Revue de réflexion politique et religieuse.

Pour une approche réa­liste de l’art. La réa­li­té maté­rielle et spi­ri­tuelle contre l’infirmité natu­ra­liste

Article publié le 4 Mar 2023 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

 « Heu­reux ceux qui croient sans avoir vu. » (Jn 20:29)

La véri­té est invi­sible. L’art, en par­ti­cu­lier la pein­ture, en est la preuve. Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots. Ce qui est invi­sible, c’est la foi, la liber­té, la vie éter­nelle, tout ce qui déplace les mon­tagnes, en un mot la beau­té. La beau­té est invi­sible, car elle relève pour une large part du domaine spi­ri­tuelle.

Le para­doxe n’est pas nou­veau. Il a occu­pé de nom­breux pen­seurs, notam­ment ceux qui ont mis au point la théo­lo­gie néga­tive, les­quels sou­tiennent que si Dieu n’appartient pas au monde sen­sible, et que tout ce qui Le carac­té­rise (en l’occurrence la beau­té par­faite) est inac­ces­sible à nos sens, c’est, dès lors, par l’exubérance du sen­sible, par la peti­tesse et la lai­deur, que l’on peut, a contra­rio, sai­sir ce que peut signi­fier la per­fec­tion de la beau­té, l’incommensurable immen­si­té du domaine divin. En un sens, ils pensent pou­voir trans­for­mer le plomb en or.

Cela dit, même si l’on réfute de telles pré­misses, le para­doxe demeure. Entre la Terre et le Ciel, il y a effec­ti­ve­ment un lien ; nous vivons sur terre dans l’espérance d’aller au Ciel. Mais, entre les deux, le lien n’est pas à pro­pre­ment par­ler de conti­nui­té, ni sur­tout d’analogie. C’est un lien d’inclusion réci­proque. La Créa­tion, donc la réa­li­té, est à la fois maté­rielle et spi­ri­tuelle. Chaque grain de pous­sière sur la terre contient la pro­messe (spi­ri­tuelle en puis­sance) de notre vie éter­nelle. Et chaque ver­tu dans le Ciel contient la trace (maté­rielle en puis­sance) de notre vie mor­telle. Entre les deux se tient le temps qui trans­forme (qui polit ou dégrade). Entre la Terre et le Ciel, il y a deux voies, c’est-à-dire qu’il y a deux moyens de concen­trer ou subli­mer le temps sans l’abolir : les sacre­ments et l’art.

Dans la doc­trine chré­tienne, les sacre­ments se situent expli­ci­te­ment à l’interface de la Terre et du Ciel. Ils sont maté­riels, dans la mesure où ils pro­curent un accès à la vie spi­ri­tuelle. Ils sont spi­ri­tuels, dans la mesure où ils sont capables de rendre meilleure la vie maté­rielle.

Quant aux images, leur place est plus dif­fi­cile à cer­ner. Pour­tant, les mêmes ques­tions peuvent être posées au sujet des sacre­ment et des images. De quoi dépend la vali­di­té d’un sacre­ment, de quoi dépend la beau­té d’une image ? Quelles sont les rela­tions entre un sacre­ment et celui qui l’administre, et entre l’artiste et son œuvre ? Plus encore : en temps de crise, les sacre­ments et les images peuvent don­ner lieu à de sévères affron­te­ments doc­tri­naux (en guise d’exemple, men­tion­nons sim­ple­ment le dona­tisme, pour les sacre­ments, et l’iconoclasme, pour les images, ain­si que la réforme pro­tes­tante qui com­binent les deux domaines). Cela dit, en temps nor­mal, la ques­tion des sacre­ments tend à se sta­bi­li­ser, tan­dis que celle des images ne se sépare jamais d’une impres­sion d’instabilité, d’incertitude. Qu’est-ce qu’une image ? Que vaut-elle ? À quoi sert-elle ? Que montre-t-elle et que dis­si­mule-t-elle ?

