Revue de réflexion politique et religieuse.

Mari­tain le pas­seur

Article publié le 29 Nov 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[article publié dans catho­li­ca, n. 94, pp. 11–19.]

En pro­vo­quant l’effondrement des ins­ti­tu­tions usées de l’Ancien Régime, la Révo­lu­tion fran­çaise aura fina­le­ment contraint les catho­liques fran­çais, jusque-là en qua­si tota­li­té simples sujets du Roi, à devoir pen­ser les fon­de­ments de la poli­tique : il leur a fal­lu prendre posi­tion face à des ins­ti­tu­tions fon­dées sur des prin­cipes en rup­ture avec ceux de la phi­lo­so­phie poli­tique clas­sique et la concep­tion chré­tienne du pou­voir sur laquelle celle-ci pre­nait appui. Tiraillés entre fidé­li­té intran­si­geante et accep­ta­tion du libé­ra­lisme, les catho­liques fran­çais ont long­temps hési­té, sur le ter­rain pra­tique, entre contre-révo­lu­tion et par­ti­ci­pa­tion. C’est dans le contexte de per­sé­cu­tions anti­re­li­gieuses autant que de crise dynas­tique que Léon XIII a opté pour l’entrisme au sein de la Répu­blique, avec son ency­clique Au milieu des sol­li­ci­tudes du 16 février 1892, dans le but assez clair d’apaiser la situa­tion et de faire ces­ser un vide poli­tique. Cette ini­tia­tive n’a pas cepen­dant mis fin à la volon­té d’un grand nombre de catho­liques de lut­ter pour le réta­blis­se­ment d’un régime de chré­tien­té, tan­dis que d’autres l’ont com­prise comme une jus­ti­fi­ca­tion de l’intégration qu’ils avaient déjà enta­mée en appli­ca­tion des prin­cipes du catho­li­cisme libé­ral et qu’ils dési­raient pous­ser à leur extré­mi­té logique. Les pre­miers, pour une large part d’entre eux, se sont pro­gres­si­ve­ment ras­sem­blés autour de l’Action fran­çaise dès la pre­mière décen­nie du XXe siècle, et ont alors repré­sen­té une force poli­tique capable de s’opposer de front aux ins­ti­tu­tions répu­bli­caines. C’est dans ces condi­tions que Jacques Mari­tain s’imposera pro­gres­si­ve­ment comme le « phi­lo­sophe qua­si offi­ciel de l’Eglise de France » ((. Guillaume de Thieul­loy, Le che­va­lier de l’absolu, Gal­li­mard, coll. L’esprit de la cité, 2005, p. 95.)) , avant de deve­nir ensuite l’un des prin­ci­paux, sinon l’unique intel­lec­tuel domi­nant des « non-confor­mistes des années trente ». Conver­ti au catho­li­cisme en 1906, ce répu­bli­cain drey­fu­sard, d’abord adepte de Berg­son, s’est « ral­lié » à saint Tho­mas d’Aquin puis s’est rap­pro­ché de l’Action fran­çaise sous l’influence de son confes­seur, le père domi­ni­cain Hum­bert Clé­ris­sac. Mari­tain se décla­rait alors radi­ca­le­ment anti­ré­vo­lu­tion­naire, dans une de ses pre­mières œuvres au titre sans équi­voque, Anti­mo­derne (1922) : « Nous haïs­sons donc l’iniquité révo­lu­tion­naire-bour­geoise qui enve­loppe et vicie aujourd’hui la civi­li­sa­tion » ((. Anti­mo­derne (1922), Ed. de la Revue des jeunes, p. 194.)) .
Plus tard, avec la condam­na­tion de l’Action fran­çaise par Pie XI en décembre 1926, Mari­tain va très insi­dieu­se­ment pas­ser de la défense intran­si­geante des prin­cipes posés par saint Tho­mas dans le De regi­mine prin­ci­pum à la pro­mo­tion de la démo­cra­tie et des droits de l’homme, pas­sant ain­si de l’intégralisme au libé­ral-catho­li­cisme. Ce type de bas­cu­le­ment n’est pas rare, mais il s’opère chez lui selon des moda­li­tés par­ti­cu­lières lourdes de consé­quences. Pas­sé maître dans l’art d’utiliser la phi­lo­so­phie de saint Tho­mas à laquelle il fait allé­geance en per­ma­nence tout au long de ses écrits, Mari­tain entraî­ne­ra avec lui un grand nombre de catho­liques dans l’impasse de la démo­cra­tie chré­tienne, sur­tout au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. Et comme on le sait, sa péda­go­gie poli­tique s’exportera — il suf­fit de pen­ser au rôle de son dis­ciple et tra­duc­teur Gio­van­ni Bat­tis­ta Mon­ti­ni, futur Paul VI, au sein de l’Action catho­lique ita­lienne, de la Secré­tai­re­rie d’Etat et enfin du Concile — pour com­prendre la place excep­tion­nelle de cet homme dans l’histoire de l’Eglise contem­po­raine.
