Revue de réflexion politique et religieuse.

Litur­gie. L’es­pace retour­né

Article publié le 2 Mai 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Brû­lait-on déjà à l’é­poque d’entrer de plain-pied dans la fes­to­lâ­trie moderne sous pré­texte de résur­rec­tion ? Quoi qu’il en soit, la résur­rec­tion elle-même n’évita qu’à grand’peine d’être apla­tie au niveau d’un bien-être socio-psy­cho­lo­gique, au ras des pis­sen­lits et volon­tiers paci­fiste. Paci­fiste, à moins d’opter pour quelque folk­lo­rique gué­va­risme, pour l’un ou l’autre cryp­to-trots­kisme qui ne coû­tait rien à des Occi­den­taux repus, réso­lu­ment par­tis pour la gloire consu­mé­riste (car les « trente glo­rieuses » doivent être exac­te­ment appe­lées, comme on a pu le dire, « les trente hon­teuses par­ties pour la gloire et s’a­che­vant en flop »), à l’heure même où nos frères chré­tiens, nos frères humains, crou­pis­saient dans les camps et geôles bre­j­né­viens, maoïstes, pol­po­tiens, pour ne citer que les plus illustres. Et, chose non moins digne d’é­ton­ne­ment, tan­dis que se prê­chait un chris­tia­nisme de res­sus­ci­tés de rigueur qui n’en­cou­russent plus le célèbre reproche de Nietzsche au sujet des têtes d’en­ter­re­ment, dans le même temps, tout en noyant avec la plus grande désin­vol­ture la ques­tion des fins der­nières, on se mit pure­ment et sim­ple­ment à révo­quer en doute le fait de la résur­rec­tion, sous l’influence tar­dive d’une lec­ture mal digé­rée de R. Bult­mann, des pro­phètes de la mort de Dieu et qui sais-je encore.

Certes, beau­coup d’eau a pas­sé sous les ponts du Tibre et sous ceux de la Mos­co­va, mais qui croi­ra sans plus de preuves que cette confec­tion éle­vée témé­rai­re­ment au rang de rite, et de rite uni­ver­sel, impo­sée auto­ri­tai­re­ment, qui, soit en pure léga­li­té soit dans une exé­cu­tion plus roya­liste que le roi, fut à point nom­mé le vec­teur des erre­ments sus­dits, pour­ra un jour être déga­gée par d’im­pro­bables doigts de fée du nœud com­pact dont elle est soli­daire, et, avec de si sus­pectes ori­gines, don­ner lieu à une pos­té­ri­té viable ?

