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Mari­tain le pas­seur

[article publié dans catho­li­ca, n. 94, pp. 11–19.]

En pro­vo­quant l’effondrement des ins­ti­tu­tions usées de l’Ancien Régime, la Révo­lu­tion fran­çaise aura fina­le­ment contraint les catho­liques fran­çais, jusque-là en qua­si tota­li­té simples sujets du Roi, à devoir pen­ser les fon­de­ments de la poli­tique : il leur a fal­lu prendre posi­tion face à des ins­ti­tu­tions fon­dées sur des prin­cipes en rup­ture avec ceux de la phi­lo­so­phie poli­tique clas­sique et la concep­tion chré­tienne du pou­voir sur laquelle celle-ci pre­nait appui. Tiraillés entre fidé­li­té intran­si­geante et accep­ta­tion du libé­ra­lisme, les catho­liques fran­çais ont long­temps hési­té, sur le ter­rain pra­tique, entre contre-révo­lu­tion et par­ti­ci­pa­tion. C’est dans le contexte de per­sé­cu­tions anti­re­li­gieuses autant que de crise dynas­tique que Léon XIII a opté pour l’entrisme au sein de la Répu­blique, avec son ency­clique Au milieu des sol­li­ci­tudes du 16 février 1892, dans le but assez clair d’apaiser la situa­tion et de faire ces­ser un vide poli­tique. Cette ini­tia­tive n’a pas cepen­dant mis fin à la volon­té d’un grand nombre de catho­liques de lut­ter pour le réta­blis­se­ment d’un régime de chré­tien­té, tan­dis que d’autres l’ont com­prise comme une jus­ti­fi­ca­tion de l’intégration qu’ils avaient déjà enta­mée en appli­ca­tion des prin­cipes du catho­li­cisme libé­ral et qu’ils dési­raient pous­ser à leur extré­mi­té logique. Les pre­miers, pour une large part d’entre eux, se sont pro­gres­si­ve­ment ras­sem­blés autour de l’Action fran­çaise dès la pre­mière décen­nie du XXe siècle, et ont alors repré­sen­té une force poli­tique capable de s’opposer de front aux ins­ti­tu­tions répu­bli­caines. C’est dans ces condi­tions que Jacques Mari­tain s’imposera pro­gres­si­ve­ment comme le « phi­lo­sophe qua­si offi­ciel de l’Eglise de France » ((. Guillaume de Thieul­loy, Le che­va­lier de l’absolu, Gal­li­mard, coll. L’esprit de la cité, 2005, p. 95.)) , avant de deve­nir ensuite l’un des prin­ci­paux, sinon l’unique intel­lec­tuel domi­nant des « non-confor­mistes des années trente ». Conver­ti au catho­li­cisme en 1906, ce répu­bli­cain drey­fu­sard, d’abord adepte de Berg­son, s’est « ral­lié » à saint Tho­mas d’Aquin puis s’est rap­pro­ché de l’Action fran­çaise sous l’influence de son confes­seur, le père domi­ni­cain Hum­bert Clé­ris­sac. Mari­tain se décla­rait alors radi­ca­le­ment anti­ré­vo­lu­tion­naire, dans une de ses pre­mières œuvres au titre sans équi­voque, Anti­mo­derne (1922) : « Nous haïs­sons donc l’iniquité révo­lu­tion­naire-bour­geoise qui enve­loppe et vicie aujourd’hui la civi­li­sa­tion » ((. Anti­mo­derne (1922), Ed. de la Revue des jeunes, p. 194.)) .
Plus tard, avec la condam­na­tion de l’Action fran­çaise par Pie XI en décembre 1926, Mari­tain va très insi­dieu­se­ment pas­ser de la défense intran­si­geante des prin­cipes posés par saint Tho­mas dans le De regi­mine prin­ci­pum à la pro­mo­tion de la démo­cra­tie et des droits de l’homme, pas­sant ain­si de l’intégralisme au libé­ral-catho­li­cisme. Ce type de bas­cu­le­ment n’est pas rare, mais il s’opère chez lui selon des moda­li­tés par­ti­cu­lières lourdes de consé­quences. Pas­sé maître dans l’art d’utiliser la phi­lo­so­phie de saint Tho­mas à laquelle il fait allé­geance en per­ma­nence tout au long de ses écrits, Mari­tain entraî­ne­ra avec lui un grand nombre de catho­liques dans l’impasse de la démo­cra­tie chré­tienne, sur­tout au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. Et comme on le sait, sa péda­go­gie poli­tique s’exportera — il suf­fit de pen­ser au rôle de son dis­ciple et tra­duc­teur Gio­van­ni Bat­tis­ta Mon­ti­ni, futur Paul VI, au sein de l’Action catho­lique ita­lienne, de la Secré­tai­re­rie d’Etat et enfin du Concile — pour com­prendre la place excep­tion­nelle de cet homme dans l’histoire de l’Eglise contem­po­raine.