C’est la rai­son pour laquelle une approche réa­liste de l’art ne semble pas aller de soi. Au demeu­rant, nous sommes peut-être les vic­times d’un aveu­gle­ment typi­que­ment moderne (plus pré­ci­sé­ment : carac­té­ri­sant la dis­po­si­tion d’esprit qui a triom­phé avec la moder­ni­té). Au début, les choses étaient claires : « Heu­reux ceux qui croient sans avoir vu. » C’est-à-dire, sans avoir vu avec leurs yeux. C’est-à-dire, sans avoir vu ce que leur yeux voient. C’est-à-dire, sans avoir vu, de la nature, ce qu’elle a de visible. La moder­ni­té, pour­voyeuse d’idéalisme (là est la dis­po­si­tion d’esprit évo­quée plus haut), n’a pas pour autant faci­li­té le déta­che­ment à l’égard des sens. Cela dit, la moder­ni­té n’est pas seule­ment la men­ta­li­té d’une époque (la nôtre), mais aus­si, comme nous venons de le sou­li­gner, une cer­taine dis­po­si­tion d’esprit – dont on peut se libé­rer, ou encore que l’on peut bel et bien igno­rer. Par exemple, sur un évan­gé­liaire syriaque du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de notre époque ou presque, le Christ et saint Tho­mas sont repré­sen­tés en l’absence de tout envi­ron­ne­ment natu­ra­liste, mais entou­rés d’une frise déco­ra­tive. Tan­dis que saint Tho­mas veut voir et tou­cher les plaies du Christ pour y croire, le regard du lec­teur se laisse gui­der dans l’entrelacs d’ornements qui décore la scène : la déco­ra­tion (visible), dès lors qu’elle n’est pas natu­ra­liste, dès lors qu’elle est sty­li­sée par la rai­son, invite à entrer en contact avec la réa­li­té invi­sible (le mys­tère de la Pas­sion).

Cette double nature de l’image, à la fois nar­ra­tive et déco­ra­tive, illustre et témoigne de la double nature de la réa­li­té, à la fois natu­relle et sur­na­tu­relle, et de la double nature du temps, à la fois ter­restre (la nar­ra­tion) et céleste (l’éternité).

***

Non moins que celui de réa­lisme, les concepts de pein­ture moderne et de moder­ni­té artis­tique méri­te­raient d’être maniés avec pru­dence. De fait, les artistes dits modernes – au hasard, Puvis de Cha­vannes, Mau­rice Denis, Edward Hop­per – étaient, pour la plu­part, anti­mo­dernes. Au tour­nant du XXe siècle, ils ont com­pris l’impasse dans laquelle se trou­vait l’art depuis la Renais­sance. Avec un cou­rage inouï, ils se sont mis à peindre en réfu­tant toutes les normes abs­traites impo­sées depuis trois ou quatre siècles, à savoir la pers­pec­tive, la pro­por­tion­na­li­té, la psy­cho­lo­gie. En un mot, le natu­ra­lisme. Ils sou­hai­taient réta­blir avec le monde une rela­tion réa­liste. Le réa­lisme n’est pas un natu­ra­lisme. Il en est même le contraire. Si le natu­ra­lisme se contente de repré­sen­ter ce que l’on voit, le réa­lisme repré­sente ce qui est.

