Revue de réflexion politique et religieuse.

Une solu­tion de conti­nui­té doc­tri­nale. Peine de mort et ensei­gne­ment de l’Église

Article publié le 16 Oct 2018 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

« Si l’Évangile inter­dit aux États d’appliquer jamais la peine de mort, saint Paul lui-même alors a tra­hi l’Évangile » Car­di­nal Jour­net[1]

Le 11 mai 2018, lors d’une audience concé­dée au pré­fet de la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, le pape a approu­vé une nou­velle ver­sion du § 2267 du Caté­chisme de l’Église catho­lique (CEC) indi­quant notam­ment : « L’Église enseigne, à la lumière de l’Évangile, que la peine de mort est inad­mis­sible. » Cette modi­fi­ca­tion doc­tri­nale est actée par un simple res­crit, réponse écrite d’ordre admi­nis­tra­tif, don­né lors d’une audience ordi­naire, ex Auden­tia Sanc­tis­si­mi.
Daté du 1er août 2018, il indique seule­ment que le nou­veau texte sera pro­mul­gué « par impres­sion dans LOsser­va­tore Roma­no, entrant en vigueur le même jour, et ensuite sera publié dans les Acta Apos­to­licæ Sedis ». Il s’agit d’un texte juri­dique de faible enver­gure, employé ordi­nai­re­ment pour des ques­tions règle­men­taires, et non doc­tri­nales. De sur­croît, l’approbation pon­ti­fi­cale de ce nou­veau para­graphe n’a pas été faite en « forme spé­ci­fique », qui abro­ge­rait toute dis­po­si­tion anté­rieure trai­tant du même sujet. Le texte latin porte que le pape en a sim­ple­ment « approu­vé la for­mu­la­tion ». Il s’agit d’une appro­ba­tion en « forme géné­rique », per­met­tant de sou­te­nir que les dis­po­si­tions anté­rieures contraires peuvent être tenues pour tou­jours valables. Enfin, ce texte de forme juri­dique mineure cache mal un mépris des formes et des ins­ti­tu­tions, en éta­blis­sant que son entrée en vigueur dépend d’une publi­ca­tion dans la presse offi­cieuse du Saint-Siège (déro­geant au prin­cipe éta­bli par le can. 8, §1), lais­sant dédai­gneu­se­ment au jour­nal offi­ciel du Vati­can le soin d’en assu­rer une copie.

En cela, cette modi­fi­ca­tion du CEC s’éloigne gran­de­ment du for­ma­lisme res­pec­té tant pour l’adoption du texte ori­gi­nel, par la consti­tu­tion apos­to­lique Fidei depo­si­tum, le 11 octobre 1992, que pour sa révi­sion en 1997, par la lettre apos­to­lique Lae­ta­mur magno­pere, abou­tis­sant à l’édition typique en latin, texte fai­sant foi et non modi­fié depuis. Le chan­ge­ment opé­ré n’obéit aucu­ne­ment à une pro­cé­dure sem­blable, et ne res­pecte aucun paral­lé­lisme des formes. Il pro­vient ini­tia­le­ment non d’un concile œcu­mé­nique, sou­te­nu par un synode des évêques épau­lé par une com­mis­sion de spé­cia­listes, mais d’une idée par­ti­cu­lière au pon­tife régnant, expri­mée dès le début de son pon­ti­fi­cat dans des textes dépour­vus de forte auto­ri­té magis­té­rielle. Il s’agit d’une Lettre aux par­ti­ci­pants au XIXe Congrès de l’Association inter­na­tio­nale de droit pénal et du IIIe Congrès de l’Association lati­no-amé­ri­caine de droit pénal et de cri­mi­no­lo­gie, le 30 mai 2014, d’un Dis­cours à une délé­ga­tion de l’Association Inter­na­tio­nale de Droit Pénal, le 23 octobre 2014, ou encore d’une Lettre au pré­sident de la Com­mis­sion inter­na­tio­nale contre la peine de mort, le 20 mars 2015.