Le suc­cès de la pen­sée de Mari­tain s’explique notam­ment par le fait qu’il a offert aux catho­liques désem­pa­rés de l’entre-deux-guerres une solu­tion théo­rique pour ces­ser une lutte épui­sante contre le libé­ra­lisme poli­tique et le laï­cisme mili­tant sans renon­cer, du moins en appa­rence, à la culture poli­tique à laquelle ils étaient habi­tués. Pour cer­tains d’entre eux, Mari­tain est alors appa­ru comme un alchi­miste génial qui aurait, enfin, réus­si à conci­lier les prin­cipes clas­siques de la poli­tique avec les ins­ti­tu­tions modernes de la démo­cra­tie libé­rale. Mais il s’agissait en réa­li­té d’un pro­cé­dé illu­soire et propre à nour­rir les illu­sions.
Peu après sa conver­sion, Mari­tain posait le pro­blème poli­tique de manière très réa­liste : com­ment mettre en œuvre les prin­cipes natu­rels de la poli­tique dans le cadre de la IIIe Répu­blique ? Reje­tant d’emblée comme pers­pec­tive uto­pique le réta­blis­se­ment inté­gral d’une chré­tien­té idéa­li­sée, Mari­tain déclare : « Nous ne vou­lons pas retour­ner au moyen âge […] ; nous espé­rons voir res­ti­tuer dans un monde nou­veau, et pour infor­mer une matière nou­velle, les prin­cipes spi­ri­tuels et les normes éter­nelles dont la civi­li­sa­tion médié­vale ne nous pré­sente, à ses meilleures époques, qu’une réa­li­sa­tion his­to­rique par­ti­cu­lière, supé­rieure en qua­li­té, mal­gré ses énormes défi­ciences, mais défi­ni­ti­ve­ment pas­sée » ((. Ibid., pp. 22–23.)) . Sur les conseils de son confes­seur, il s’est alors rap­pro­ché de l’Action Fran­çaise : « S’il m’est per­mis d’évoquer ici des sou­ve­nirs per­son­nels, je dirai que moi-même, trois ou quatre ans après mon entrée dans l’Eglise, n’ayant d’ailleurs jamais ouvert encore l’Action Fran­çaise, ni un livre de Maur­ras, je nour­ris­sais à l’égard de celui-ci la plus sombre défiance ; il a fal­lu les exhor­ta­tions du Père Clé­ris­sac […] pour m’amener à exa­mi­ner d’une manière impar­tiale l’œuvre poli­tique de Maur­ras, à la lumière des prin­cipes de Saint Tho­mas » ((. Jacques Mari­tain, Une opi­nion sur Charles Maur­ras et le devoir des catho­liques, in Œuvres com­plètes, Ed. Uni­ver­si­taires de Fri­bourg, 1986, T. 3, p. 759. [La réfé­rence à cette édi­tion des œuvres com­plètes sera par la suite indi­quée O. C.])) .
Cet exa­men le conduit à la rédac­tion en 1925 d’un opus­cule inti­tu­lé Une opi­nion sur Charles Maur­ras et le devoir des catho­liques. Son ana­lyse sym­pa­thique, mais cri­tique de la doc­trine de Charles Maur­ras l’amène à for­mu­ler quelques réserves. « Ses idées poli­tiques, écrit-il, du moins celles qui ont une valeur uni­ver­selle, consti­tuent des frag­ments d’une science poli­tique, une pré­pa­ra­tion empi­rique à une telle science, des conclu­sions induc­tives et par­tielles que la pen­sée catho­lique peut assu­mer et inté­grer en les orga­ni­sant en doc­trine par rat­ta­che­ment à des prin­cipes plus éle­vés et dans la lumière propre de la théo­lo­gie » ((. Ibid., p. 765.)) . Il reproche à Maur­ras son agnos­ti­cisme, son natu­ra­lisme et sa concep­tion de la laï­ci­té, ce qui recoupe les réserves qu’avait déjà for­mu­lées le P. Des­co­qs dans A tra­vers l’œuvre de M. Charles Maur­ras (1911).