Or ce qui dis­tingue, en prin­cipe, l’homme de l’animal, c’est de ne pas se conten­ter de l’apparence des choses (ce que l’on voit), autre­ment dit sa capa­ci­té, par la rai­son, à orga­ni­ser la connais­sance afin de recon­naître les essences (les caté­go­ries, ce qui peut être sty­li­sé). À tra­vers le natu­ra­lisme impo­sé dans les arts par la Renais­sance, l’humanisme, en quelque sorte, est un « ani­ma­lisme ». On peut aus­si sou­te­nir que l’humanisme conte­nait, en germe, une ten­dance au « machi­nisme » ou « robo­tisme » consis­tant, a contra­rio, à ne sai­sir que les essences et aucu­ne­ment, non pas les appa­rences (super­flues), mais les nuances (indis­pen­sables). Que ce soit pour le trans­for­mer en ani­mal ou en machine, l’humanisme consiste étran­ge­ment à pri­ver l’homme de ses capa­ci­tés prin­ci­pales, la nuance et la clas­si­fi­ca­tion – qui sont au fon­de­ment de toute hié­rar­chi­sa­tion, donc de tout juge­ment de valeur –, autre­ment dit à le déshu­ma­ni­ser.

Une approche réa­liste de l’art, en revanche, consis­te­rait à ré-huma­ni­ser l’homme en se don­nant en par­ti­cu­lier trois objec­tifs : d’une part, dénon­cer la confu­sion (ou super­che­rie) qui pré­tend assi­mi­ler le réa­lisme au natu­ra­lisme ; d’autre part, pro­po­ser une alter­na­tive à la domi­na­tion de l’idéologie, qui pré­vaut depuis des siècles dans la théo­rie et l’histoire de l’art ; enfin, rompre avec le rela­ti­visme, qui est un dérè­gle­ment du rap­port entre l’essence et la nuance.

De toute évi­dence, ce pro­gramme ne cor­res­pond pas à ce que l’on appelle, d’ordinaire, le « réa­lisme » (cou­rant artis­tique appa­ru au XVIIe siècle). Il ne cor­res­pond pas non plus à son contraire. Il y a un véri­table pro­blème de ter­mi­no­lo­gie. La sécu­la­ri­sa­tion moderne a enga­gé, dans le domaine artis­tique notam­ment, d’un même élan la modi­fi­ca­tion de la langue et la trans­for­ma­tion de la pen­sée.

La théo­rie pro­po­sée ici part du constat sui­vant. His­to­ri­que­ment, la sécu­la­ri­sa­tion moderne a entraî­né un pro­ces­sus de déréa­li­sa­tion de l’art ; dès lors, dans les œuvres d’art, de même que dans les esprits et dans la vie cou­rante, un temps abs­trait (une suc­ces­sion d’instants sur une ligne de pro­grès) a rem­pla­cé le temps réel (l’imbrication orga­nique d’une mul­ti­tude de cycles). Onto­lo­gi­que­ment, on peut donc mesu­rer le réa­lisme d’une œuvre d’art à son conte­nu de temps, lequel reflète la capa­ci­té à résis­ter à la ten­ta­tion de l’abstraction, plus pré­ci­sé­ment de l’instant abs­trait. Le temps, en quelques sorte, est l’étalon auquel on peut mesu­rer la qua­li­té, c’est-à-dire la réa­li­té de l’art. Qu’est-ce que cela signi­fie ?

