Revue de réflexion politique et religieuse.

Aux sources de l’antihumanisme moderne

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

« le chris­tia­nisme com­mence avec la doc­trine du péché et donc avec l’être per­son­nel de l’homme. »
kier­ke­gaard, la mala­die à la mort

Inti­tu­lé sim­ple­ment Le Mal, le livre post­hume de Jean Brun édi­té l’an der­nier ((. Jean Brun, Le Mal sui­vi de Sombres « Lumières », pré­face de Moni­ca Papa­zu, Artège, Per­pi­gnan, 2013, 192 p., 15,90 €. Rap­pe­lons que l’auteur est mort en 1994.))  est une œuvre dense, où l’on retrouve, sous un éclai­rage nou­veau, les thèmes carac­té­ris­tiques de ce remar­quable pen­seur. Réflexion exis­ten­tielle, poli­tique et socio­lo­gique, aper­çu phi­lo­so­phique, le tout sous-ten­du par un témoi­gnage de la foi, l’ouvrage nous met en face de cette réa­li­té mys­té­rieuse et irré­duc­tible qu’est le mal, réa­li­té que l’homme, et en par­ti­cu­lier l’homme moderne, ne cesse de se cacher à lui-même et de fuir, deve­nant de la sorte l’auteur d’un excès du mal. Voi­là pour­quoi le titre devait néces­sai­re­ment appa­raître ain­si, sans aucune épi­thète ni contexte rela­ti­vi­sant, car il s’agissait d’insister, à une époque domi­née par l’idée que « le seul mal est de croire à l’existence du Mal », sur cette pré­sence impla­cable « autour de nous » et « en nous », à laquelle cha­cun se « trouve expo­sé » (pp. 123, 158). Ana­ly­sant le pro­ces­sus intel­lec­tuel qui a mené à la dis­pa­ri­tion de la conscience du mal, Jean Brun dresse le pro­cès de la moder­ni­té. Les temps modernes repré­sentent, en effet, une nou­velle inter­pré­ta­tion du mal. C’est là le point cen­tral dont tout découle et qui explique les déve­lop­pe­ments ulté­rieurs, le mael­ström dans lequel se trou­ve­ront aspi­rées toutes les valeurs trans­cen­dantes ain­si que la vie dans sa dimen­sion la plus spé­ci­fi­que­ment humaine.
La tra­jec­toire intel­lec­tuelle qui se des­sine à par­tir des Lumières anti­chré­tiennes est assez facile à sai­sir : la conscience du péché ayant été rabais­sée au niveau des « pré­ju­gés » dont l’humanité éclai­rée doit se débar­ras­ser, le mal n’apparaît plus que comme un fan­tasme rési­duel des siècles obs­cu­ran­tistes, ou bien comme une « erreur d[e] par­cours », une erreur de « juge­ment » à même d’être rec­ti­fiée par la connais­sance, ou encore comme une « mala­die gué­ris­sable » (pp. 25–27, 90).
La moder­ni­té est, en son essence, une lutte contre le mal – non seule­ment une lutte contre les maux (plu­riel rela­ti­vi­sant), mais contre la réa­li­té et l’idée même du mal. Ce com­bat s’accompagne d’une redé­fi­ni­tion de l’homme. Tout en pro­cla­mant l’avènement de l’homme (« La sor­tie de l’homme de sa mino­ri­té dont il est lui-même res­pon­sable » ((. Emma­nuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). )) ), les Lumières et leurs rami­fi­ca­tions ulté­rieures sont carac­té­ri­sées par la ten­dance à nier l’existence d’une « essence immuable » spé­ci­fi­que­ment humaine (p. 92) et à « dis­soudre » l’homme « dans la nature » (p. 80), dans le « milieu social, géo­gra­phique, cli­ma­tique » (p. 74), dans les grandes struc­tures dési­gnées sous le nom de « races » et de « classes » ou sous celui du « Grand Etre de l’Humanité » (p. 96). Ana­ly­sé sous micro­scope, l’homme ne sau­rait appa­raître autre­ment que comme un enchaî­ne­ment de pro­ces­sus phy­siques et chi­miques, ou comme « un orga­nisme dont les pen­sées, réduites au rang de secré­tions cer­vi­cales et sociales, [sont] sou­mises aux lois des sciences natu­relles » (p. 99), expres­sion qui ren­voie à la défi­ni­tion de « l’idéologue » Caba­nis, sur l’importance de laquelle Xavier Mar­tin a sou­vent insis­té dans ses études magis­trales ((. Xavier Mar­tin, Nature humaine et Révo­lu­tion fran­çaise. Du siècle des Lumières au Code Napo­léon, DMM, Bouère, 1994. )) . A par­tir du moment où les sciences humaines com­mencent à se cal­quer sur les sciences de la nature, l’homme est sou­mis à tous les réduc­tion­nismes, à un mépri­sant « l’homme n’est que » qui le rabaisse au niveau d’une matière quel­conque à peine ani­mée, à des « faits sociaux », « psy­cho­lo­giques », « poli­tiques », à des « struc­tures », à des « fais­ceaux de rela­tions », ou à des pro­duits « comparable[s] aux autres pro­duits natu­rels » (p. 99). Dans cette vision « dé-spi­ri­tua­li­sée » ((. La déspi­ri­tua­li­sa­tion chez Kier­ke­gaard (Aandlø­she­den), c’est la dérive, l’action de fuir l’esprit, le refus de l’esprit. )) , l’homme perd sa pro­fon­deur et se trouve réduit à une sur­face visible, mesu­rable et manœu­vrable (de là la grande entre­prise « péda­go­gique » et « régé­né­ra­trice » des Lumières et de la Révo­lu­tion fran­çaise ((. Xavier Mar­tin, Régé­né­rer l’espèce humaine. Uto­pie médi­cale et Lumières (1750–1850), DMM, Bouère, 2008 ; Jean de Vigue­rie, Les Péda­gogues : Essai his­to­rique sur l’utopie péda­go­gique, Cerf, 2011. )) ).
