Revue de réflexion politique et religieuse.

L’État de droit : mais de quel droit ?

Article publié le 12 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La ques­tion des rap­ports entre légis­la­tion et éthique supé­rieure conti­nue de tarau­der l’esprit de juristes même les plus impré­gnés de phi­lo­so­phie moderne. Peut-être se sentent-ils pris dans l’obligation de trou­ver des jus­ti­fi­ca­tions à des déci­sions poli­tiques qui ne s’en embar­rassent guère, mus par consé­quent par une néces­si­té de méthode tenant à leur dis­ci­pline. Le contrôle de consti­tu­tion­na­li­té des lois repré­sen­te­rait de la sorte un ultime refuge face à l’éclatement d’un droit posi­tif sus­pect d’être au ser­vice de toutes sortes d’intérêts idéo­lo­giques et éco­no­miques.
L’entretien qui suit per­met d’en dou­ter for­te­ment. Il nous a été accor­dé par Phi­lippe Pichot-Bra­vard, maître de confé­rences en his­toire du droit (Uni­ver­si­té de Brest), auteur d’une thèse publiée en 2011, inti­tu­lée
Conser­ver l’ordre consti­tu­tion­nel (XVIe-XIXe siècle) ((. Conser­ver l’ordre consti­tu­tion­nel (XVIe-XIXe siècle). Les dis­cours, les organes et les pro­cé­dés juri­diques, LGDJ, 2011, 534 p., 45,65 €.)) .