Nous allons expli­ci­ter cette théo­rie en la confron­tant à trois aspects de la sécu­la­ri­sa­tion moderne. Tout d’abord, la dégra­da­tion de la forme. Dans le sens aris­to­té­li­cien, qui était encore celui de saint Tho­mas d’Aquin et de ses suc­ces­seurs immé­diats, le monde est consti­tué de matière sur laquelle souffle l’esprit qui donne la vie (la forme). La forme et la matière sont insé­pa­rables. En l’absence de forme, la matière demeure « informe » (amorphe), c’est-à-dire qu’elle n’est que néant. Au XVIe et sur­tout au XVIIe siècle, la pen­sée moderne a pro­fon­dé­ment modi­fié ces concep­tions anciennes en trans­for­mant le sens du mot forme. Dans le sens moderne, la forme cor­res­pond à l’assemblage des par­ties. Dès lors, on peut envi­sa­ger le fond et la forme sépa­ré­ment. Or, s’ils sont sépa­rés, le fond et la forme s’analysent, s’opposent, s’articulent au gré des objec­tifs que l’on se donne. La com­mu­ni­ca­tion se met en branle. D’ailleurs, l’art n’est pas en reste. Il com­mu­nique – par exemple, la gran­deur de tel ou tel prince. Ou, plus tard, la jus­tesse de telle ou telle cause. Il néglige sa mis­sion ori­gi­nale, consis­tant à l’enseignement des réa­li­tés maté­rielles et spi­ri­tuelles, donc à l’édification (pen­sons par exemple aux icônes orien­tales, aux enlu­mi­nures caro­lin­giennes, aux fresques de Giot­to dans la cha­pelle de Scro­ve­gni, à Padoue, notam­ment sa repré­sen­ta­tion des sept péchés capi­taux). Fina­le­ment, dans la men­ta­li­té moderne, la forme, bien que dégra­dée au rang subal­terne de faire-valoir du fond, acquiert une auto­no­mie redou­table, car la com­mu­ni­ca­tion est un outil de pro­pa­gande extrê­me­ment effi­cace. Nous allons nous en rendre compte en abor­dant le deuxième aspect de la sécu­la­ri­sa­tion.

Deuxième aspect : les idées se sub­sti­tuent à l’esprit. Naguère – nous venons de l’observer – la réa­li­té était consti­tuée, à la fois de réa­li­té natu­relle (maté­rielle, en quelque sorte) et de réa­li­té sur­na­tu­relle (c’est-à-dire spi­ri­tuelle, dans la mesure où l’esprit humain est trans­cen­dé). Nul n’aurait eu le tou­pet, par exemple, de remettre en cause la réa­li­té d’un ange – une réa­li­té pure­ment spi­ri­tuelle, donc sur­na­tu­relle. D’autres réa­li­tés était mixtes, par exemple, dans la mai­son, le coin du feu où le bois se consume et où repose l’esprit des ancêtres. Mais la sécu­la­ri­sa­tion a souf­flé sur les esprits et les a dis­per­sés, les a fait fuir. À la réa­li­té spi­ri­tuelle, une pseu­do-réa­li­té imma­té­rielle s’est sub­sti­tuée : les idées abs­traites, sor­tant tout armées du cer­veau humain, ont sup­plan­té l’esprit (sur­na­tu­rel). Dans le domaine artis­tique, ce phé­no­mène a eu un impact très puis­sant. Autre­fois, le mode d’expression de l’art était la méta­phore, qui relie l’une à l’autre deux réa­li­tés (les­quelles peuvent être natu­relles ou sur­na­tu­relles). Cela per­met­tait de repré­sen­ter le pur esprit qui, en prin­cipe, est invi­sible – par exemple une auréole au moyen d’un disque doré, tou­jours plat et pla­cé der­rière la tête. Dans Le Christ sau­vant saint Pierre de la noyade (1370), Loren­zo Vene­zia­no a repré­sen­té un des apôtres vu de dos, son auréole se trouve devant lui, lit­té­ra­le­ment col­lée à son nez. Cela peut cho­quer nos esprits modernes, for­ma­tés par des siècles de psy­cho­lo­gie et de pers­pec­tive natu­ra­liste. Peu importe, l’esprit n’appartient pas à ce monde. Le disque d’or est la méta­phore de la pure­té spi­ri­tuelle et celle-ci est d’une telle réa­li­té que le disque est inva­ria­ble­ment repré­sen­té de la même manière, quelle que soit la posi­tion du per­son­nage. Res­tons dans le domaine de l’auréole et obser­vons une œuvre moderne : l’Annon­cia­tion de Fran­ces­co del Cos­sa (1470). Au-des­sus de la tête de l’ange se trouve un dis­po­si­tif consti­tué de baguettes qui sou­tiennent une auréole repré­sen­tée en pers­pec­tive. Cet objet, en bois, sym­bo­lise une idée, celle d’auréole. C’est un acces­soire de théâtre. Solu­tion maté­ria­liste. Par ailleurs, sur le même tableau, la sainte Vierge, quant à elle, est gra­ti­fiée d’une auréole qui n’est pas maté­rielle, mais qui n’est pas non plus le disque doré de jadis. Der­rière sa tête se trouve une sorte de nimbe trans­pa­rent, de forme cir­cu­laire légè­re­ment bom­bée. Peut-être est-ce l’idée que l’on peut se faire d’une auréole ? On se dit : l’auréole étant spi­ri­tuelle, elle doit bien être trans­pa­rente. C’est-à-dire que l’on voit à tra­vers. Mais alors, si elle est trans­pa­rente, com­ment peut-on la voir et sur­tout la repré­sen­ter en pers­pec­tive ? Solu­tion idéa­liste. Sur un seul et même tableau, datant du XVe siècle, coha­bitent, pous­sés à l’extrême, le maté­ria­lisme et l’idéalisme. Le sym­bole, par deux voies dif­fé­rentes, a rem­pla­cé la méta­phore. Le monde moderne, ayant per­du l’intégrité réa­liste, est repré­sen­té de manière à la fois maté­ria­liste et idéa­liste, annon­çant des siècles, à la fois de luttes sté­riles (réci­proques) et de conni­vence (ensemble, contre l’esprit).

