Revue de réflexion politique et religieuse.

Sur la digni­té humaine

Article publié le 19 Avr 2020 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Si les mots ont un sens et que leur alté­ra­tion entraîne des consé­quences impor­tantes, ce que nous croyons, alors le récent ouvrage diri­gé par Ber­nard Dumont, Miguel Ayu­so et Dani­lo Cas­tel­la­no inti­tu­lé La Digni­té humaine. Heurs et mal­heurs d’un concept mal­trai­té, rend les plus signa­lés ser­vices. Cette œuvre col­lec­tive réunit sept contri­bu­teurs de diverses natio­na­li­tés, plus les maîtres d’œuvre qui livrent une conclu­sion sans appel sur le gau­chis­se­ment de la notion de digni­té opé­ré par la moder­ni­té, et, comme elle, « floue dans son exten­sion, et incer­taine dans sa com­pré­hen­sion. C’est une notion auto-réfé­ren­tielle et polé­mique […]. Elle ne se pose qu’en s’opposant à la tra­di­tion telle qu’elle-même la défi­nit » (J. Bau­drillard, cité p. 201). C’est une œuvre utile en langue fran­çaise, car il n’existait jusqu’alors pas d’étude glo­bale de ce concept au regard de la muta­tion appor­tée par la moder­ni­té. Or, comme de nos jours « la digni­té fait office de prin­cipe et de règle ultime du bien et du mal, elle devient impos­sible à cri­ti­quer » (p. 62), ce à quoi ces auteurs vont appor­ter un démen­ti argu­men­té et poly­morphe.

La pre­mière par­tie de l’ouvrage, la plus riche, livre un « état de la ques­tion » en inter­ro­geant le concept clas­sique de digni­té, et sa sub­ver­sion kan­tienne. C’est ici un trait com­mun des contri­bu­tions réunies dans ce volume que de sou­li­gner l’ampleur de la révo­lu­tion coper­ni­cienne opé­rée par Kant au regard de la notion de digni­té. De fait, la ligne de cou­pure est bien celle qui fait pas­ser la digni­té d’un concept moral à un concept onto­lo­gique, sous la plume du phi­lo­sophe de König­sberg. Comme le disent les direc­teurs de l’ouvrage dans leur texte com­mun, « dans la moder­ni­té, l’être humain est défi­ni non plus comme image de son Créa­teur, par la pos­ses­sion de la rai­son […] mais par une “liber­té” fon­dée pré­ci­sé­ment sur la déliai­son entre la rai­son et la volon­té, le rejet de toute sujé­tion impo­sée à cette der­nière, sa non-déter­mi­na­tion tou­jours plus abso­lue » (p. 190).