Cela ne l’empêche pas de sou­li­gner la clair­voyance de Maur­ras sur les grandes lignes de la poli­tique, prin­ci­pa­le­ment en ce qui concerne le mot d’ordre « poli­tique d’abord », qu’il prend scru­pu­leu­se­ment le soin d’expliquer, à l’encontre de la com­pré­hen­sion erro­née qu’on en fai­sait déjà : « La condi­tion pre­mière […] c’est […] une dis­tri­bu­tion de l’autorité dans la cité, un gou­ver­ne­ment de celle-ci qui ne soit pas contraire à la nature. Sans cette condi­tion, tous les efforts indi­vi­duels d’ordre social, moral, intel­lec­tuel, reli­gieux, efforts plus nobles en eux-mêmes que l’activité des par­ti­sans d’un grou­pe­ment poli­tique — et plus néces­saires en soi, et tou­jours indis­pen­sables — res­te­ront impuis­sants à ins­crire un résul­tat durable dans la vie com­mune des hommes ». Il encou­rage donc les catho­liques à sou­te­nir l’Action fran­çaise faute de mieux : « Il arrive trop sou­vent qu’au lieu de com­plé­ter ce qui est omis, nous nous achar­nions à détruire ce qui est fait. C’est à un autre tra­vail que nous sommes conviés ».
A cette époque, Mari­tain rejette donc clai­re­ment les ins­ti­tu­tions de la IIIe Répu­blique en ce qu’elles reposent sur les prin­cipes de la Révo­lu­tion : « Ce qu’il [le catho­lique] doit haïr en tant même que citoyen, et cher­cher à ren­ver­ser à moins qu’un mal plus grand ne doive s’ensuivre pour la cité, c’est une sou­ve­rai­ne­té poli­tique qui non pas par acci­dent, mais essen­tiel­le­ment, en droit et en prin­cipe, serait tour­née contre le Christ » ((. Ibid., p. 767.)) .
La mise à l’index de l’Action fran­çaise, inter­ve­nue quelques mois après la paru­tion de cet écrit pré­ven­tif, semble néan­moins avoir inci­té Mari­tain à chan­ger insen­si­ble­ment de dis­cours. Offi­ciel­le­ment, il ne remet pas en cause son ana­lyse : « Il est clair qu’en frap­pant les erreurs et les dévia­tions qu’elle dis­cerne dans une doc­trine ou un mou­ve­ment, l’Eglise ne veut pas condam­ner ce qui peut se trou­ver là de bon. Tout ce qu’il y a de juste et de fon­dé dans les concep­tions poli­tiques qui, empi­ri­que­ment et par­tiel­le­ment retrou­vées par Maur­ras, se rat­tachent à Joseph de Mais-tre, à Bonald, à Bos­suet, à saint Tho­mas d’Aquin demeure intact » ((. Pri­mau­té du spi­ri­tuel, in O.C., T. 3, p. 853.)) . Mais dans le même temps il déclare : « Bref et pour par­ler en image, une poli­tique chré­tienne doit choi­sir son ana­lo­gué his­to­rique, non dans le siècle de Louis XIV, où tant de la vie pour­ris­sait par­mi tant d’éclat, mais dans la civi­li­sa­tion théo­lo­gale du moyen âge » ((. Ibid., p. 854.)) . Il explique tou­te­fois en note de bas de page que « c’est bien d’une ana­lo­gie, et seule­ment d’une ana­lo­gie, que nous par­lons ici. Nous savons que le temps est irré­ver­sible. Il s’agit d’une cor­res­pon­dance spi­ri­tuelle, non d’une copie lit­té­rale. Il ne s’agit pas de reve­nir maté­riel­le­ment au moyen âge, mais de s’inspirer de ses prin­cipes » ((. Ibid., p. 854. Sou­li­gné par nous.)) . Ain­si, alors que dans Anti­mo­derne il vou­lait « res­ti­tuer » les prin­cipes poli­tiques de la socié­té médié­vale, Mari­tain semble désor­mais vou­loir seule­ment s’en « ins­pi­rer ».