Troi­sième aspect de la sécu­la­ri­sa­tion : la géné­ra­li­sa­tion et l’abstraction, l’instantanéité. Fina­le­ment, au monde tra­di­tion­nel, réa­liste et pré­sent dans le temps, s’est sub­sti­tué un monde moderne, idéa­liste et pré­sent dans l’instant. D’une concep­tion humble, fon­dée sur le Vrai, le Bon et le Beau, nous sommes pas­sés à une concep­tion orgueilleuse, fon­dée sur la science et le droit posi­tif. En ce qui concerne spé­ci­fi­que­ment l’art, la beau­té, aux temps jadis, se mani­fes­tait dans les cultures sin­gu­lières, enra­ci­née dans le temps. Le lieu de la créa­tion était la com­mu­nau­té humaine, qui naît, gran­dit, meurt : sujet de nar­ra­tions concrètes. La notion de per­ma­nence, de son côté, était réser­vée à l’essence des choses, à la part éter­nelle de la réa­li­té, cor­res­pon­dant au mode artis­tique de la sty­li­sa­tion (les fameux pro­fils égyp­tiens, mais aus­si, par exemple, toute l’esthétique médié­vale, très pleine, lut­tant contre le néant, qui est l’essence du vide).

Aux temps modernes, la beau­té, dégra­dée en reflet de l’intelligence humaine, se can­tonne dans le temps pré­sent. (Peut-elle tou­jours, dans ces condi­tions, être appe­lée beau­té uni­ver­selle ?) Cela dit, dans l’espace, le lieu de la créa­tion cultu­relle s’est élar­gi à l’humanité, sans limite, donc sans éten­due. Mais les choses sont repré­sen­tées dans un contexte natu­ra­liste, leur essence, non sty­li­sée, se dis­sout. L’homme ne craint plus rien, sinon – bien­tôt – lui-même (cela aus­si appa­raît dans l’art).

Ces deux concep­tions anta­go­nistes, res­pec­ti­ve­ment ancienne et moderne, envi­sagent le rôle de l’art de façon très dif­fé­rente. Naguère, le rôle de l’art était de prendre contact avec la réa­li­té dans le temps (des ori­gines jusqu’aux fins der­nières). L’étalon de l’art devait donc être le conte­nu de temps dans l’œuvre d’art (une com­bi­nai­son de temps vécu et de temps éter­nel). Désor­mais, le rôle de l’art est de dire la véri­té, de com­mu­ni­quer des idées. Dans le monde moderne, l’étalon de l’art est à la fois scien­tiste et rela­ti­viste. Ce qui pose un sérieux pro­blème de cohé­rence, dont les obser­va­teurs atten­tifs de l’évolution de l’art jusqu’à nos jours ont pu se rendre compte. Le triomphe de la moder­ni­té a conduit de la repré­sen­ta­tion artis­tique ancienne d’une réa­li­té vécue, sin­gu­lière et uni­ver­selle, à celle d’une « véri­té » moderne, c’est-à-dire abs­traite, excen­trique et géné­rique.