La for­mu­la­tion nou­velle du para­graphe en ques­tion s’en res­sent, puisque l’unique auto­ri­té doc­tri­nale citée à l’appui du pro­pos est un autre texte du même pon­tife, un Dis­cours aux par­ti­ci­pants à la ren­contre orga­ni­sée par le Conseil pon­ti­fi­cal pour la pro­mo­tion de la nou­velle évan­gé­li­sa­tion, daté du 11 octobre 2017.

Cette approche externe ne doit pas occul­ter le point le plus déli­cat, et le plus dou­lou­reux de cette expres­sion de la volon­té pon­ti­fi­cale, à savoir la solu­tion de conti­nui­té doc­tri­nale. Quelle que soit la manière d’aborder la ques­tion, le catho­lique est pla­cé devant un mys­tère, sinon d’iniquité, du moins de l’entendement. Jusqu’au pape actuel, le caté­chisme expo­sait que « l’enseignement tra­di­tion­nel de l’Église n’exclut pas, quand l’identité et la res­pon­sa­bi­li­té du cou­pable sont plei­ne­ment véri­fiées, le recours à la peine de mort » (CEC, § 2267) ; désor­mais, le pape affirme que ce recours est inad­mis­sible, « à la lumière de l’Évangile ». Les posi­tions semblent incon­ci­liables, et nous lais­sons le dénoue­ment de ce pro­blème aux théo­lo­giens et aux pas­teurs. Conten­tons-nous d’évoquer d’abord l’enseignement pérenne de l’Église sur la ques­tion de la peine de mort, et ensuite d’évaluer les rai­sons appor­tées à un tel revi­re­ment.

I. L’enseignement pérenne de l’Église

1. Les Écri­tures

L’Écriture est le pre­mier lieu théo­lo­gique à son­der sur ce sujet. L’interdit posé par le Déca­logue sous la forme concise non occides (Ex 20, 13) est conco­mi­tant d’exceptions, ou plu­tôt de pré­ci­sions dou­blées d’exceptions sur le sens qu’il doit revê­tir. Cet inter­dit ne concerne, de manière abso­lue, que l’innocent. Dès la Genèse, le prin­cipe de la mise à mort du meur­trier est pro­cla­mé : « Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera ver­sé, car Dieu a fait l’homme à son image. » (Gn 9, 6) Ce prin­cipe est rap­pe­lé un bon nombre de fois dans le Penta­teuque : « Qui frappe un homme à mort sera mis à mort » (Ex 21, 12) ; « Si un homme frappe à mort un être humain, quel qu’il soit, il sera mis à mort » (Lv 24, 17) ; « Tu n’auras pas un regard de pitié : vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. » (Dt 19, 21) Le livre des Nombres pose, à ce sujet, une règle pro­cé­du­rale fort impor­tante : « Qui­conque frappe à mort une per­sonne, c’est sur la dépo­si­tion de plu­sieurs témoins qu’il sera tué. Mais la dépo­si­tion d’un seul témoin ne pour­ra faire condam­ner quelqu’un à mort. » (Nb 35, 30) Il s’agit ici du prin­cipe du talion, prin­cipe pénal de haute dimen­sion met­tant fin à la ven­geance illi­mi­tée[2]. Il se trouve expli­ci­té en pre­mier lieu par le Lévi­tique : « Si un homme pro­voque une infir­mi­té chez un de ses com­pa­triotes, on lui fera comme il a fait : frac­ture pour frac­ture, œil pour œil, dent pour dent. Telle l’infirmité pro­vo­quée, telle l’infirmité subie […] celui qui frappe à mort un homme mour­ra. » (Lv 24, 19–21)