C’est dans Science et Sagesse — ouvrage com­po­sé à par­tir des leçons faites à l’Angelicum, à Rome, en mars 1934 — et sur­tout dans Huma­nisme Inté­gral — ouvrage éga­le­ment com­po­sé à par­tir de cours à l’université de San­tan­der, en Espagne, en août de la même année, et sous-titré Pro­blèmes tem­po­rels et spi­ri­tuels d’une nou­velle chré­tien­té — que Mari­tain opère véri­ta­ble­ment une rup­ture, tout en lais­sant paraître une même fidé­li­té aux prin­cipes tho­mistes qu’il avait défen­dus jusqu’alors en matière poli­tique.

Le cœur de son rai­son­ne­ment repose sur une uti­li­sa­tion inat­ten­due de la méthode ana­lo­gique. L’analogie est le rap­port de simi­li­tude que les êtres pos­sèdent avec Dieu du fait qu’ils tiennent de lui l’existence, une simi­li­tude onto­lo­gique qui fonde leur réa­li­té et la capa­ci­té de les pen­ser. Le végé­tal, l’animal, l’homme sont des vivants, mais ne le sont pas au même degré. Le concept de vie n’est donc pas uni­voque, et la vie que l’on recon­naît à tous ces vivants est bien une vie (de sorte que le concept de vie n’est pas non plus équi­voque, arbi­traire) : il est donc un concept ana­lo­gique. De même, le concept de cité ordon­née, c’est-à-dire l’organisation de la socié­té sur le fon­de­ment des prin­cipes natu­rels de la poli­tique, est ana­lo­gique : la cité ordon­née est pen­sable en tant qu’ensemble de règles inhé­rentes aux besoins de la vie sociale humaine et chré­tienne, mais ses modes de réa­li­sa­tion varient en fonc­tion des cir­cons­tances de temps, de lieu, des qua­li­tés humaines de ses membres, etc.
Dans Huma­nisme Inté­gral (1934), Mari­tain reprend les pre­mières étapes du rai­son­ne­ment qu’il avait déjà déve­lop­pé dans Pri­mau­té du Spi­ri­tuel (1927) : « Les prin­cipes ne varient pas, ni les suprêmes règles pra­tiques de la vie humaine : mais ils s’appliquent selon des manières essen­tiel­le­ment diverses, qui ne répondent à un même concept que selon une simi­li­tude de pro­por­tions » ((. Huma­nisme Inté­gral. Pro­blèmes tem­po­rels et spi­ri­tuels d’une nou­velle chré­tien­té, in O.C., T. 6, p. 449.)) . Et il insis­tait sur la méthode : « C’est de ce prin­cipe de l’analogie, qui domine toute la méta­phy­sique tho­miste et d’après lequel les idées les plus hautes se réa­lisent dans l’existence d’une manière essen­tiel­le­ment diverse tout en gar­dant intacte leur for­ma­li­té propre, qu’il importe de nous ins­pi­rer ici ». Mari­tain disait encore que « ce n’est pas d’une manière uni­voque qu’une concep­tion peut se réa­li­ser aux dif­fé­rents âges du monde. C’est d’une manière ana­lo­gique ». Les prin­cipes natu­rels de la poli­tique doivent donc être mis en œuvre selon « une notion vrai­ment ration­nelle et phi­lo­so­phique des diverses phases de l’histoire ». Il s’agit alors de « dis­cer­ner la forme et la signi­fi­ca­tion des constel­la­tions intel­li­gibles qui dominent les diverses phases de l’histoire humaine ».
