêques dio­cé­sains rési­dents) sou­lignent expli­ci­te­ment le fait de la mort de Marie en deman­dant à ce qu’il figure non pas dans le texte de la défi­ni­tion mais dans l’introduction. 212 autres per­sonnes (par­mi les­quelles 154 évêques dio­cé­sains rési­dents) demandent expres­sé­ment au Saint Siège d’introduire la mort de Marie dans la défi­ni­tion du dogme de l’Assomption elle-même. Cf. Jour­nées d’études mariales (col­lec­tif), Vers le dogme de l’Assomption, Fides, Mont­réal, 1948, p. 423.)) . Les doutes autour de la mort de la Mère de Dieu et l’idée qu’elle aurait été glo­ri­fiée sans être pas­sée par la mort étaient consi­dé­rés, jusqu’à la défi­ni­tion de l’Assomption, comme « témé­raires » ((. Cf. Tibor Gal­lus, Starb Maria die Makel­lose ?, Chris­tia­na Ver­lag, Stein am Rhein, 2e édi­tion, 1991, p. 10.)) , insen­sés ou injus­ti­fiés ((. Cf. Jour­nées d’études mariales (dir.), op. cit., p. 424. )) . Néan­moins, à par­tir de 1950, du fait de l’absence de pré­ci­sion claire à ce sujet dans la défi­ni­tion de l’Assomption, la thèse consis­tant à dire que Marie ne serait pas morte trouve un nombre crois­sant de défen­seurs. La posi­tion consis­tant à dire que la Vierge Marie est morte avant d’être glo­ri­fiée était par­ta­gée de manière qua­si una­nime ((. L’affirmation de la mort de Marie semble être faite de manière d’autant plus sûre chez les théo­lo­giens qu’on se rap­proche de la pro­cla­ma­tion du dogme de l’Assomption par Pie XII : « il est cepen­dant éta­bli, en rai­son la croyance de l’Eglise ancienne et géné­rale, que Marie est morte d’une vraie mort » (J. Pohle, 1907) ; « sine dubio constat » (C. Pesch, 1922) ; « non iam in dubio voca­tur » (H. Len­nerz, 1938) ; « Est cer­tum » (L. Ler­cher, 1945) ; « cer­tis­sime tenen­dum » (V. Zubi­zar­ret­ta, 1936) ; « theo­lo­gice cer­tis­si­mum » (G. Roschi­ni) [ce der­nier a ensuite modi­fié sa posi­tion et est deve­nu un fervent défen­seur de l’idée que Marie ne serait pas morte] ; « Proxime defi­ni­bile » (J. A. De Alma­da, 1950). )) . Mais la ques­tion reste, y com­pris jusqu’à aujourd’hui, ouverte du point de vue de l’enseignement de l’Eglise ((. Cf. Gerhard Lud­wig Mül­ler, Katho­lische Dog­ma­tik, Her­der, Fri­bourg, 1995, p. 507. Il faut aus­si men­tion­ner le fait que Jean-Paul II a évo­qué, lors de sa caté­chèse du mer­cre­di 25 juin 1997, la mort de Marie mais il n’indique en aucun cas qu’il s’agit d’un éclair­cis­se­ment magis­té­riel de la ques­tion. Il intro­duit sa réflexion en se réfé­rant au fait que Muni­fi­cen­tis­si­mus Deus et Lumen Gen­tium ont évi­té de se pro­non­cer sur la mort de Marie pour mon­trer que le magis­tère ne consi­dé­rait pas comme oppor­tune une défi­ni­tion solen­nelle sur ce point. Pie XII, dit-il, « ne jugea pas oppor­tun d’affirmer solen­nel­le­ment, comme une véri­té devant être admise par tous les chré­tiens, la mort de la Mère de Dieu ». Jean-Paul II ne semble pas vou­loir ici déli­vrer un ensei­gne­ment défi­ni­tif ni infaillible mais plu­tôt évo­quer les théo­lo­giens qui, dans l’histoire de l’Eglise, ont par­lé de la mort de Marie. Même si elles sont mino­ri­taires, les voix issues de la tra­di­tion de l’Eglise qui remettent en ques­tion la mort de Marie – Epi­phane de Sala­mine, Timo­thée de Jéru­sa­lem, Ephraïm, Jean de Damas, notam­ment – ne sont pas évo­quées. Selon le pape, il ne serait pas pos­sible d’écarter des causes natu­relles à la mort de la Mère de Dieu : « S’agissant, dit-il, des causes de la mort de Marie, les opi­nions qui vou­draient exclure à son sujet les causes natu­relles ne semblent pas fon­dées ». Le théo­lo­gien doit néan­moins ici pous­ser la réflexion, car il est dif­fi­cile de se repré­sen­ter le fait que toute putré­fac­tion du cadavre est exclue pour la Vierge imma­cu­lée tout en accep­tant sans réserves les fai­blesses de l’âge ou la mala­die, qui conduisent pour­tant à la dété­rio­ra­tion du corps. )) .

L’option réso­lue de Rah­ner pour la mort de la Vierge Marie

Dans ce contexte, les réflexions de Karl Rah­ner sur la mort de Marie sont inté­res­santes et révé­la­trices. D’un côté, il sou­ligne le carac­tère nor­mal de la loi uni­ver­selle de la mort, à laquelle Marie, pour lui, est sou­mise. « Il est faux, déclare-t-il ain­si, de dire que Marie aurait eu le droit d’être pré­ser­vée de la mort du fait qu’elle était sans péché » ((. Karl Rah­ner, Maria, Mut­ter des Herrn. Mario­lo­gische Studien/Asumptioarbeit, in Sämt­liche Werke, tome 9, Her­der, Fri­bourg, 2004, p. 142. )) . D’un autre côté, il évoque la trans­for­ma­tion inté­rieure, pour tout homme, de la mort par le mys­tère de la grâce du Christ : « C’est pour­quoi la mort n’est pas rem­pla­çable par une autre situa­tion. Elle est le pur παθος et du fait de l’unité inté­rieure de la souf­france abso­lue et de l’obéissance abso­lue dans l’ordre du Christ elle est aus­si le point culmi­nant irrem­pla­çable de l’intégrité, l’unique situa­tion dans laquelle c’est seule­ment par la remise com­plète de sa vie que le don sans retour de l’obéissance peut être vrai­ment réa­li­sé exis­ten­tiel­le­ment » ((. Karl Rah­ner, op. cit., p. 145. )) .

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