Tan­dis que l’idée du mal et la réflexion morale avec ses cri­tères sont relé­guées dans un coin per­du de l’histoire, les « juge­ments de réa­li­té » sont éri­gés en « juge­ments de valeur » (p. 95) : ce qui se fait, c’est ce qui « doit » se faire. On arrive alors à un ren­ver­se­ment de toutes les valeurs, qui sont désor­mais rem­pla­cées par un « devoir » nou­veau, à savoir celui du confor­misme.
Appa­raît ain­si le « robot consen­suel » (p. 121), le « On », l’homme déper­son­na­li­sé. On « n’est ni celui-ci ni celui-là ni soi-même ni quelques-uns ni la somme de tous » (p. 115), écrit l’auteur à la suite de Hei­deg­ger qui, à son tour, emprun­tait cette for­mule à Kier­ke­gaard : On n’est « ni un peuple […] ni une asso­cia­tion, ni une socié­té », mais « une pro­di­gieuse abs­trac­tion, un quelque chose glo­bal qui n’est rien, un mirage », une chi­mère consti­tuée de « tous et [de] per­sonne à la fois ». On, c’est le spectre de « la pure huma­ni­té » ((. Søren Kier­ke­gaard, Un compte ren­du lit­té­raire, Œuvres com­plètes (OC), Edi­tions de l’Orante, 1979 ; VIII, 207–212.)) .
Vivant dans l’ignorance de son essence spi­ri­tuelle et par consé­quent dans « le déses­poir » ((. Thème que déve­loppe Kier­ke­gaard dans La mala­die à la mort. )) , l’individu étran­ger à lui-même cherche à se réfu­gier dans la foule, dans le coude à coude sécu­ri­sant du confor­misme.
Tout comme Kier­ke­gaard, qui était par­fai­te­ment conscient du fait que On est un ins­tru­ment com­plice dans les mains de cette force « malé­fique » qu’est la presse (« puis­sance mau­vaise, car le nivel­le­ment […] ne vient pas du dieu » ((. Un compte ren­du lit­té­raire, n. 227. )) ), Jean Brun met en avant les pro­cé­dés de la fabri­ca­tion de On : « On [est pris en main] par ce « Club des Incom­pa­rables » consti­tué d’écrivains, d’artistes, de phi­lo­sophes « enga­gés » dans le sens de l’histoire, qui dis­til­lent pour On les alcools dont il doit s’enivrer. Les membres de ce Club […] appar­tiennent à dif­fé­rents réseaux invi­sibles en sur­face […], ano­nymes mais tout puis­sants, qui incitent les grandes mai­sons d’édition à publier ou non tel ou tel manus­crit […]. Ce Club se charge de satis­faire les besoins, insa­tiables mais som­maires, de On en le tenant « au cou­rant ». […] Ain­si sont pater­nel­le­ment lan­cés sur le mar­ché des mots et des idées qui pré­tendent tran­cher les der­niers liens qui enchaî­naient On au fond d’une pri­son obs­cure et qui lui font entre­voir une nou­velle aurore. […] Les plus com­munes sont celles […] qui enseignent que « toutes les opi­nions sont res­pec­tables », qu’«il faut tout tolé­rer », que « tout pro­vient du milieu » et […] que « les anciennes tables de valeurs doivent être cas­sées » car il n’y a ni Bien ni Mal » (pp. 121–122).
« Le ver­tige » rela­ti­viste dans lequel est plon­gé l’homme de nos jours (p. 116) n’est ain­si pas un phé­no­mène spon­ta­né ((. Kier­ke­gaard emploie le terme de « tour­billon » (Hvir­vel) (Les Œuvres de l’amour, OC XIV, pp. 105–108), tan­dis que Jean Brun pré­fère celui de « ver­tige ». Les deux empruntent cette image à Pla­ton.)) . C’est le résul­tat d’un diri­gisme, voire d’un ter­ro­risme intel­lec­tuel pra­ti­qué par les meneurs d’opinion grâce au pou­voir des médias. Le rela­ti­visme, c’est l’idéologie domi­nante, et On est l’homme créé à son image. La pen­sée rela­ti­viste où « haut et bas, vrai et faux, Bien et Mal cessent d’[…]être per­çus comme contra­dic­toires » (p. 101) ne réus­sit cepen­dant pas à exor­ci­ser le mal. Ce qui n’est pas nom­mé existe pour­tant et s’avère d’autant plus puis­sant que l’homme n’en a plus conscience : « On se donne les allures d’un conti­nent sur lequel on peut mar­cher de pied ferme, alors qu’il n’est qu’un archi­pel dont les îles se mul­ti­plient en se désa­gré­geant ; cha­cune d’elles entre en conflit avec sa voi­sine […]. On […] se trans­forme en un redou­table Moloch du res­sen­ti­ment » (p. 132).
L’analyse de Jean Brun rejoint ici celle d’Eugène Iones­co. Comme le mal, « mys­tère » inson­dable au même titre que le bien ((. Iones­co, Anti­dotes, Gal­li­mard, 1977, pp. 318–319.)) , « le On ano­nyme » a été l’un des thèmes majeurs de son théâtre, à par­tir même de La Can­ta­trice chauve, pièce qui se prête à une relec­ture dans la pers­pec­tive du pré­sent ouvrage.
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