Syl­vain Luquet expose, avec une grande clar­té, « la digni­té dans la phi­lo­so­phie clas­sique » (pp. 13–38). Il réduit en peu de mots le sophisme por­teur de la concep­tion sta­tique, onto­lo­gique, de la digni­té, en pre­nant l’exemple du cri­mi­nel : « Si le monstre exter­mi­na­teur ne mérite plus le nom d’homme, c’est que l’homme peut déchoir de sa digni­té ; et que cette digni­té n’est pas uni­voque puisque, déchu, il demeure homme » (p. 16). Expo­sant d’abord « le mot et la chose », il pose un regard éty­mo­lo­gique sur le terme débat­tu, ren­voyant à la digni­tas romaine, ayant « pour ori­gine loin­taine le grec dokéo, qui signi­fie pen­ser, croire, c’est-à-dire juger bon, mais aus­si avoir bonne appa­rence, bonne répu­ta­tion, et qui se trouve appa­ren­té à doxa, à la fois l’opinion et la répu­ta­tion, la renom­mée et la gloire […]. À l’acception morale se mêle ain­si, dès l’origine, un sens esthé­tique, sans doute par réflexion de l’idéal grec de la beau­té phy­sique accom­pa­gnant la beau­té morale » (pp. 19–20). De là, il pro­cède de manière apo­pha­tique[2] et porte son regard sur l’origine de la digni­té de l’homme, qui lui vient « de l’excellence de sa nature, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus noble dans ce qui le défi­nit et le dis­tingue des autres vivants. Elle ne sau­rait pro­cé­der de son indi­vi­dua­li­té prise en tant que telle […]. Ce qui est homme est indi­vi­duel car ce qui a nature humaine n’existe qu’individuellement. Cela étant vrai aus­si des che­vaux, ce n’est pas l’individualité qui fait la noblesse de l’homme » (p. 22). Ensuite, il défi­nit posi­ti­ve­ment cette indi­vi­dua­li­té humaine, « plus par­faite que celle de l’animal », par la rai­son natu­relle, et montre com­ment Pic de la Miran­dole com­mence à brouiller les pistes de la concep­tion antique de la digni­té, tout en main­te­nant que « ce n’est pas sim­ple­ment de ce qu’il est que l’homme tient sa digni­té, mais de ce qui, en lui, vient de plus haut que lui » (p. 26)[3]. Il reste ain­si fidèle à Aris­tote pour qui, « en véri­té, seul l’homme de bien est digne d’honneurs ». La leçon de la phi­lo­so­phie clas­sique est lim­pide : « Dès lors que l’homme tient sa digni­té de ce qu’il est maître de vou­loir le bien auquel le dis­pose son intel­li­gence, il est expo­sé à déchoir de cette digni­té s’il en refuse le prin­cipe. Car la liber­té qui lui vient de ce qu’il est rai­son­nable se déna­ture lorsqu’elle pré­tend ne dépendre que d’elle-même et se détourne du bien de l’intelligence » (p. 29). L’auteur recourt à saint Tho­mas, dans une de ses ques­tions dis­pu­tées sur la véri­té, pour affi­ner le legs antique et pro­cé­der aux dis­tinc­tions néces­saires : « Dans l’homme, la digni­té n’est pas iden­tique à l’être […] sa digni­té de per­sonne ne suf­fit pas à sa digni­té per­son­nelle, sus­pen­due à la rec­ti­tude de la volon­té par rap­port aux biens de la rai­son aux­quels il est ordon­né par nature et dont il n’est pas libre » (p. 30). Il faut ain­si dis­tin­guer deux digni­tés dans l’homme, l’une qui est natu­relle, « qui est en lui et ne vient pas de lui » (saint Ber­nard), et qui « jus­te­ment parce qu’il ne la tient pas de lui-même […] est inalié­nable » (p. 30), et l’autre qui est per­son­nelle, « qui est morale » et « nul­le­ment inalié­nable, puisqu’elle est à gagner par ses actes et l’autorité de la rai­son » (p. 31). L’auteur ter­mine enfin son expo­sé en décri­vant l’influence du nomi­na­lisme sur l’évolution de la digni­té au regard des fins de l’homme (pp. 31–35).