Son rai­son­ne­ment repose ensuite sur un constat de fait : « Le pre­mier fait cen­tral, le fait concret qui s’impose ici comme carac­té­ris­tique des civi­li­sa­tions modernes par oppo­si­tion à la civi­li­sa­tion médié­vale, n’est-il pas que dans les temps modernes une même civi­li­sa­tion, un régime tem­po­rel des hommes admet en son sein la diver­si­té reli­gieuse ? ». Si ce constat est dif­fi­ci­le­ment contes­table, les consé­quences qu’il en tire sont plus sur­pre­nantes : « L’idéal his­to­rique d’une nou­velle chré­tien­té, d’un nou­veau régime tem­po­rel chré­tien, tout en se fon­dant sur les mêmes prin­cipes (mais d’application ana­lo­gique) que celui de la chré­tien­té médié­vale, com­por­te­rait une concep­tion pro­fane chré­tienne et non pas sacrale chré­tienne du tem­po­rel. […] L’idée dis­cer­née dans le monde sur­na­tu­rel et qui serait comme l’étoile de cet huma­nisme nou­veau […] ce ne serait plus l’idée de l’empire sacré que Dieu pos­sède sur toutes choses, ce serait plu­tôt l’idée de la sainte liber­té de la créa­ture que la grâce unit à Dieu ». Mari­tain consi­dère ain­si que la socié­té qu’il qua­li­fie — à bon escient — de pro­fane, est la concré­ti­sa­tion ana­lo­gique de la cité natu­relle au même titre que la socié­té sacrale pou­vait l’être au moyen âge, alors même que les prin­cipes qui les fondent sont dia­mé­tra­le­ment oppo­sés.
Mais en réa­li­té, en décla­rant défi­ni­ti­ve­ment morte la socié­té sacrale, c’est l’idéal his­to­rique même d’une socié­té natu­relle juste qui se voit à son tour déchu. En effet, le concept de socié­té pro­fane n’est pas fon­dé sur une mise en œuvre ana­lo­gique des prin­cipes uni­ver­sels de l’ordre poli­tique : elle applique des prin­cipes nou­veaux, que Mari­tain se garde bien de défi­nir et qui reposent sur la sub­sti­tu­tion de la « liber­té » des hommes, sanc­ti­fiée pour l’occasion, à l’« empire sacré que Dieu pos­sède sur toute chose ». Or, les prin­cipes consti­tu­tifs de la cité ne tiennent leur être de la libre déter­mi­na­tion humaine que dans la pers­pec­tive du mythe contrac­tua­liste. Dans Huma­nisme Inté­gral, Mari­tain pro­cède à un véri­table retour­ne­ment : tout en décla­rant res­ter fidèle aux prin­cipes natu­rels de la poli­tique, il les met à l’écart sous cou­vert d’analogie.
Cette éton­nante méthode n’est pas excep­tion­nelle chez le phi­lo­sophe. On peut en don­ner un autre exemple avec la manière dont il com­prend — à peu de dis­tance de l’encyclique de Pie XI Quas pri­mas, de 1925, sur le sujet — la « royau­té sociale » du Christ. Dans la « chré­tien­té pro­fane » qu’il ima­gine, les ins­ti­tu­tions poli­tiques ne sont pas expli­ci­te­ment recon­nues comme étant sou­mises au Christ. Mais puisque dans la socié­té qu’elles struc­turent il se trouve des catho­liques, et que ceux-ci font ce qu’ils peuvent pour faire valoir le bien, « il suit de là qu’une cité ani­mée et gui­dée par de tels élé­ments se trouve en réa­li­té et pour autant (et au sens tout rela­tif où cela doit s’entendre au tem­po­rel) sous le régime du Christ ; le prin­cipe uni­ver­sel de la royau­té du Christ, l’axiome que sans le Christ on ne peut rien édi­fier de ferme et d’excellent, même dans l’ordre poli­tique, s’applique ici en toute véri­té, non pas selon le mode exté­rieu­re­ment mani­fes­té et signi­fié au plus au degré qui était celui de la civi­li­sa­tion médié­vale, ni selon un mode sur­tout appa­rent et déco­ra­tif qui fut celui de l’âge clas­sique, mais selon un mode réel et vital quoique moins mani­fes­te­ment décla­ré dans les struc­tures et dans les sym­boles de la vie sociale » ((. Ibid., pp.482–483.)) .
