L’État de droit : mais de quel droit ?
La question des rapports entre législation et éthique supérieure continue de tarauder l’esprit de juristes même les plus imprégnés de philosophie moderne. Peut-être se sentent-ils pris dans l’obligation de trouver des justifications à des décisions politiques qui ne s’en embarrassent guère, mus par conséquent par une nécessité de méthode tenant à leur discipline. Le contrôle de constitutionnalité des lois représenterait de la sorte un ultime refuge face à l’éclatement d’un droit positif suspect d’être au service de toutes sortes d’intérêts idéologiques et économiques.
L’entretien qui suit permet d’en douter fortement. Il nous a été accordé par Philippe Pichot-Bravard, maître de conférences en histoire du droit (Université de Brest), auteur d’une thèse publiée en 2011, intitulée Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XIXe siècle) ((. Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XIXe siècle). Les discours, les organes et les procédés juridiques, LGDJ, 2011, 534 p., 45,65 €.)) .
Catholica – Pouvez-vous, tout d’abord, nous présenter quelques aspects saillants de votre thèse ?
Philippe Pichot-Bravard – Cette thèse d’histoire du droit est consacrée à la conservation de l’ordre constitutionnel entre le XVIe et le XIXe siècle. L’expression « ordre constitutionnel » permettait de contourner les difficultés inhérentes à l’usage du mot « constitution », mot qui n’est couramment employé dans son acception contemporaine qu’à la fin de la régence de Philippe d’Orléans, mais qui sert dès lors à qualifier une réalité juridique déjà ancienne, celle que Jean de Terrevermeille qualifiait en 1419 de « Statut du royaume », celle que Claude de Seyssel désignait par l’expression aristotélicienne de « Police du royaume », celle que l’on commença à appeler, à partir de 1575, « lois fondamentales du royaume ». Cet ouvrage soulève la question de la soumission du Souverain au Droit, question qui anime la réflexion politique et juridique depuis l’Antiquité grecque, époque où Sophocle l’illustra au théâtre par la résistance d’Antigone à la loi injuste de son oncle le roi Créon. Elle permet de montrer l’existence d’une histoire spécifiquement française de la genèse de l’Etat de droit. Cependant, la comparaison entre l’ancienne France et la France nouvelle issue de la Révolution montre que cet Etat de droit n’est pas envisagé de la même manière avant et après 1789. L’« Etat de justice » de l’Ancienne France fonctionnait selon le principe de la soumission du souverain au droit. L’« Etat de justice » rappelait ainsi que ce qui donnait légitimité au Roi, était de remplir sa mission de préserver la justice dans son royaume, laquelle était notamment garantie par sa soumission aux lois fondamentales et au droit naturel. L’« Etat de justice » avait été consolidé par la transposition au politique de la définition par les canonistes des concepts juridiques pour l’Eglise. Les légistes du royaume de France ont ainsi appliqué l’idée originelle de l’existence d’un statut général de l’Eglise, corpus de règles s’imposant au pape, au Statut du royaume (Jean de Terrevermeille, 1419) s’imposant au Roi et lui interdisant de disposer de la Couronne et d’aliéner le domaine de la Couronne. D’autres règles ont également joué le rôle de gardien de l’« Etat de justice » comme la constitution de droit romain Digna Vox (429) ou la rhétorique des cours souveraines, comme le Parlement de Paris ((. Voir notamment Ph. Pichot, Histoire constitutionnelle des Parlements de l’Ancienne France, Ellipses, 2012.)) , effectuant le contrôle, lors de l’enregistrement des lettres du Roi, de l’absence de dispositions contraires à la justice et à la droite raison, pouvoir de conseil dont les Parlements vont se servir, à partir de la fin du XVe siècle, pour s’assurer la conformité des lois du Roi aux lois du Royaume, devenu, dans un tout autre contexte, le contrôle de constitutionnalité des lois. La Révolution française a bouleversé la définition de l’ordre constitutionnel, définissant la constitution comme l’acte écrit exprimant la volonté du pouvoir constituant, assurant la liberté des citoyens, c’està-dire leur participation à la définition de la loi, proclamant les droits de l’homme et du citoyen et garantissant le respect de ces droits par un mécanisme séparant le pouvoir législatif du pouvoir exécutif. Les principes qui fondent l’ordre constitutionnel révolutionnaire en rendaient la conservation très délicate. Le primat de la volonté absolue de la Nation, le légicentrisme, la finalité idéologique, et notamment l’ambition régénératrice, la laïcisation, la méfiance éprouvée à l’égard du pouvoir judiciaire ont été de solides obstacles à la définition d’un organe conservateur. D’ailleurs, lorsque celle-ci est envisagée, il ne s’agit plus de faire plier le souverain devant le droit, il ne s’agit même pas de faire respecter les droits et libertés individuelles, il s’agit simplement de veiller à ce que chacun des pouvoirs établis respecte le cadre qui lui a été assigné dans la Constitution. S’expliquent ainsi les échecs subis par tous ceux qui ont proposé la mise en place d’un pouvoir conservateur de la constitution, qu’il s’agisse des Monarchiens, du comte de Kersaint ou d’Emmanuel Sieyès. A l’inverse, les auteurs qui, au cours du XIXe siècle, se font les avocats d’une soumission du souverain au droit ont nourri leur démonstration d’une remise en cause complète, ou au moins substantielle, des principes qui définissent l’ordre constitutionnel révolutionnaire, qu’il s’agisse d’Edmund Burke, de Louis de Bonald, de Joseph de Maistre, du comte Florian de Kergorlay, de François Guizot, d’Alexis de Tocqueville ou d’Edouard Laboulaye.
L’articulation entre la loi positive et la loi naturelle a souvent été conflictuelle…
Oui, et comme j’ai pu le soutenir dans un certain nombre de conférences et d’écrits, il faut bien considérer que depuis l’Antiquité, les deux conceptions du droit en présence sont irréductibles : la justice (et le droit) comme conformité à la légalité, et la justice naturelle. Le droit est l’expression de la volonté de ceux qui exercent la souveraineté, l’expression de la légalité qui en est le produit. La justice naturelle est en revanche « cela qui est juste », l’art d’attribuer à chacun la part qui lui revient (Ulpien), l’art de ce qui est « bon et équitable » (Celse). Dès lors les commandements de ceux qui exercent le pouvoir – ce qu’on appelle les lois, ne sont légitimes qu’à la condition d’être justes, à la condition de respecter des principes de droit qui échappent à la volonté des hommes et qui sont le reflet d’un ordre naturel objectif.
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