Guil­hem Gol­fin livre une réflexion sur « Nar­cisse sans visage, ou la digni­té sub­ver­tie » (pp. 61–88). Il uti­lise à pro­fit les tra­vaux de la juriste Muriel Fabre-Magnan pour qui « la digni­té en droit [est] un axiome », mais un axiome fon­dé sur l’inconsistance, et qui repose sur un vide concep­tuel[4]. Dans la lignée de Witt­gen­stein, elle estime qu’il s’agit là d’un de ces mots « pour dési­gner un vide ». En somme, « la digni­té humaine est bien assi­mi­lable à un effet de lan­gage, dont la fina­li­té est d’impressionner les esprits, non de les ins­truire » (p. 67). Pour com­prendre cet abîme incon­nais­sable, l’auteur remonte à Kant, et aux incer­ti­tudes qui lui ont per­mis de s’approprier cette notion. En effet, le thème est absent des phi­lo­sophes ratio­na­listes, et l’Encyclopédie ne retient que les sens moral et social du terme. Même un texte de Hume inti­tu­lé Essai sur la digni­té ou la bas­sesse de la nature humaine, paru en 1741, aborde la ques­tion sous l’angle du juge­ment moral. Kant, et c’est tout le pro­pos de G. Gol­fin, s’inscrit « dans une tra­di­tion véné­rable […] celle de la gran­deur (et de la misère) de l’homme », pour mieux la ren­ver­ser. Certes, une inflexion s’est pro­duite au cours des siècles, et la pen­sée chré­tienne a modi­fié la pen­sée grecque en réflé­chis­sant au pro­blème du mal, et indi­quant que « la liber­té fait la gran­deur de l’homme, mais pré­side aus­si à sa misère en tant qu’elle peut conduire l’homme à se détour­ner de Dieu » (p. 71). Cela a per­mis « d’appliquer le terme de digni­té à la condi­tion humaine comme telle, et non à sa condi­tion sociale », ce que l’on trouve par exemple chez le car­di­nal Lothaire de Segni, futur Inno­cent III. La deuxième inflexion concerne la notion de per­sonne, et sa redé­fi­ni­tion lockéenne « par la conscience psy­cho­lo­gique de soi, dans la lignée de la pen­sée car­té­sienne » (p. 75). Kant, éla­bo­rant l’autonomie de la volon­té humaine vis-à-vis de toute loi qui lui est exté­rieure, va don­ner à la digni­té son nou­veau visage. Il l’écrit en toutes lettres : « L’autonomie est […] le prin­cipe de la digni­té de la nature humaine et de toute nature rai­son­nable » (Fon­de­ments de la méta­phy­sique des mœurs). Cette digni­té « n’admet pas d’équivalent », par oppo­si­tion au prix (p. 76). Elle devient alors un abso­lu, « en lui refu­sant toute pos­si­bi­li­té de varia­tion » (p. 77). Puisque la volon­té est à elle-même sa propre loi, la digni­té « se ramène, ni plus ni moins, à la célé­bra­tion de la liber­té indé­fi­nie qui fait le fond de la concep­tion moderne de l’homme, mais qui sup­pose d’être en quelque sorte maî­tri­sée » (p. 81). Pour le dire encore avec les mots de l’auteur, « Kant sépare la digni­té de toute la dimen­sion spi­ri­tuelle qu’elle avait dans la tra­di­tion chré­tienne, et encore renais­sante, pour la rabattre sur la seule morale, enten­due de la manière la plus étroite. Il la coupe donc de l’ordre géné­ral du monde pour l’inscrire dans le cadre de cette phi­lo­so­phie du sujet, qui est le sceau de la pen­sée moderne. En fai­sant de la per­sonne le seul abso­lu, il consacre l’anthropocentrisme le plus radi­cal » (p. 81–82). Les consé­quences immenses de cette sub­ver­sion sont appré­ciées au regard de la « concur­rence des droits » qui devient « concur­rence des digni­tés » : « Comme une telle conscience est cen­sée ne sor­tir de son alié­na­tion que dans l’affirmation de soi recon­nue par les autres, ou la socié­té dans son ensemble, la porte est ouverte à l’exigence de recon­nais­sance de toutes les extra­va­gances indi­vi­duelles, revê­tues du sceau de la liber­té ». En quelque sorte, « la digni­té telle qu’elle est com­prise est un abso­lu, mais c’est un abso­lu pure­ment for­mel : l’autonomie de la volon­té » (p. 84). La ques­tion est ensuite envi­sa­gée en termes poli­tiques, puisqu’une telle digni­té dépen­dant de la recon­nais­sance sociale, « cela signi­fie concrè­te­ment que décide de qui est digne ou non, ou de qui mérite recon­nais­sance ou non, la mino­ri­té au pou­voir ».