Au-delà du seul cas du talion, c’est-à-dire de la puni­tion par la mort d’un meur­trier, les Écri­tures montrent encore un grand nombre de cas légi­ti­mant la mise à mort des cou­pables, bien que leurs crimes ne fussent pas des crimes de sang. Il y a le cas des mages : « Tu ne lais­se­ras pas vivre les magi­ciens » (Ex 22, 18 Vg) ; celui des ido­lâtres : « Tu lapi­de­ras l’homme ou la femme jusqu’à ce que mort s’ensuive » (Dt 17, 5) ; ou encore celui de divers méfaits punis par Moïse : « Celui qui frappe son père ou sa mère sera mis à mort. Celui qui com­met un rapt – qu’il ait ven­du l’homme ou qu’on le trouve entre ses mains – sera mis à mort. Celui qui mau­dit son père ou sa mère sera mis à mort. » (Ex 21, 15–17)

Le Deu­té­ro­nome pousse plus loin la puni­tion, puisque « le pro­phète ou le fai­seur de songes » qui attire vers les faux dieux sera mis à mort (Dt 13, 6), de même que le frère, le fils, la fille, la femme ou l’ami qui tente de séduire l’âme en secret (Dt 13, 7), « tu le lapi­de­ras jusqu’à ce que mort s’ensuive, parce qu’il a cher­ché à t’égarer loin du Sei­gneur ton Dieu. » (Dt 13, 11) Même puni­tion col­lec­tive pour la cité qui s’est détour­née du vrai Dieu (Dt 13, 16).

Sont éga­le­ment punis de mort les auteurs d’actes adul­tères (Dt 22, 22), homo­sexuels (Lv 20, 13), inces­tueux (Lv 20, 11–12) ou de bes­tia­li­té (Ex 22, 19 ; Lv 20, 15–16). David, dans le psaume cen­tième, chante « jus­tice et bon­té », allant « par le che­min le plus par­fait » et conclut : « Chaque matin, je tue­rai tous les cou­pables du pays, pour extir­per de la ville du Sei­gneur tous les auteurs de crimes. » (Ps 100, 8)

Le Nou­veau Tes­ta­ment pré­sente un aspect bien dif­fé­rent rela­ti­ve­ment à la peine capi­tale, bien qu’il n’emporte pas moins la légi­ti­ma­tion du prin­cipe. Comme l’affirme le car­di­nal Jour­net, « le Nou­veau Tes­ta­ment n’a pas abo­li le droit de glaive […] “En disant que celui qui frap­pe­rait par le glaive péri­rait par le glaive, le Christ ne condamne pas le glaive ; il énonce une loi uni­ver­selle de l’action”, tem­po­relle et tran­si­tive, loi qui d’ailleurs avait jadis été pro­cla­mée dans la Genèse : “Qui­conque aura ver­sé le sang de l’homme, son sang sera ver­sé par l’homme” (ix, 6) et qui sera reprise dans l’Apocalypse, xiii, 10 : “Si quelqu’un tue par l’épée, il faut qu’il soit tué par l’épée”[3] ».

L’Évangile fait voir la peine de mort mise en pra­tique par les auto­ri­tés poli­tiques, bien qu’elle puisse l’être sur réqui­si­tion des auto­ri­tés reli­gieuses, comme le démontre la Pas­sion : « Selon notre loi il doit mou­rir, parce qu’Il s’est fait Fils de Dieu. » (Jn 19, 7) La peine capi­tale endosse un rôle majeur, en étant le moyen juri­dique de la Rédemp­tion. Cela éta­blit, au moins, une rai­son de conve­nance à ce qu’elle ne soit pas décla­rée inad­mis­sible. Aus­si l’Évangile pré­sente Notre Sei­gneur accep­tant l’infliction de cette peine, ne déniant cette pré­ro­ga­tive ni à Pilate ni au San­hé­drin (Jn 19, 11). Si la mort rédemp­trice de Jésus-Christ est le comble de l’iniquité, et l’injustice la plus grande qui se com­met­tra jamais, ce n’est pas parce que le pro­cé­dé est condam­nable, mais parce que le condam­né est l’Innocent.

