Revue de réflexion politique et religieuse.

La Curie romaine de Pie IX à Pie X

Article publié le 3 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cette recen­sion est parue dans catho­li­ca, n. 100, p. 105–106].

Issu d’une thèse de doc­to­rat, ce volu­mi­neux ouvrage (852 p.), dont l’un des inté­rêts réside dans la très riche docu­men­ta­tion qu’il met à dis­po­si­tion du lec­teur fran­çais (un bon tiers du volume est consti­tué de notes, aux­quelles s’ajoutent plus de cent pages de biblio­gra­phie), pré­sente l’évolution de la Curie à un moment char­nière de son his­toire : la qua­si dis­pa­ri­tion de tout pou­voir tem­po­rel de l’Eglise. Prin­ci­pa­le­ment dédiée à l’administration des Etats pon­ti­fi­caux, dans un contexte où les influences étran­gères, puis les avan­cées de l’unité ita­lienne, mettent en valeur l’ambivalence de sa fonc­tion, la Curie va pro­gres­si­ve­ment être réorien­tée vers l’administration pure­ment spi­ri­tuelle.

A cause de ce que F. Jan­ko­wiak appelle le « temps long » de la Curie, c’est-à-dire son indif­fé­rence, vou­lue et assu­mée, aux chan­ge­ments exté­rieurs et notam­ment à la mon­tée du libé­ra­lisme poli­tique, les cri­tiques for­mu­lées, dans les Etats jankowiakpon­ti­fi­caux, à l’encontre du fonc­tion­ne­ment de l’administration pon­ti­fi­cale, notam­ment locale, rejailli­ront sur son gou­ver­ne­ment cen­tral spi­ri­tuel. Ce n’est qu’à par­tir de la dis­pa­ri­tion des Etats pon­ti­fi­caux que la Curie se trans­for­me­ra véri­ta­ble­ment, en repor­tant sur le pou­voir spi­ri­tuel ses fonc­tions anté­rieu­re­ment exer­cées au tem­po­rel. F. Jan­ko­wiak note à cet égard (pp. 342–357) que le concept de socié­té par­faite, c’est-à-dire ayant en elle-même les moyens suf­fi­sants de sa propre exis­tence, appli­qué à l’Eglise, est consa­cré très exac­te­ment au moment où l’Etat pon­ti­fi­cal est ampu­té d’une par­tie de ses ter­ri­toires (Consti­tu­tion apos­to­lique Cum Catho­li­ca Eccle­sia), cette nou­velle pré­ci­sion consis­tant en une remise à l’honneur, par une « repré­sen­ta­tion fixiste » de l’histoire, d’une « image exal­tée » de la chré­tien­té médié­vale. Ain­si pré­sen­tée, cette oppo­si­tion à la moder­ni­té, et sin­gu­liè­re­ment à une moder­ni­té poli­tique qui dépos­sède l’Eglise de toute charge tem­po­relle, sera accen­tuée par le Syl­la­bus et Quan­ta Cura, sans que cette condam­na­tion soit dépour­vue d’ambiguïtés. Evo­quant la (longue) genèse du Code de droit canon, F. Jan­ko­wiak montre bien à cet égard que l’influence de la codi­fi­ca­tion napo­léo­nienne et de la ratio­na­li­sa­tion posi­ti­viste qui lui est sous­ja­cente n’est pas étran­gère à la rédac­tion du code, même si, bien enten­du, l’esprit et l’objectif en sont radi­ca­le­ment dif­fé­rents.

C’est d’ailleurs sans doute là que se trouve non pas une limite de l’ouvrage, mais le risque qu’il y aurait à lui don­ner une inter­pré­ta­tion d’ordre autre qu’historique, en par­ti­cu­lier théo­lo­gique. L’objet de l’auteur, spé­cia­liste de droit canon, est, au-delà de l’histoire admi­nis­tra­tive de la Curie, de don­ner une généa­lo­gie du dogme, mais il ne peut évi­dem­ment être de pro­po­ser un juge­ment du conte­nu même du dogme. S’il peut per­mettre d’expliquer le contexte dans lequel un cer­tain nombre d’énoncés dog­ma­tiques ont été pro­cla­més (les déve­lop­pe­ments sur l’infaillibilité pon­ti­fi­cale, pp. 386 ss., sont à cet égard par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sants), il serait impos­sible de suivre au-delà la démarche, et, notam­ment de « contex­tua­li­ser le dogme ». On ne peut s’empêcher, en lisant l’auteur, de pen­ser à un pas­sage du dis­cours pro­gram­ma­tique du 22 décembre 2005, pré­ci­sé­ment pro­non­cé devant la Curie, par lequel Benoît XVI rap­pe­lait les « condam­na­tions sévères et radi­cales de cet esprit de l’époque moderne », mais pour pré­ci­ser aus­si­tôt que le Concile avait « revi­si­té ou éga­le­ment cor­ri­gé cer­taines déci­sions his­to­riques », repla­çant en quelque sorte dans leur contexte les condam­na­tions alors pro­non­cées. Il reje­tait l’herméneutique de la rup­ture, mais enté­ri­nait une dis­con­ti­nui­té due à la dis­tinc­tion entre ce qui rele­vait des « situa­tions his­to­riques concrètes et leurs exi­gences », et ce qui appar­te­nait au dogme. Si l’on devait suivre l’interprétation his­to­rique du dogme autre­ment que rela­ti­ve­ment aux condi­tions ayant pré­si­dé à sa pro­cla­ma­tion, il fau­drait alors consi­dé­rer que les condam­na­tions ain­si pro­cla­mées, et plus encore les dogmes pré­ci­sés à leur encontre, relèvent de « faits contin­gents » (dis­cours du 22 décembre), et qu’en tant que telles ces déci­sions « devaient néces­sai­re­ment être elles-mêmes contin­gentes ». De la sorte, l’ouvrage de F. Jan­ko­wiak, par l’extrême minu­tie avec laquelle il res­ti­tue les condi­tions de « pro­duc­tion » des dogmes de la seconde moi­tié du XIXe siècle et du tout début du XXe siècle, montre en creux, si l’on peut dire, les limites de l’interprétation contex­tua­li­sante venant auto­ri­ser une her­mé­neu­tique de la conti­nui­té des docu­ments emblé­ma­tiques du second concile du Vati­can.

Au-delà de cet apport à la généa­lo­gie du dogme, l’ouvrage vaut éga­le­ment par les très nom­breux déve­lop­pe­ments qu’il com­porte sur les hommes de la Curie, en par­ti­cu­lier les moda­li­tés très com­plexes de leur choix et de l’évolution de leur car­rière, qui ne manquent pas d’intérêt pour com­prendre, muta­tis mutan­dis, le fonc­tion­ne­ment de la Curie d’avant Vati­can II voire, dans une cer­taine mesure, son état actuel.

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