Aux aspects pro­pre­ment phi­lo­so­phiques de la ques­tion, le père Lan­zet­ta apporte l’éclairage d’une « théo­lo­gie de la digni­té humaine » (pp. 39–60). Fidèle à la tra­di­tion phi­lo­so­phique repré­sen­tée par l’Aquinate, il pose que « la digni­té est une per­fec­tion morale de la nature humaine et non une pro­prié­té essen­tielle » (p. 39). Ce per­fec­tion­ne­ment est de sur­croît fon­dé sur la jus­tice, comme l’enseigne Cicé­ron, cité à de mul­tiples reprises : « La jus­tice est une dis­po­si­tion de l’âme qui donne à cha­cun sa digni­té, conser­vée pour l’utilité com­mune » (De inven­tione, II, 160). Par­tant de là, le théo­lo­gien envi­sage lon­gue­ment l’état de jus­tice ori­gi­nelle en dis­tin­guant logi­que­ment la « “nature pure”, la nature créée en acte pre­mier […] et la nature en acte second, la “nature créée et éle­vée” par Dieu » (p. 44). Il s’intéresse ensuite au péché ori­gi­nel qui rompt l’équilibre, entache « la digni­té ori­gi­naire de l’homme » et fina­le­ment « offense la digni­té de l’homme […] en véri­té, le péché dépouille l’homme de sa digni­té. Avec le péché, l’homme a connu qu’il était nu (Gn 3, 7) » (p. 49). Le théo­lo­gien envi­sage ensuite la res­tau­ra­tion, par la Rédemp­tion, de la digni­té per­due et en vient à étu­dier le ques­tion­ne­ment rela­tif à la digni­té dans ce contexte d’une nature déchue mais rache­tée : « la digni­té naît de la posi­tion de l’homme dans le monde (et de la créa­tion en géné­ral) en rela­tion avec sa mis­sion et sur­tout sa voca­tion » (p. 57). Cela le mène à envi­sa­ger la place de l’homme et son sta­tut dans l’ordre de la créa­tion pour affir­mer, selon un concept de digni­té hié­rar­chique pui­sé chez saint Augus­tin, que « les hommes bons sont supé­rieurs aux esprits angé­liques mau­vais, par jus­tice » (p. 58). Il ren­voie aus­si aux juge­ments de saint Tho­mas d’Aquin (sur la peine de mort) selon les­quels l’homme pécheur s’assimile aux bêtes : « Par le péché, l’homme s’écarte de l’ordre pres­crit par la rai­son, c’est pour­quoi il déchoit de la digni­té humaine, qui consiste à naître libre et à exis­ter pour soi ; il tombe ain­si dans la ser­vi­tude qui est celle des bêtes, de telle sorte qu’on peut dis­po­ser de lui selon qu’il est utile aux autres » (IIa, IIae, q. 64, a. 2, ad 3). C’est pour­quoi le père Lan­zet­ta peut ajou­ter que « l’homme pos­sède une digni­té non du fait d’être homme sim­pli­ci­ter, mais dans la mesure où il se trouve au-des­sus des autres êtres et où il est enri­chi de la grâce, s’approchant ain­si de manière inéga­lable de Dieu (cf. Ps 8) » (p. 58). La véri­table digni­té de l’homme, la « digni­té la plus haute », est de conser­ver la grâce qui fait de lui un enfant de Dieu. L’ultime consé­quence du retour­ne­ment kan­tien, fai­sant de l’homme une fin en soi devant qui s’incliner, « noble ou non, ver­tueux ou vicieux, parce que l’homme en tant que tel est por­teur de la digni­té », et de l’abandon de la pers­pec­tive de la grâce est d’arriver à « un per­son­na­lisme fon­dé, de fait, sur une vision péla­gienne » (p. 60).