Dans l’évangile selon saint Luc, la peine capi­tale est men­tion­née en pré­sence du Christ qui n’y trouve rien à redire, soit lorsque saint Pierre lui déclare : « Sei­gneur, avec toi, je suis prêt à aller en pri­son et à la mort » (Lc 22, 33), soit quand le bon lar­ron for­mule devant lui, sans être rabroué, le prin­cipe d’une juste rétri­bu­tion de ses fautes par la mort : « Pour nous, c’est jus­tice, car nous rece­vons ce qu’ont méri­té nos crimes. » (Lc 23, 41) Il n’est pas jusqu’aux para­boles qui ne pré­sentent la peine de mort sous un jour accep­table, comme celle des mines (Lc 19, 27) ou celle des vigne­rons infi­dèles (Mt 21, 41 ; Mc 12, 9 ; Lc 20, 16).

Il revient à saint Paul d’avoir posé des jalons théo­riques plus pré­cis. Il admet dou­ble­ment la légi­ti­mi­té de la peine capi­tale, en pra­tique d’abord, devant Fes­tus : « Si donc je suis cou­pable et si j’ai fait quelque chose qui mérite la mort, je ne refuse pas de mou­rir » (Ac 25, 11) ; en théo­rie ensuite, en posant le fon­de­ment scrip­tu­raire de la légi­ti­mi­té de la peine de mort : « Les princes sont ministres de Dieu pour t’inciter au bien ; mais si tu fais le mal, alors, crains, car ce n’est pas pour rien que l’autorité détient le glaive. Elle est le ministre de Dieu pour ven­ger sa colère envers celui qui fait le mal. » (Rm 13, 4) De même, après avoir énon­cé « qu’un peu de levain fait fer­men­ter toute la pâte », il objurgue les Corin­thiens : « Faites dis­pa­raître ce méchant du milieu de vous. » (1 Co 5, 13)

Saint Pierre est moins pré­cis que lui, rap­pe­lant tou­te­fois que les pou­voirs sont là « pour punir les mal­fai­teurs et recon­naître les mérites des gens de bien. » (1 P 2, 13–14) Cer­tains Pères estiment que le prince des Apôtres condam­na lui-même à mort Ana­nie et Saphire (Ac 5, 1–11), quand d’autres y voient seule­ment un effet de la jus­tice imma­nente.

2. Les Pères

Le second lieu théo­lo­gique à explo­rer est celui de la Tra­di­tion, telle qu’exprimée notam­ment par les Pères de l’Église. Sans cher­cher de manière exhaus­tive, un flo­ri­lège suf­fi­ra. Même chez ceux qui paraissent per­son­nel­le­ment hos­tiles à l’application de la peine capi­tale, l’on trouve des jus­ti­fi­ca­tions du prin­cipe. Ain­si de Ter­tul­lien, glo­sant saint Paul, affir­mant que « les puis­sances sont les auxi­liaires de la jus­tice, et les ministres du juge­ment divin, qui s’exerce d’avance ici-bas sur les cri­mi­nels ». (Scor­piaque, 14) Il n’a rien à redire contre « ces morts vio­lentes, décer­nées par la jus­tice humaine, lorsqu’elle réprime la vio­lence » (De ani­ma, 56). Il réflé­chit sur la sanc­tion du meur­trier chez les Anciens : « La ven­geance que les hommes tirent de l’homicide est aus­si grande que la nature elle-même qu’ils vengent. Qui ne pré­fé­re­rait la jus­tice du siècle qui, selon la décla­ra­tion de l’Apôtre [Rm 13, 4], n’est pas armée en vain du glaive, et qui, en sévis­sant pour l’homme, est reli­gieuse ? » (De ani­ma, 33).

Un texte long­temps attri­bué à saint Cyprien reprend cette doc­trine patris­tique : « Le roi doit répri­mer les lar­cins, punir les adul­tères, faire dis­pa­raître de la terre les impies, ne pas per­mettre de vivre aux patri­cides [sic] et aux par­jures, ni tolé­rer l’impiété des fils[4]. » L’évêque de Car­thage rap­pelle les règles mosaïques de puni­tion à mort des ido­lâtres, et loue la geste de Mat­ta­thias d’avoir tué celui qui s’approchait de l’autel pour sacri­fier aux idoles (1M 2, 24), avec ce com­men­taire : « Que si ces pré­ceptes tou­chant le culte de Dieu et le mépris des idoles ont été obser­vés avant l’avènement de Jésus-Christ, com­bien plus le doivent-ils être main­te­nant qu’il est venu ! » (Exhor­ta­tion au mar­tyre, V).