Au moyen âge, les artistes – sou­vent dési­gnés par le terme d’artisan – contri­buaient à l’enrichissement du monde réel[1]. Ils pre­naient part à un phé­no­mène cultu­rel propre à la civi­li­sa­tion dans laquelle ils vivaient. À par­tir de la Renais­sance, le chan­ge­ment de para­digme a impo­sé aux artistes, soit d’embrasser la nou­velle façon de faire (moderne, natu­ra­liste, idéa­liste), soit d’agir contre l’esprit de leur temps en pré­ser­vant, en par­tie ou en tota­li­té, la façon ancienne, réa­liste, de pra­ti­quer leur art. Ceux qui ont opté pour le second membre de l’alternative ont per­mis au réa­lisme artis­tique de sur­vivre dans un envi­ron­ne­ment hos­tile. Cer­tains d’entre eux (men­tion­nons par exemple Ver­meer, Fra­go­nard) ont même acquis une grande renom­mée. Sou­vent, à leur pro­pos, on n’a pas mesu­ré l’ampleur du déca­lage de leur œuvre, par rap­port à la men­ta­li­té domi­nante. À cet égard, le roman­tisme est aus­si un cas exem­plaire. Pen­sons au célèbre tableau de Cas­par David Frie­drich, inti­tu­lé Voya­geur contem­plant une mer de nuages (1817–1818), consi­dé­ré comme un arché­type du roman­tisme en tant qu’idéalisme. Peut-être est-ce jus­te­ment le contraire. Obser­vons le tableau. En arrière-plan, nous voyons une vaste mer de nuages, et non une éten­due d’eau, ni même l’idée d’une éten­due d’eau. Ce qui est impor­tant, dans le tableau de Frie­drich, ce n’est pas le tumulte pro­di­gieux et mena­çant de la nature, les abysses inson­dables, comme on l’imaginerait d’un vaste océan dans lequel, au moins les jours favo­rables, on pour­rait laver son visage, voire, les jours très favo­rables, sur lequel on pour­rait mar­cher – en somme, une réa­li­té. Le tableau de Frie­drich, au contraire, montre l’immensité de l’illusion. Les nuages sont impal­pables, irréels. On ne peut rien en faire. Le voya­geur (vu de dos), en dépit de sa car­rure solide et de son atti­tude mar­tiale (un pied posé en avant, à la conquête du monde), reste impuis­sant. Il incline légè­re­ment la tête. Il a peut-être les yeux clos. Le poète roman­tique aurait sou­hai­té mar­cher sur les nuages. Mais il renonce. Parce que ce n’est pas sur les nuages, mais sur les eaux, que l’on marche (et pour cela il faut avoir la foi)[2]. Frie­drich, en somme, montre volon­tai­re­ment son voya­geur au-des­sus d’une illu­sion imma­té­rielle, laquelle dis­si­mule ou plu­tôt se sub­sti­tue à une réa­li­té spi­ri­tuelle. Tout comme Ver­meer avait repré­sen­té sa lai­tière devant un mur nu[3]. En repré­sen­tant leurs héros res­pec­tifs confron­tés à deux hypo­stases du même mal moderne (le néant, l’hypothèque de la réa­li­té), Frie­drich et Ver­meer ont atteint les limites de la pein­ture moderne. Ils ont dévoi­lé la super­che­rie, ils ont repré­sen­té l’idéal avec réa­lisme. C’est beau­coup mieux que le contraire (repré­sen­ter la réa­li­té avec idéa­lisme).