Il a été ques­tion plus haut de la notion qui a pu four­nir à une perte de sens eucha­ris­tique sa jus­ti­fi­ca­tion théo­rique, jus­ti­fi­ca­tion dont le mirage ne résiste pas à une défi­ni­tion des termes. Une litur­gie ne sau­rait, en effet, ni en rigueur ni en vigueur de termes, être appe­lée « de la parole », pour la simple rai­son que toute litur­gie est une parole en acte, une action, accom­pa­gnée de paroles, certes, mais des paroles qui ne com­mentent pas mais opèrent, per­for­ma­tives, comme disent les lin­guistes. L’idée même de s’asseoir pour écou­ter des dis­cours ou des lec­tures est pro­fon­dé­ment anti-litur­gique. Ce n’est pas qu’on ne puisse user de bancs par néces­si­té, mais seul le siège épis­co­pal peut avoir une légi­ti­mi­té litur­gique et donc, il va sans dire, ecclé­sio­lo­gique. C’est si vrai, que, par exemple, dans le rite byzan­tin, le prêtre célé­brant laisse tou­jours inoc­cu­pé ce siège (équi­valent de la « cathèdre ») réser­vé à l’ordinaire de l’é­par­chie (du dio­cèse) s’il est pré­sent, ou éven­tuel­le­ment à l’un de ses pairs (ce qui se com­prend sans peine quand on sait que tout évêque est évêque pour toute l’E­glise). Idéa­le­ment, il n’y a que l’évêque (ou le père Abbé) qui puisse, de manière rituel­le­ment accep­table, s’asseoir à cer­tains moments pré­cis. Que pen­ser alors de l’idée d’un célé­brant défi­ni comme « pré­sident » de la « synaxe » ? Pré­sident veut dire s’asseyant en pre­mier. Le prêtre n’est pas un notable assis, mais un pas­teur debout qui se tient en tête de son assem­blée, dont il est le ser­vi­teur, se tour­nant avec elle vers Dieu. Et que pen­ser, de sur­croît, de cet hybride, ni clerc ni tout à fait laïc, l’« ani­ma­teur » qui, en rap­port de forces ten­du (et même dis­ten­du) avec le « pré­sident » sus­nom­mé, de la place la plus en évi­dence, armé de l’ou­til qui confère le seul pou­voir sérieux, le micro, confisque le regard des fidèles sous le pré­texte ingé­nu de leur mon­trer (à eux, mais aus­si au prêtre le cas échéant) ce qu’ils ont à faire, à dire, à chan­ter, à pen­ser, comme s’ils étaient le public occa­sion­nel d’un show, d’un mee­ting, dans lequel l’im­por­tant est d’être suf­fi­sam­ment « chauf­fé » pour bien « par­ti­ci­per » (a‑t-on fait assez tour­ner le manège des inno­va­tions autour du slo­gan par­fai­te­ment vague et d’au­tant plus impé­ria­liste de par­ti­ci­pa­tion!), ou comme si ces fidèles, ce Peuple saint, n’é­taient tous encore, telle une masse à pétrir comme le public entas­sé pour assu­rer la claque autour des jeux qu’on montre à la télé­vi­sion, que des caté­chu­mènes de la pre­mière minute, incons­cients de leur émi­nente digni­té, igno­rant ce qu’ils ont à faire face à ce « pré­sident de synaxe » qui les « inter­pelle », condam­nés à res­ter des non ini­tiés per­pé­tuels jus­qu’à l’heure de leurs funé­railles (que des laïcs com­plai­sants leur assu­re­ront en l’ab­sence pro­bable de ministre ordon­né)?

De même que, en soi, il n’y a pas de chaises, une tri­bune, pour une litur­gie qui se res­pecte, ne se conçoit pas davan­tage. Si jadis, au temps des jubés, le lec­teur (ordon­né) se pla­çait à l’ ambon, c’était pour, à son rang, être pon­tife, assu­rer le pont de la nef au chœur, entre les­quels il n’y a pas cloi­son­ne­ment mais pas­sage. Dans les églises byzan­tines, le lec­teur lit l’épître depuis la nef et tour­né vers le sanc­tuaire (déli­mi­té par l’i­co­no­stase), le peuple res­tant debout, car il est « en marche » (idée à laquelle aucun fervent de Vati­can II ne sera insen­sible, que je sache). Notons aus­si qu’il n’est pas ques­tion pour le lec­teur, ni pour le diacre ou le prêtre lisant l’évangile, de lever les yeux du lec­tion­naire, contrai­re­ment à cette habi­tude que l’on a cru devoir prendre de tenir le public en haleine et qui a pour résul­tat de foca­li­ser l’attention sur le talent théâ­tral plus ou moins exer­cé du lec­teur (non ordon­né), au lieu que, rivé au livre sacré, il s’efface entiè­re­ment par rap­port à lui, usant d’une lec­ture can­ti­lée qui apporte la néces­saire ampli­fi­ca­tion poé­tique et, tout pra­ti­que­ment, acous­tique (ce qui a long­temps épar­gné au culte l’obs­cène « sono » qui a fini absur­de­ment par en deve­nir le fer de lance).