La seconde par­tie du recueil traite du « mul­ti­pli­ca­teur catho­lique » de la dévia­tion kan­tienne. Deux études portent res­pec­ti­ve­ment sur deux pen­seurs catho­liques très influents au XXe siècle, Jacques Mari­tain et John Court­ney Mur­ray. La pre­mière, sur le phi­lo­sophe de Meu­don, envi­sage l’humanisme inté­gral et la nou­velle chré­tien­té comme des vec­teurs de dif­fu­sion de la concep­tion nou­velle de la digni­té humaine. Comme l’écrit Jon Kir­wan, « la base com­mune autour de laquelle ses membres [de la socié­té plu­ra­liste] se retrou­vaient n’était pas reli­gieuse ou méta­phy­sique, mais c’était plus sim­ple­ment une concep­tion de la digni­té de la per­sonne et des droits décou­lant de cette digni­té » (p. 105). L’évolution pos­té­rieure de la pen­sée mari­ta­nienne, avec Chris­tia­nisme et démo­cra­tie (1943) puis L’Homme et l’État (1951 en langue anglaise, 1953 en fran­çais) ancre davan­tage dans la concep­tion moderne de la digni­té. Mari­tain, dans le pre­mier opus, adopte l’acception moderne de la digni­té en l’assimilant à la loi natu­relle : « La digni­té de la per­sonne humaine, ce mot ne veut rien dire s’il ne signi­fie pas que, de par la loi natu­relle, la per­sonne humaine a le droit d’être res­pec­tée et est sujet de droit, pos­sède des droits. Il y a des choses qui sont dues à l’homme par là même qu’il est homme ». Il confesse d’ailleurs, dans le même ouvrage, sa « foi dans la digni­té de la per­sonne et de l’humanité com­mune » (cité p. 118).

L’autre écri­vain étu­dié (ou plu­tôt, étrillé), par Julio Alvear, est le P. Mur­ray, s.j., sous l’angle de « sa longue ten­ta­tive de récon­ci­lia­tion du catho­li­cisme avec l’américanisme », notam­ment à tra­vers la revue jésuite Ame­ri­ca (p. 121). S’il fut réduit au silence par « les cen­sures ecclé­sias­tiques dont il fait l’objet au cours de la décen­nie 1950 » (p. 122), la parole lui fuit ren­due au cours de la décen­nie sui­vante. Pre­nant appui sur la doc­trine publi­ciste amé­ri­caine, il estime que « la mis­sion de l’Église doit inclure la reven­di­ca­tion de la digni­té de l’homme », au point de fon­der l’ordre social sur ce prin­cipe, là encore dans la pers­pec­tive moderne. En résu­mé, il part « d’une digni­té com­mune à tous les hommes, pour en extraire un modèle poli­tique ancré dans la liber­té et l’égalité qui, gros­so modo, seraient des conquêtes de l’humanité » (p. 125). De la liber­té, il en vient à la liber­té reli­gieuse comme « “test de recon­nais­sance” du prin­cipe de digni­té de la per­sonne » (p. 126). Sa quête d’une doc­trine moyenne, « the second view », le pousse à pro­fes­ser une Ame­ri­can Pro­po­si­tion assez éloi­gnée de la doc­trine catho­lique. Comme l’indique l’auteur, « la doc­trine sur la liber­té reli­gieuse de Mur­ray ne fut pas consa­crée dans tous ses aspects par le texte de Digni­ta­tis huma­nae » (p. 131–132), en fon­dant la liber­té reli­gieuse « sur la digni­té de la per­sonne humaine, et non sur les dis­po­si­tions sub­jec­tives de chaque indi­vi­du (DH 2, 2) » et en pré­sen­tant comme « objet pri­mor­dial l’exemption de toute contrainte exté­rieure ». Cepen­dant, Jean-Paul II puis Benoît XVI, dépas­sant le texte conci­liaire, semblent adop­ter les vues du Jésuite au pro­fit d’un « moyen terme. Ni la moder­ni­té – consi­dé­rée dans son ensemble –, ni la contre-révo­lu­tion inté­griste […]. Ni laï­cisme, ni confes­sion­na­li­té. Ni col­lec­ti­visme, ni chré­tien­té. La solu­tion passe par le res­pect du ‘prin­cipe de laï­ci­té’, repo­sant sur la liber­té reli­gieuse » (p. 136). L’auteur conclut cepen­dant : « Il sem­ble­rait qu’il n’y ait pas de moyen terme entre la digni­té clas­sique (fon­dée sur la dis­tinc­tion entre digni­té onto­lo­gique et digni­té morale) et la digni­té moderne (repo­sant sur le simple fait d’être humain, sans faire appel à son prin­cipe propre). De l’une jaillissent des biens trans­cen­dants ; de l’autre, des valeurs imma­nentes. Chaque fois que l’on essaie de fon­der les biens trans­cen­dants sur la digni­té moderne, on finit par com­pro­mettre, qu’on le veuille ou non, cette même trans­cen­dance, que ce soit dans l’ordre poli­tique comme dans l’ordre reli­gieux » (p. 138–139).