Cet exemple révèle par­ti­cu­liè­re­ment bien que sous cou­vert d’analogie, Mari­tain déna­ture com­plè­te­ment un prin­cipe fon­da­men­tal : du point de vue poli­tique, le prin­cipe de la royau­té du Christ implique prin­ci­pa­le­ment que les ins­ti­tu­tions poli­tiques recon­naissent la sou­ve­rai­ne­té du Christ, au moins de fac­to en res­pec­tant la loi natu­relle, avec toutes les consé­quences que cela implique dans l’exercice du pou­voir. Ce prin­cipe est l’antithèse de la sou­ve­rai­ne­té abso­lue (natio­nale ou popu­laire) née de la Révo­lu­tion. Or, en renon­çant à en appe­ler à appli­quer ces prin­cipes à l’ordre poli­tique sous pré­texte que la socié­té pro­fane ne sau­rait être sou­mise qu’à une loi de liber­té, il opère pure­ment et sim­ple­ment l’abandon de ce prin­cipe. Et pré­tendre que celui-ci s’applique « selon un mode réel et vital » parce que les catho­liques font allé­geance à la royau­té du Christ en leur for inté­rieur ne consti­tue qu’une piètre esquive. Il ne s’agit donc pas d’une ana­lo­gie d’application du prin­cipe de la royau­té sociale du Christ mais d’une pure déna­tu­ra­tion.
En outre, tou­jours dans Huma­nisme Inté­gral, Mari­tain pro­cède à un détour­ne­ment de l’argument du moindre mal : il renonce au réta­blis­se­ment d’une socié­té ordon­née en expli­quant qu’il s’agit de tolé­rer un moindre mal. Or, sa logique conduit non pas à tolé­rer une socié­té mau­vaise mais à ne plus la remettre en cause, ce qui revient à accep­ter un mal comme étant un bien en en fai­sant un bien, même moindre. Cette seconde déna­tu­ra­tion per­met à Mari­tain de déta­cher l’ordre juri­dique du droit natu­rel, ce der­nier deve­nant une sorte d’idéaltype, sans plus : « C’est donc vers la per­fec­tion du droit natu­rel et du droit chré­tien que serait orien­tée, même à ses degrés les plus impar­faits, et les plus éloi­gnés de l’idéal éthique chré­tien, la struc­ture juri­dique plu­ri­forme de la cité ».
Au nom du moindre mal, Mari­tain pré­co­nise donc l’institutionnalisation du plu­ra­lisme dans le droit : « Pour le légis­la­teur qui doit viser au bien com­mun et à la paix de tel peuple don­né, ne faut-il pas tenir compte de l’état de ce peuple, et de l’idéal moral plus ou moins défi­cient, mais exis­tant en fait, des diverses familles spi­ri­tuelles qui le com­posent, et faire jouer en consé­quence le prin­cipe du moindre mal ? » Il ouvre même la voie à ce qu’on appelle main­te­nant le com­mu­nau­ta­risme : « Dans les ques­tions où la loi civile s’engrène de la façon la plus typique à une concep­tion du monde et de la vie, la légis­la­tion recon­naî­trait alors aux diverses familles spi­ri­tuelles d’une même cité un sta­tut juri­dique dif­fé­rent ».
En com­bi­nant le dévoie­ment de l’analogie avec le détour­ne­ment de l’argument du moindre mal, Mari­tain intro­duit un idéal de socié­té qui nous est aujourd’hui fami­lier : « Une cité chré­tienne dans les condi­tions des temps modernes, ne sau­rait être qu’une cité chré­tienne au-dedans de laquelle les infi­dèles vivent comme les fidèles et par­ti­cipent à un même bien com­mun tem­po­rel » ((. Ibid., p. 478.)) . Le rôle des chré­tiens devient alors un rôle d’animation : ils doivent sus­ci­ter « une force nou­velle et tem­po­relle d’inspiration chré­tienne capable d’agir sur l’histoire et d’aider les hommes […]. Ils tra­vaille­raient alors à sub­sti­tuer au régime inhu­main qui ago­nise sous nos yeux un nou­veau régime de civi­li­sa­tion qui se carac­té­ri­se­rait par un huma­nisme inté­gral et qui repré­sen­te­rait à leurs yeux une nou­velle chré­tien­té non plus sacrale, mais sécu­lière ou pro­fane ». Et dans une telle socié­té, la notion de bien com­mun, vidée de son conte­nu, peut alors être redé­fi­nie : la cité « est ordon­née à quelque chose de meilleur ; le bien intem­po­rel de la per­sonne, la conquête de sa per­fec­tion et de sa liber­té spi­ri­tuelle. C’est pour­quoi la juste concep­tion du régime tem­po­rel a un second carac­tère, elle est per­son­na­liste. J’entends par là qu’il est essen­tiel au bien com­mun tem­po­rel de res­pec­ter et de ser­vir les fins supra-tem­po­relles de la per­sonne humaine ».