Enfin, rap­pe­lions-nous, une litur­gie consti­tue un tout indi­vi­sible et ne sau­rait donc être décou­pée en par­ties se décli­nant comme suit : péni­ten­tielle, de la louange, de la parole, de l’of­fer­toire, de la pré­face, de la consé­cra­tion, de l’in­ter­ces­sion, de la com­mu­nion, de l’en­voi – toutes phases qui en fait se com­pé­nètrent sans cli­vages du début jus­qu’à la fin –, aux dépens de son unique mou­ve­ment dra­ma­tique, dont le som­met est la consé­cra­tion, et dans l’é­clo­sion puis l’é­pa­nouis­se­ment duquel l’assemblée et le cler­gé s’encouragent mutuel­le­ment à suivre l’Agneau jus­qu’au moment, l’ayant reçu en nour­ri­ture en tant que Pain vivant, d’être en réa­li­té assi­mi­lés à lui afin de consti­tuer sa pré­sence sub­stan­tielle dans le monde. Chaque inter­ven­tion, exhi­bi­tion, injonc­tion, frei­nage qui vient inter­rompre ou relâ­cher cet élan tout uni et tout uni­fiant casse la signi­fi­ca­tion du culte, sans par­ler de l’é­pui­se­ment pour les têtes et de la frus­tra­tion pour les cœurs – et de la tor­ture pour l’o­reille –, car le didac­tisme assez mora­li­sa­teur qui carac­té­rise nos « litur­gies de la parole » (débor­dant volon­tiers leurs rives en de désas­treuses inon­da­tions) trans­forme en cor­vée, en sur­me­nage, ce qui devrait être ala­cri­tas, allé­gresse, dans une contem­pla­tion simple du mys­tère de la foi, dans une écoute recueillie d’un lan­gage et d’une musique tous deux issus du silence et retour­nant s’y fondre, dans un chant qui s’é­lève sans dis­cor­dance et sans recherche d’ef­fets à quatre sous, dans une digne et fer­vente com­mu­nion des uns avec les autres sous l’onc­tion de l’Es­prit de Jésus.

Beau­coup se féli­citent, pour son effet caté­chi­sa­teur, de cette mise à l’honneur de ce qu’ils appellent « la parole », témoi­gnant sou­vent de leur absence de crainte révé­ren­tielle aux yeux de tout croyant sachant Qui est la Parole. Eh ! bien, qu’est-ce qui empê­che­rait de pro­cu­rer cet effet incon­tes­ta­ble­ment béné­fique en ses lieu et place ? La messe, qui, en elle-même, est caté­chèse vivante, a une tout autre fonc­tion, celle d’être le cœur du temps pla­cé dans l’é­ter­ni­té. Tout se passe comme si on vou­lait qu’elle serve à tout, pour­vu que ce soit le plus briè­ve­ment pos­sible et au moindre coût.

En par­lant de coût, la quête elle-même est litur­gie, preuve que les rites ne sont pas décon­nec­tés du quo­ti­dien tel qu’il est, et c’est ici par une ges­tuelle de par­tage et d’aumône. Encore faut-il son­ger à entre­po­ser billets et pièces de mon­naie, qui, en tant que tels, ne sont pas récu­pé­rables dans l’univers sacré, loin du saint des saints, les dépo­sant au fond de la nef, à défaut de nar­thex, comme l’ont tou­jours fait d’ins­tinct les rites chré­tiens tant qu’ils n’é­taient pas déna­tu­rés par la réflexion et les bonnes inten­tions.

Le pré­sent cahier des charges fer­mé, ce sera pour le moins faire preuve d’une saine sen­si­bi­li­té litur­gique que de se gar­der de sié­ger à la place, non plus seule­ment de l’é­vêque, mais de Dieu, seul juge des fruits que les prêtres ont pu don­ner, et donnent encore, en ces temps trou­blés ! Beau­coup d’entre eux ont « fait avec » ce qu’on leur octroyait et sous la contrainte sour­cilleuse d’une sur­veillance fré­quem­ment vexa­toire, trait récur­rent de tout libé­ra­lisme comme de tout clé­ri­ca­lisme, clé­ri­ca­lisme laïque inclus.