Ces deux pen­seurs ont effec­ti­ve­ment eu une influence non négli­geable dans l’acculturation du concept moderne de digni­té puisque Jean XXIII, dans Mater et magis­tra, invo­que­ra la digni­té humaine à dix-neuf reprises, et à trente-et-une reprises dans Pacem in ter­ris (pp. 113–114). Puis, mais cela est bien connu, le concile Vati­can II enté­rine le concept en inti­tu­lant le docu­ment sur la liber­té reli­gieuse Digni­ta­tis huma­nae. « L’incorporation par l’Église de ce lan­gage était le fruit de six décen­nies de contro­verses et de tiraille­ments par­mi les intel­lec­tuels catho­liques » (p. 114).

 

La troi­sième par­tie de l’ouvrage décrit « les apo­ries d’un concept incer­tain », essen­tiel­le­ment sous l’angle du droit. L’article de Dani­lo Cas­tel­la­no montre com­ment la légis­la­tion de la Répu­blique ita­lienne, au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale, se veut cohé­rente « avec les théo­ries libé­rales de la “digni­té de la per­sonne” affir­mée par les lois sur le divorce, sur l’avortement pro­vo­qué, sur les normes en matière de rec­ti­fi­ca­tion d’attribution de sexe, sur le “droit” à la por­no­gra­phie d’État, sur le “mariage gay” et ain­si de suite » (p. 161). Le rôle poli­tique de la Démo­cra­tie chré­tienne dans cette accul­tu­ra­tion catho­lique de la pen­sée libé­rale est assi­mi­lé au « clé­ri­ca­lisme », ayant « favo­ri­sé le pas­sage de la culture catho­lique à la Wel­tan­schauung libé­rale. Cela s’est donc pro­duit à tra­vers un trans­fert. La digni­té de l’homme a ain­si été tro­quée avec sa liber­té, défi­nie comme “liber­té néga­tive” » (p. 165). Cette « iden­ti­fi­ca­tion de la digni­té avec la liber­té », ren­dant évident le tour­nant pris par la pen­sée catho­lique, est aujourd’hui « entré dans la men­ta­li­té cou­rante » par le biais de ce clé­ri­ca­lisme jus­te­ment dénon­cé (p. 166).