Cette défi­ni­tion reflète le dia­logue inten­sif de l’auteur avec Emma­nuel Mou­nier, et le ral­lie­ment de Mari­tain au « per­son­na­lisme » : « L’unité d’une telle civi­li­sa­tion n’apparaît plus comme une uni­té d’essence ou de consti­tu­tion assu­rée d’en haut par la pro­fes­sion de la même foi et des mêmes dogmes. Moins par­faite et plus maté­rielle que for­melle, réelle cepen­dant, c’est plu­tôt, comme nous venons de le sug­gé­rer, une uni­té d’orientation, qui pro­cède d’une com­mune aspi­ra­tion […] à la forme de vie com­mune la mieux accor­dée aux inté­rêts supra-tem­po­rels de la per­sonne » ((. Ibid., p. 482.)) . Ces « inté­rêts supra-tem­po­rels de la per­sonne » devien­dront les droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine dans Les Droits de l’homme et le droit natu­rel, paru en 1941, et dans L’Homme et l’Etat de 1951.
Ce qui demeure étrange dans cette évo­lu­tion, c’est que Mari­tain pré­tend res­ter tou­jours fidèle à la phi­lo­so­phie tho­miste : dans l’avant-propos à l’édition de ses œuvres com­plètes, écrit en 1968, il décla­re­ra para­doxa­le­ment : « Nous ne pré­ten­dons pas enga­ger saint Tho­mas lui-même dans des débats où la plu­part des pro­blèmes se pré­sentent d’une façon nou­velle. Nous n’engageons que nous, encore que nous ayons conscience d’avoir pui­sé notre ins­pi­ra­tion et nos prin­cipes aux sources vives de sa doc­trine et de son esprit » ((. Ibid., p. 294.)) . Pour­tant, dans le même temps, il recon­naî­tra impli­ci­te­ment avoir rom­pu avec ses pre­miers écrits : « Ain­si se trou­vait accen­tuée cette espèce d’entente cor­diale entre l’Action Fran­çaise et moi — fon­dée sur une équi­voque due à ma naï­ve­té poli­tique d’alors comme à l’influence du père Clé­ris­sac — que je me suis tant repro­chée plus tard… » ((. Jacques Mari­tain, chro­no­lo­gie, in O.C., T. 1.)) .
C’est peut être pour avoir été moins tho­miste qu’il ne le pen­sait que Mari­tain a pu ain­si tra­hir les prin­cipes qu’il pré­ten­dait défendre : l’hypothèse de son « augus­ti­nisme » a été émise, enten­dant par là qu’il aurait accor­dé plus qu’une pri­mau­té au domaine spi­ri­tuel, ne consi­dé­rant les choses tem­po­relles que de manière abs­traite ((. Cf. Guillaume de Thieul­loy, Anti­hu­ma­nisme Inté­gral ? L’augustinisme de Jacques Mari­tain, Téqui, 2006, p. 95.)) . Il se serait en quelque sorte éga­ré en poli­tique. Il n’en fut pas moins l’homme de la situa­tion au moment du « second Ral­lie­ment » qui a fait bas­cu­ler tant d’élites catho­liques dans l’acceptation du régime laïque. L’influence qu’il a exer­cée est incom­pré­hen­sible sans une demande dans ce sens, à laquelle il est venu appor­ter une jus­ti­fi­ca­tion. Les écrits de Mari­tain se pré­sentent en effet, en matière poli­tique, comme un mélange peu attrayant de méta­phy­sique sco­las­tique, d’idées alors à la mode telles que le per­son­na­lisme d’Emmanuel Mou­nier ou l’humanisme d’André Mal­raux, et de bons sen­ti­ments. On ima­gine que Mari­tain n’aurait pas connu un tel suc­cès s’il avait dû conti­nuer à essuyer la cri­tique d’écrivains catho­liques comme Charles Péguy.