L’insatisfaction où ne peuvent que lais­ser le peuple chré­tien les solu­tions qu’on lui vante aujourd’hui (par exemple, une « réforme de la réforme », qui ne sau­rait don­ner qu’un rapié­çage du rapié­çage), aus­si louable que soit l’es­prit de modé­ra­tion qui les ins­pire, tient à ce qu’elles omettent, fina­le­ment, l’enjeu prin­ci­pal de cette ques­tion rituelle. Ne risque-t-on pas en effet de se rési­gner à la dégra­da­tion de la culture (civi­li­sa­tion), à la tech­ni­ci­sa­tion et à la mise aux normes de l’existence humaine avec des consé­quences éthiques aus­si impla­cables qu’in­cal­cu­lables, à la dépoé­ti­sa­tion tota­li­taire du monde (le mot de poé­sie devant s’en­tendre ici avec sa por­tée méta­phy­sique et spi­ri­tuelle), à l’extermination, en tout cas à la bri­made, de l’esprit d’amour et de véri­té jusque dans son sanc­tuaire et sa cita­delle : le culte ? On ne jette pas en pâture à des tour­nois d’é­ru­di­tion ou de mono­ma­nies intel­lec­tuelles, à des mar­chan­dages, à des mesures arbi­traires, dans le cadre de « com­mis­sions » et de « confé­rences » (fussent-elles épis­co­pales), l’œuvre orga­nique du Saint-Esprit, seul Auteur de toute vraie tra­di­tion et ins­pi­ra­teur du plus humble fidèle autant que du clerc le plus savant.

Au fait, qui s’in­té­resse encore à la litur­gie autre­ment que comme ter­rain d’af­fron­te­ment ou d’ex­pé­ri­men­ta­tion, esthé­tique ou autre ? Et com­ment expli­quer le mutisme dont firent preuve à son pro­pos ceux qui étaient tout dési­gnés pour être ses pen­seurs les plus féconds ? Pour ne nom­mer que l’un d’entre eux, mais non le moindre, n’est-il pas dérou­tant que ce chantre de la beau­té de la Créa­tion et de la Rédemp­tion, celui de l’organicité de la Révé­la­tion, de l’unité rayon­nante du mys­tère chré­tien, se soit si peu pro­non­cé, à ma connais­sance, je ne dis pas en faveur du retour à une décence rituelle (ce qu’il a fait), mais sur la force d’attrait dont un culte digne de la plus grande reli­gion de l’histoire, le catho­li­cisme romain, se mon­tre­rait doté pour peu qu’on s’avise de son effet sur tous les domaines de l’exis­tence, et qui déborde infi­ni­ment le cadre d’une ques­tion de « sen­si­bi­li­té reli­gieuse », de goûts et de cou­leurs, de triom­pha­lisme ou de « pau­vre­té » (sou­vent fort coû­teuse, on le sait, en mises en œuvre)? Je veux par­ler du grand Hans Urs von Bal­tha­sar, dont l’influence est connue par rap­port aux posi­tions de Rome, en tout cas depuis Jean-Paul II. Doit-on admettre que la flamme qu’un de ses maîtres, Roma­no Guar­di­ni, avait cher­ché à trans­mettre se soit étouf­fée, peut-être par décou­ra­ge­ment, tant devant les vic­toires pla­né­taires de la sot­tise pon­ti­fiante et de la vul­ga­ri­té légi­fé­rante, que sous les rafis­to­lages assez piteux dont un cler­gé dou­tant de lui-même, si ce n’est au contraire imbu d’une sûre­té pré­somp­tueuse, et muni de jus­ti­fi­ca­tifs venant de haut, a fait, pour la bonne cause, hélas ! le pro­duit de ses pra­tiques com­pen­sa­trices de pro­pa­gande et de mar­ke­ting ? Ou s’a­git-il d’une influence sou­ter­raine irré­sis­tible de la pen­sée du pas­teur Die­trich Bonhöf­fer, pen­sée condi­tion­née par un contexte his­to­rique par­ti­cu­liè­re­ment tra­gique mais com­plè­te­ment dépas­sé, au pre­mier et peut-être aus­si, crai­gnons-le, au second sens du mot – en pro­por­tions, en pro­fon­deur et en noci­vi­té ?

A cet égard, la posi­tion d’une Cathe­rine Pick­stock, théo­lo­gienne angli­cane de Cam­bridge, me paraît com­bien mieux faire droit à l’es­sence d’un débat qui n’est d’abord ni intel­lec­tuel, ni artis­tique, ni cultuel, mais vital au sens natu­rel comme sur­na­tu­rel, et que pour­rait résu­mer l’interrogation que voi­ci : l’humanité sau­ra-t-elle se retrou­ver elle-même, choi­si­ra-t-elle, à tout le moins de la part des meilleurs de ses membres, d’accomplir sa des­ti­née ? Pren­dra-t-elle à nou­veau le Rite comme fon­de­ment de la pen­sée et de l’action ?

-->