Lac­tance s’insurge contre l’« impar­don­nable erreur » de ceux qui accusent « d’inclémence ou de méchan­ce­té la jus­tice de Dieu ou des hommes, et de trai­ter de méchant celui qui inflige une peine aux méchants ! S’il en est ain­si, nous avons des lois néfastes parce qu’elles vouent au sup­plice les cri­mi­nels, ain­si que des juges néfastes, qui punissent de mort ceux qu’ils ont convain­cus de crimes […] Le juge qui frappe les crimes n’en est pas moins un juge intègre et juste, car il veille au salut des bons en châ­tiant les per­vers » (De la colère de Dieu, 17). Il conclut : « C’est nuire que d’épargner celui qui nuit. »

Saint Ambroise rap­porte la jus­ti­fi­ca­tion don­née par saint Paul (Rm 13, 4) et explique que le déten­teur de l’autorité est « le ven­geur de Dieu à l’encontre de ceux qui agissent mal » (Ep. 25, 1[5]). La peine de mort a « l’autorité de l’Apôtre pour elle ». Il défi­nit les mis­sions du juge : « Il n’est pas per­mis de s’abstenir de pra­ti­quer le glaive dans de nom­breux pro­cès, car il est au ser­vice des lois » (Super Ps. XXXVII, 51).

Saint Hilaire de Poi­tiers, dans ses com­men­taires sur saint Mat­thieu, indique qu’il y a deux sortes d’usages légi­times du glaive, « soit pour exé­cu­ter un juge­ment, soit dans la néces­si­té de résis­ter à des bri­gands » (XXXII, 2)[6].

Saint Augus­tin semble, de tous les Pères, le plus pro­lixe à ce sujet. Tout au long de son minis­tère épis­co­pal, et dans des œuvres de divers genres, il jus­ti­fie la peine capi­tale. Dans son trai­té Du libre arbitre, se met­tant en dia­logue avec Évo­dius, il indique qu’on n’appelle pas homi­cide « le sol­dat qui tue l’ennemi, le juge ou son ministre qui tue le mal­fai­teur » (I, 4, 9)[7]. Il explique encore, dans une lettre à Publi­co­la : « Je ne suis pas d’avis qu’on puisse tuer un homme […] à moins qu’on ne soit sol­dat ou revê­tu d’une fonc­tion publique, de façon qu’on ne frappe pas pour soi-même, mais pour les autres, pour une cité, par exemple où l’on réside, avec une légi­time auto­ri­té. » (Ep. 47, 5) La légi­time auto­ri­té est enten­due au sens judi­ciaire, après pro­cès et condam­na­tion, et sur ordre du juge. C’est ce que l’on peut tirer de cette autre affir­ma­tion : « Le bour­reau, lorsqu’il exé­cute un homme condam­né à mort par la sen­tence du juge, se rend cou­pable d’homicide s’il agit spon­ta­né­ment et sans ordre, quand même il sau­rait que l’homme à qui il donne la mort était irré­vo­ca­ble­ment condam­né par le juge. » (Ques­tions sur l’Exode, XXXIX, 11) En ce sens, cette auto­ri­té peut lici­te­ment rési­der dans les justes : « Les bons peuvent très-bien, dans une bonne inten­tion, exer­cer le minis­tère de la ven­geance ain­si un roi, ain­si un juge. » (Ques­tions sur les Évan­giles, I, 10) Ce qu’il explique autre­ment : « Quand tu tues un homme jus­te­ment, c’est la loi qui tue, et non toi. » (Ques­tions sur le Lévi­tique, LXVIII, 19)