L’article de Nico­las Huten envi­sage « l’instrumentalisation de la digni­té humaine dans le droit contem­po­rain » (p. 167–186). Comme le sou­lignent plu­sieurs auteurs de ce recueil, la digni­té humaine n’est que tar­di­ve­ment recon­nue dans les textes juri­diques, étant « absente des chartes et décla­ra­tions offi­cielles des droits, ou choses affé­rentes, jusqu’au milieu du XXe siècle » et son invo­ca­tion « comme valeur prin­ci­pielle du droit est en fait une réac­tion à la Seconde Guerre mon­diale » (p. 64). L’apport de N. Huten est de situer l’appropriation juri­dique du concept dans le temps long. Il montre com­ment, dès le décret abo­lis­sant l’esclavage en 1848, « la concep­tion de la digni­té […] s’inscrit dans le pro­lon­ge­ment des théo­ries jus­na­tu­ra­listes modernes qui ont abou­ti aux pre­mières décla­ra­tions de droits et de devoirs : l’homme est digne parce qu’il naît libre et qu’il détient par nature des droits et des devoirs ; sa digni­té natu­relle, qui résulte de sa liber­té, se tra­duit poli­ti­que­ment par le régime répu­bli­cain » (p. 169). Néan­moins, la mobi­li­sa­tion du concept est très tar­dive, le point de départ étant la Charte des Nations Unies de 1945, s’inspirant du sta­tut du Tri­bu­nal de Nurem­berg, pour lequel « l’obligation de res­pec­ter la digni­té de la per­sonne repré­sente le fon­de­ment légal de ce nou­veau type d’infraction [le “crime contre l’humanité”] créé de toutes pièces pour sanc­tion­ner des crimes d’une ampleur inéga­lée » (p. 171). D’autres ins­tru­ments juri­diques viennent reprendre cet impé­ra­tif du res­pect de la digni­té onto­lo­gique : la Décla­ra­tion amé­ri­caine des droits et des devoirs de l’homme du 2 mai 1948, ou encore la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 pro­cla­mant que « la digni­té inhé­rente à tous les membres de la famille humaine […] consti­tue le fon­de­ment de la liber­té, de la jus­tice et de la paix dans le monde ». Il évoque encore Pacte des droits civils et poli­tiques du 19 décembre 1966 ou la Conven­tion amé­ri­caine rela­tive aux droits de l’homme du 22 novembre 1969 et estime qu’à par­tir de cette époque, « la digni­té est donc pré­sen­tée en droit inter­na­tio­nal comme une sorte de “prin­cipe matri­ciel” appe­lé à don­ner une nou­velle cohé­rence aux dif­fé­rents ordres juri­diques » (p. 172). Cepen­dant, « mobi­li­sée par des cou­rants phi­lo­so­phiques et poli­tiques très divers, la digni­té est sus­cep­tible de faire l’objet d’une mul­ti­tude d’interprétations qui rendent par­ti­cu­liè­re­ment aléa­toire son appli­ca­tion juri­dic­tion­nelle » (p. 173). L’auteur retrace alors l’histoire consti­tu­tion­nelle des pays euro­péens pour mettre en relief l’absence de prise en consi­dé­ra­tion du concept (France, Ita­lie, Grèce, Dane­mark, etc.), à l’exception notable de l’Allemagne, dont l’art. 1er de la Loi fon­da­men­tale dis­pose que « la digni­té de l’être humain est intan­gible […]. En consé­quence, le peuple alle­mand recon­naît à l’être humain des droits invio­lables et inalié­nables ». Comme l’écrit N. Huten, « le lien de cau­sa­li­té entre digni­té et droits fon­da­men­taux est donc clai­re­ment éta­bli par le texte » (p. 174). Comme l’Allemagne après la tyran­nie nazie, cer­tains États sor­tant d’un régime auto­ri­taire (Grèce, Por­tu­gal, Espagne) vont invo­quer la digni­té afin de sym­bo­li­ser la rup­ture consti­tu­tion­nelle. Ce phé­no­mène est jus­te­ment éva­lué comme étant « à l’origine de la fré­né­sie qui s’est empa­rée des légis­la­teurs et des grandes Cours natio­nales ou inter­na­tio­nales au milieu des années 1990 » (p. 175). Tou­te­fois, il s’agit pour l’essentiel d’une simple fré­né­sie de papier, puisque « la consé­cra­tion solen­nelle du prin­cipe de digni­té s’est mon­trée très lar­ge­ment inef­fec­tive » (p. 177). L’auteur le démontre au regard de la juris­pru­dence fran­çaise du juge admi­nis­tra­tif et du juge consti­tu­tion­nel, notam­ment quant aux auto­ri­sa­tions légales de recherche sur l’embryon humain, qui « n’empêchent pas qu’un être humain soit conçu, qu’il serve de cobaye aux expé­ri­men­ta­tions les plus impro­bables, et qu’il soit ensuite détruit », le tout sous le res­pect hypo­crite de la digni­té humaine. Cette mise en échec du prin­cipe de digni­té, qui « repré­sente donc plu­tôt une régres­sion qu’un pro­grès du droit » (p. 180), n’est pas propre à l’ordre juri­dique fran­çais. La Cour euro­péenne des droits de l’homme a, par exemple, jugé qu’« on peut rai­son­na­ble­ment exi­ger de la socié­té qu’elle accepte cer­tains incon­vé­nients afin de per­mettre à des per­sonnes de vivre dans la digni­té et le res­pect, confor­mé­ment à l’identité sexuelle choi­sie par elles au prix de grandes souf­frances » (Good­win c/ Royaume Uni, 11 juillet 2002). Ce fai­sant, « elle fait de la digni­té humaine un éten­dard per­met­tant aux indi­vi­dus d’imposer à l’État leurs reven­di­ca­tions, aus­si immo­rales soient-elles, même si cela com­porte des ‘incon­vé­nients’ » (p. 182). L’actualité ne peut que don­ner rai­son à ce constat, puisque la Cour consti­tu­tion­nelle alle­mande vient de cen­su­rer, le 26 février 2020, une loi de 2015 inter­di­sant l’assistance « orga­ni­sée » au sui­cide, au motif que cette loi prive le patient du « droit de choi­sir sa mort », droit qui « inclut la liber­té de s’ôter la vie et de deman­der de l’aide pour le faire ». La Cour explique que la « déci­sion de finir sa propre vie revêt une impor­tance exis­ten­tielle pour la per­sonne concer­née », dont il faut pro­té­ger la valeur. L’introduction de la digni­té de la per­sonne ne sert donc pas de rem­part contre le sui­cide volon­taire et assis­té (pas plus qu’elle n’avait ser­vi contre l’avortement). Mal­gré le 1er article de la Loi fon­da­men­tale, la cour de Karls­ruhe démontre une fois de plus que la vie elle-même passe au mou­li­net de la volon­té indi­vi­duelle. La digni­té n’est qu’une liber­té effré­née quand elle n’est pas réfé­rée à la nature humaine (ou a for­tio­ri à l’idée de Créa­tion). C’est pour­quoi l’auteur peut conclure que « le prin­cipe de digni­té n’a pas seule­ment échoué à pro­té­ger les plus faibles : il est de plus en plus ins­tru­men­ta­li­sé par les indi­vi­dus ou les groupes de pres­sion pour contraindre les États à recon­naître leur “chan­ge­ment de sexe“, leur “orien­ta­tion sexuelle”, leur mode de “vie fami­liale” et bien­tôt sans doute leur “iden­ti­té de genre” […]. Le prin­cipe de digni­té abou­tit ain­si au résul­tat exac­te­ment inverse de ce pour quoi il a été ori­gi­nel­le­ment pro­cla­mé » (p. 186).