Catho­li­ca – Pou­vez-vous, tout d’abord, nous pré­sen­ter quelques aspects saillants de votre thèse ?
Phi­lippe Pichot-Bra­vard – Cette thèse d’histoire du droit est consa­crée à la conser­va­tion de l’ordre consti­tu­tion­nel entre le XVIe et le XIXe siècle. L’expression « ordre consti­tu­tion­nel » per­met­tait de contour­ner les dif­fi­cul­tés inhé­rentes à l’usage du mot « consti­tu­tion », mot qui n’est cou­ram­ment employé dans son accep­tion contem­po­raine qu’à la fin de la régence de Phi­lippe d’Orléans, mais qui sert dès lors à qua­li­fier une réa­li­té juri­dique déjà ancienne, celle que Jean de Ter­re­ver­meille qua­li­fiait en 1419 de « Sta­tut du royaume », celle que Claude de Seys­sel dési­gnait par l’expression aris­to­té­li­cienne de « Police du royaume », celle que l’on com­men­ça à appe­ler, à par­tir de 1575, « lois fon­da­men­tales du royaume ». Cet ouvrage sou­lève la ques­tion de la sou­mis­sion du Sou­ve­rain au Droit, ques­tion qui anime la réflexion poli­tique et juri­dique depuis l’Antiquité grecque, époque où Sophocle l’illustra au théâtre par la résis­tance d’Antigone à la loi injuste de son oncle le roi Créon. Elle per­met de mon­trer l’existence d’une his­toire spé­ci­fi­que­ment fran­çaise de la genèse de l’Etat de droit. Cepen­dant, la com­pa­rai­son entre l’ancienne France et la France nou­velle issue de la Révo­lu­tion montre que cet Etat de droit n’est pas envi­sa­gé de la même manière avant et après 1789. L’« Etat de jus­tice » de l’Ancienne France fonc­tion­nait selon le prin­cipe de la sou­mis­sion du sou­ve­rain au droit. L’« Etat de jus­tice » rap­pe­lait ain­si que ce qui don­nait légi­ti­mi­té au Roi, était de rem­plir sa mis­sion de pré­ser­ver la jus­tice dans son royaume, laquelle était notam­ment garan­tie par sa sou­mis­sion aux lois fon­da­men­tales et au droit natu­rel. L’« Etat de jus­tice » avait été conso­li­dé par la trans­po­si­tion au poli­tique de la défi­ni­tion par les cano­nistes des concepts juri­diques pour l’Eglise. Les légistes du royaume de France ont ain­si appli­qué l’idée ori­gi­nelle de l’existence d’un sta­tut géné­ral de l’Eglise, cor­pus de règles s’imposant au pape, au Sta­tut du royaume (Jean de Ter­re­ver­meille, 1419) s’imposant au Roi et lui inter­di­sant de dis­po­ser de la Cou­ronne et d’aliéner le domaine de la Cou­ronne. D’autres règles ont éga­le­ment joué le rôle de gar­dien de l’« Etat de jus­tice » comme la consti­tu­tion de droit romain Digna Vox (429) ou la rhé­to­rique des cours sou­ve­raines, comme le Par­le­ment de Paris ((. Voir notam­ment Ph. Pichot, His­toire consti­tu­tion­nelle des Par­le­ments de l’Ancienne France, Ellipses, 2012.)) , effec­tuant le contrôle, lors de l’enregistrement des lettres du Roi, de l’absence de dis­po­si­tions contraires à la jus­tice et à la droite rai­son, pou­voir de conseil dont les Par­le­ments vont se ser­vir, à par­tir de la fin du XVe siècle, pour s’assurer la confor­mi­té des lois du Roi aux lois du Royaume, deve­nu, dans un tout autre contexte, le contrôle de consti­tu­tion­na­li­té des lois. La Révo­lu­tion fran­çaise a bou­le­ver­sé la défi­ni­tion de l’ordre consti­tu­tion­nel, défi­nis­sant la consti­tu­tion comme l’acte écrit expri­mant la volon­té du pou­voir consti­tuant, assu­rant la liber­té des citoyens, c’està-dire leur par­ti­ci­pa­tion à la défi­ni­tion de la loi, pro­cla­mant les droits de l’homme et du citoyen et garan­tis­sant le res­pect de ces droits par un méca­nisme sépa­rant le pou­voir légis­la­tif du pou­voir exé­cu­tif. Les prin­cipes qui fondent l’ordre consti­tu­tion­nel révo­lu­tion­naire en ren­daient la conser­va­tion très déli­cate. Le pri­mat de la volon­té abso­lue de la Nation, le légi­cen­trisme, la fina­li­té idéo­lo­gique, et notam­ment l’ambition régé­né­ra­trice, la laï­ci­sa­tion, la méfiance éprou­vée à l’égard du pou­voir judi­ciaire ont été de solides obs­tacles à la défi­ni­tion d’un organe conser­va­teur. D’ailleurs, lorsque celle-ci est envi­sa­gée, il ne s’agit plus de faire plier le sou­ve­rain devant le droit, il ne s’agit même pas de faire res­pec­ter les droits et liber­tés indi­vi­duelles, il s’agit sim­ple­ment de veiller à ce que cha­cun des pou­voirs éta­blis res­pecte le cadre qui lui a été assi­gné dans la Consti­tu­tion. S’expliquent ain­si les échecs subis par tous ceux qui ont pro­po­sé la mise en place d’un pou­voir conser­va­teur de la consti­tu­tion, qu’il s’agisse des Monar­chiens, du comte de Ker­saint ou d’Emmanuel Sieyès. A l’inverse, les auteurs qui, au cours du XIXe siècle, se font les avo­cats d’une sou­mis­sion du sou­ve­rain au droit ont nour­ri leur démons­tra­tion d’une remise en cause com­plète, ou au moins sub­stan­tielle, des prin­cipes qui défi­nissent l’ordre consti­tu­tion­nel révo­lu­tion­naire, qu’il s’agisse d’Edmund Burke, de Louis de Bonald, de Joseph de Maistre, du comte Flo­rian de Ker­gor­lay, de Fran­çois Gui­zot, d’Alexis de Toc­que­ville ou d’Edouard Labou­laye.

L’articulation entre la loi posi­tive et la loi natu­relle a sou­vent été conflic­tuelle…
Oui, et comme j’ai pu le sou­te­nir dans un cer­tain nombre de confé­rences et d’écrits, il faut bien consi­dé­rer que depuis l’Antiquité, les deux concep­tions du droit en pré­sence sont irré­duc­tibles : la jus­tice (et le droit) comme confor­mi­té à la léga­li­té, et la jus­tice natu­relle. Le droit est l’expression de la volon­té de ceux qui exercent la sou­ve­rai­ne­té, l’expression de la léga­li­té qui en est le pro­duit. La jus­tice natu­relle est en revanche « cela qui est juste », l’art d’attribuer à cha­cun la part qui lui revient (Ulpien), l’art de ce qui est « bon et équi­table » (Celse). Dès lors les com­man­de­ments de ceux qui exercent le pou­voir – ce qu’on appelle les lois, ne sont légi­times qu’à la condi­tion d’être justes, à la condi­tion de res­pec­ter des prin­cipes de droit qui échappent à la volon­té des hommes et qui sont le reflet d’un ordre natu­rel objec­tif.
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