Le suc­cès de la pen­sée de Mari­tain s’explique notam­ment par le fait qu’il a offert aux catho­liques désem­pa­rés de l’entre-deux-guerres une solu­tion théo­rique pour ces­ser une lutte épui­sante contre le libé­ra­lisme poli­tique et le laï­cisme mili­tant sans renon­cer, du moins en appa­rence, à la culture poli­tique à laquelle ils étaient habi­tués. Pour cer­tains d’entre eux, Mari­tain est alors appa­ru comme un alchi­miste génial qui aurait, enfin, réus­si à conci­lier les prin­cipes clas­siques de la poli­tique avec les ins­ti­tu­tions modernes de la démo­cra­tie libé­rale. Mais il s’agissait en réa­li­té d’un pro­cé­dé illu­soire et propre à nour­rir les illu­sions.
Peu après sa conver­sion, Mari­tain posait le pro­blème poli­tique de manière très réa­liste : com­ment mettre en œuvre les prin­cipes natu­rels de la poli­tique dans le cadre de la IIIe Répu­blique ? Reje­tant d’emblée comme pers­pec­tive uto­pique le réta­blis­se­ment inté­gral d’une chré­tien­té idéa­li­sée, Mari­tain déclare : « Nous ne vou­lons pas retour­ner au moyen âge […] ; nous espé­rons voir res­ti­tuer dans un monde nou­veau, et pour infor­mer une matière nou­velle, les prin­cipes spi­ri­tuels et les normes éter­nelles dont la civi­li­sa­tion médié­vale ne nous pré­sente, à ses meilleures époques, qu’une réa­li­sa­tion his­to­rique par­ti­cu­lière, supé­rieure en qua­li­té, mal­gré ses énormes défi­ciences, mais défi­ni­ti­ve­ment pas­sée » ((. Ibid., pp. 22–23.)) . Sur les conseils de son confes­seur, il s’est alors rap­pro­ché de l’Action Fran­çaise : « S’il m’est per­mis d’évoquer ici des sou­ve­nirs per­son­nels, je dirai que moi-même, trois ou quatre ans après mon entrée dans l’Eglise, n’ayant d’ailleurs jamais ouvert encore l’Action Fran­çaise, ni un livre de Maur­ras, je nour­ris­sais à l’égard de celui-ci la plus sombre défiance ; il a fal­lu les exhor­ta­tions du Père Clé­ris­sac […] pour m’amener à exa­mi­ner d’une manière impar­tiale l’œuvre poli­tique de Maur­ras, à la lumière des prin­cipes de Saint Tho­mas » ((. Jacques Mari­tain, Une opi­nion sur Charles Maur­ras et le devoir des catho­liques, in Œuvres com­plètes, Ed. Uni­ver­si­taires de Fri­bourg, 1986, T. 3, p. 759. [La réfé­rence à cette édi­tion des œuvres com­plètes sera par la suite indi­quée O. C.])) .
Cet exa­men le conduit à la rédac­tion en 1925 d’un opus­cule inti­tu­lé Une opi­nion sur Charles Maur­ras et le devoir des catho­liques. Son ana­lyse sym­pa­thique, mais cri­tique de la doc­trine de Charles Maur­ras l’amène à for­mu­ler quelques réserves. « Ses idées poli­tiques, écrit-il, du moins celles qui ont une valeur uni­ver­selle, consti­tuent des frag­ments d’une science poli­tique, une pré­pa­ra­tion empi­rique à une telle science, des conclu­sions induc­tives et par­tielles que la pen­sée catho­lique peut assu­mer et inté­grer en les orga­ni­sant en doc­trine par rat­ta­che­ment à des prin­cipes plus éle­vés et dans la lumière propre de la théo­lo­gie » ((. Ibid., p. 765.)) . Il reproche à Maur­ras son agnos­ti­cisme, son natu­ra­lisme et sa concep­tion de la laï­ci­té, ce qui recoupe les réserves qu’avait déjà for­mu­lées le P. Des­co­qs dans A tra­vers l’œuvre de M. Charles Maur­ras (1911).