Nul doute, à la lec­ture de cet ouvrage, qu’un retour à la concep­tion clas­sique de la digni­té ôte­rait toute pos­si­bi­li­té d’une telle dis­so­nance entre la pro­cla­ma­tion à cor et à cri d’un prin­cipe et sa vio­la­tion concrète, voire sys­té­ma­tique, par le pou­voir qui s’en pré­vaut. Il faut remer­cier les coor­di­na­teurs de ces études d’avoir mis sous les yeux du plus grand nombre l’origine intel­lec­tuelle du pro­blème actuel de la digni­té de la per­sonne humaine, et de l’impossibilité de fon­der sur les nuées kan­tiennes un ordre social ou juri­dique juste.

 

[1]. Pierre-Guillaume de Roux, coll. « Phi­lo­so­phie poli­tique », février 2020, 206 p., 24 €.

[2]. Par éli­mi­na­tion de ce que n’est pas la digni­té [ndlr).

[3]. Les lec­teurs de la Revue pour­ront uti­le­ment se repor­ter à l’article de Gio­van­ni Tur­co, « Pic de la Miran­dole », Catho­li­ca, n. 107 (Prin­temps 2010), pp. 48–60). Du même auteur, a paru un ouvrage majeur sur la ques­tion, Digni­tà e dirit­ti. Un bivio filo­so­fi­co-giu­ri­di­co, G. Giap­pi­chel­li, Turin, 2017.

[4]. À l’article cité, paru en 2007, il convient d’ajouter son ouvrage de 2018, L’institution de la liber­té (PUF, 2018), qui entend don­ner la digni­té comme fon­de­ment au sys­tème juri­dique, en lieu et place du consen­te­ment.

-->