Comme nous le sou­li­gnions plus haut, le concept de moder­ni­té, comme celui de réa­li­té, méri­te­rait d’être manié avec pru­dence. Dans le domaine de la pein­ture, en par­ti­cu­lier, le qua­li­fi­ca­tif de moderne désigne par­fois ce qui, en fait, est anti­mo­derne ; quant à la confu­sion entre natu­ra­lisme et réa­lisme, elle est très fré­quente. Or l’étalon unique de l’art est bel et bien son degré de réa­lisme, c’est-à-dire son conte­nu de temps, car seul le temps (nar­ra­tif ou éter­nel) per­met de conju­rer le néant. En déci­dant de rompre avec les illu­sions natu­ra­listes, avec la repré­sen­ta­tion soi-disant exact de l’instant spa­tial, les peintres anti­mo­dernes (mas­si­ve­ment au tour­nant du siècle, mais aus­si indi­vi­duel­le­ment tout au long des Temps modernes) ont ten­té de remettre l’art sur le droit che­min de la réa­li­té. Hélas, leur héri­tage a été inter­pré­té de manière erro­née, ou plu­tôt fal­la­cieuse, par les pen­seurs doc­tri­naires du sur­réa­lisme, dont l’enseignement conti­nue à se pro­pa­ger dans le monde contem­po­rain sous diverses éti­quettes. Or le « sur­réel » est une appel­la­tion incor­recte et trom­peuse, parce que rien ne dépasse le réel – ou peut-être, jus­te­ment, le néant. Le sur­réa­lisme, confor­mé­ment aux prin­cipes de la Renais­sance, fait la confu­sion entre le monde réel et le monde natu­rel. Le monde natu­rel, quant à lui, peut être dépas­sé. Mais cela n’a rien de nou­veau : le monde sur­na­tu­rel, c’est-à-dire spi­ri­tuel, est de toute éter­ni­té, il n’est sûre­ment pas le fruit for­tuit, arbi­traire, de l’imagination humaine, de sur­croît déré­glée. La réa­li­té artis­tique s’offre dans sa com­plexi­té maté­rielle et spi­ri­tuelle aux consciences libres ; la beau­té n’est pas rela­tive, elle est abso­lue et sub­jec­tive.

[1] Roger Poui­vet sug­gère que les artistes soient consi­dé­rés comme co-créa­teurs, avec Dieu, puisque leurs œuvres, de nou­velles réa­li­tés, enri­chissent « l’inventaire du monde » (Roger Poui­vet, L’art et le désir de Dieu. Une enquête phi­lo­so­phique, PUR, 2017).

[2] « En le voyant mar­cher sur la mer, les dis­ciples furent bou­le­ver­sés. Ils dirent : “C’est un fan­tôme”. Pris de peur, ils se mirent à crier. Mais aus­si­tôt Jésus leur par­la : “Confiance ! c’est moi ; n’ayez plus peur !” Pierre prit alors la parole : “Sei­gneur, si c’est bien toi, ordonne-moi de venir vers toi sur les eaux”. Jésus lui dit : “Viens !” Pierre des­cen­dit de la barque et mar­cha sur les eaux pour aller vers Jésus. Mais, voyant la force du vent, il eut peur et, comme il com­men­çait à enfon­cer, il cria : “Sei­gneur, sauve-moi !” Aus­si­tôt, Jésus éten­dit la main, le sai­sit et lui dit : “Homme de peu de foi, pour­quoi as-tu dou­té ?” Et quand ils furent mon­tés dans la barque, le vent tom­ba » (Mt 14, 22–33).

[3] Pour une dis­cus­sion sur le vide et le néant dans l’art, on peut voir Hen­ri de Mon­te­ty, L’œuvre d’art, l’espace et le temps. Ana­lyse et inter­pré­ta­tion du réel, PUR, 2021, pp. 90 ss.

 

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