Cela ne l’empêche pas de sou­li­gner la clair­voyance de Maur­ras sur les grandes lignes de la poli­tique, prin­ci­pa­le­ment en ce qui concerne le mot d’ordre « poli­tique d’abord », qu’il prend scru­pu­leu­se­ment le soin d’expliquer, à l’encontre de la com­pré­hen­sion erro­née qu’on en fai­sait déjà : « La condi­tion pre­mière […] c’est […] une dis­tri­bu­tion de l’autorité dans la cité, un gou­ver­ne­ment de celle-ci qui ne soit pas contraire à la nature. Sans cette condi­tion, tous les efforts indi­vi­duels d’ordre social, moral, intel­lec­tuel, reli­gieux, efforts plus nobles en eux-mêmes que l’activité des par­ti­sans d’un grou­pe­ment poli­tique — et plus néces­saires en soi, et tou­jours indis­pen­sables — res­te­ront impuis­sants à ins­crire un résul­tat durable dans la vie com­mune des hommes ». Il encou­rage donc les catho­liques à sou­te­nir l’Action fran­çaise faute de mieux : « Il arrive trop sou­vent qu’au lieu de com­plé­ter ce qui est omis, nous nous achar­nions à détruire ce qui est fait. C’est à un autre tra­vail que nous sommes conviés ».
A cette époque, Mari­tain rejette donc clai­re­ment les ins­ti­tu­tions de la IIIe Répu­blique en ce qu’elles reposent sur les prin­cipes de la Révo­lu­tion : « Ce qu’il [le catho­lique] doit haïr en tant même que citoyen, et cher­cher à ren­ver­ser à moins qu’un mal plus grand ne doive s’ensuivre pour la cité, c’est une sou­ve­rai­ne­té poli­tique qui non pas par acci­dent, mais essen­tiel­le­ment, en droit et en prin­cipe, serait tour­née contre le Christ » ((. Ibid., p. 767.)) .
La mise à l’index de l’Action fran­çaise, inter­ve­nue quelques mois après la paru­tion de cet écrit pré­ven­tif, semble néan­moins avoir inci­té Mari­tain à chan­ger insen­si­ble­ment de dis­cours. Offi­ciel­le­ment, il ne remet pas en cause son ana­lyse : « Il est clair qu’en frap­pant les erreurs et les dévia­tions qu’elle dis­cerne dans une doc­trine ou un mou­ve­ment, l’Eglise ne veut pas condam­ner ce qui peut se trou­ver là de bon. Tout ce qu’il y a de juste et de fon­dé dans les concep­tions poli­tiques qui, empi­ri­que­ment et par­tiel­le­ment retrou­vées par Maur­ras, se rat­tachent à Joseph de Mais-tre, à Bonald, à Bos­suet, à saint Tho­mas d’Aquin demeure intact » ((. Pri­mau­té du spi­ri­tuel, in O.C., T. 3, p. 853.)) . Mais dans le même temps il déclare : « Bref et pour par­ler en image, une poli­tique chré­tienne doit choi­sir son ana­lo­gué his­to­rique, non dans le siècle de Louis XIV, où tant de la vie pour­ris­sait par­mi tant d’éclat, mais dans la civi­li­sa­tion théo­lo­gale du moyen âge » ((. Ibid., p. 854.)) . Il explique tou­te­fois en note de bas de page que « c’est bien d’une ana­lo­gie, et seule­ment d’une ana­lo­gie, que nous par­lons ici. Nous savons que le temps est irré­ver­sible. Il s’agit d’une cor­res­pon­dance spi­ri­tuelle, non d’une copie lit­té­rale. Il ne s’agit pas de reve­nir maté­riel­le­ment au moyen âge, mais de s’inspirer de ses prin­cipes » ((. Ibid., p. 854. Sou­li­gné par nous.)) . Ain­si, alors que dans Anti­mo­derne il vou­lait « res­ti­tuer » les prin­cipes poli­tiques de la socié­té médié­vale, Mari­tain semble désor­mais vou­loir seule­ment s’en « ins­pi­rer ».
C’est dans Science et Sagesse — ouvrage com­po­sé à par­tir des leçons faites à l’Angelicum, à Rome, en mars 1934 — et sur­tout dans Huma­nisme Inté­gral — ouvrage éga­le­ment com­po­sé à par­tir de cours à l’université de San­tan­der, en Espagne, en août de la même année, et sous-titré Pro­blèmes tem­po­rels et spi­ri­tuels d’une nou­velle chré­tien­té — que Mari­tain opère véri­ta­ble­ment une rup­ture, tout en lais­sant paraître une même fidé­li­té aux prin­cipes tho­mistes qu’il avait défen­dus jusqu’alors en matière poli­tique.

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