Cette pré­sen­ta­tion de la peine se retrouve dans la Cité de Dieu : « La même auto­ri­té divine qui a dit : Tu ne tue­ras pas, a éta­bli cer­taines excep­tions à la défense de tuer l’homme. Dieu ordonne alors, soit par loi géné­rale, soit par pré­cepte pri­vé et tem­po­raire, qu’on applique la peine de mort. Or, celui-là n’est pas vrai­ment homi­cide qui doit son minis­tère à l’autorité, il n’est qu’un ins­tru­ment, comme le glaive dont il frappe. Aus­si, n’ont aucu­ne­ment vio­lé le pré­cepte Tu ne tue­ras pas les hommes qui ont fait la guerre sur l’ordre de Dieu, ou qui, repré­sen­tant la puis­sance publique, ont puni de mort les scé­lé­rats, confor­mé­ment aux lois, c’est-à-dire au com­man­de­ment de la très juste rai­son. » (I, 21)

Dans une longue lettre à Macé­do­nius, vicaire d’Afrique, il déve­loppe ample­ment les argu­ments jus­ti­fiant le glaive, « légi­time pou­voir de vie et de mort » (vitae necisque legi­ti­mam potes­ta­tem, ep. 153, 8). Il rap­pelle d’abord que, dans l’épisode de la femme adul­tère, « le Sei­gneur n’improuva pas la loi qui ordon­nait la peine de mort contre les femmes cou­pables de ce crime » (Ep. 153, 9). Ensuite, il détaille les rai­sons de l’infliger : « Sans doute ce n’est pas en vain qu’ont été ins­ti­tués la puis­sance du roi, le droit du glaive de la jus­tice, l’office du bour­reau, les armes du sol­dat, les règles de l’autorité, la sévé­ri­té même d’un bon père. Toutes ces choses ont leurs mesures, leurs causes, leurs rai­sons, leurs avan­tages ; elles impriment une ter­reur qui contient les méchants et assure le repos des bons. » (Ep. 153, 16) Pour être sûr d’être bien com­pris de son auguste inter­lo­cu­teur, s’inquiétant de savoir s’il reve­nait à son « sacer­doce d’intervenir pour les cou­pables », l’évêque d’Hippone ajoute : « Il n’est pas inutile que la ter­reur des lois retienne l’audace humaine, afin que l’innocence demeure en sûre­té au milieu des per­vers et que, dans les méchants eux-mêmes, la contrainte impo­sée par la peur des sup­plices déter­mine la volon­té à recou­rir à Dieu et à deve­nir meilleure. » Ce qu’il résume enfin : « Faire mou­rir pour ven­ger, comme le ferait un juge, ou pour obéir à un ordre légal, comme le ferait le bour­reau. » (Ep. 153, 17)

Ses ser­mons sont aus­si pour lui l’occasion de rap­pe­ler la légi­ti­mi­té de cette peine, tout en rele­vant la néces­si­té d’une mise à mort judi­ciaire : « Consi­dé­rez comme le pou­voir lui-même a ses divers degrés hié­rar­chiques : voi­ci un homme condam­né au der­nier sup­plice, le glaive est sus­pen­du au-des­sus de sa tête ; cepen­dant, il n’est per­mis de le frap­per qu’à celui qui est spé­cia­le­ment char­gé de cet office. C’est au bour­reau qu’il est dévo­lu, c’est à lui de mettre à mort le cou­pable. » (Ser­mon 302, 14)[8] C’est pour­quoi il ne refuse pas le nom d’homicide a celui qui se contente « de mettre à mort un condam­né sans y être auto­ri­sé ». Enfin, ses contro­verses ne font qu’entériner la doc­trine. Il entre­prend la jus­ti­fi­ca­tion du talion, qui « pose des limites à la fureur » (Contre Fauste, 19, 25), ou com­mente la mise à mort des accu­sa­teurs de Daniel, « juste châ­ti­ment de la faute com­mise par les enne­mis du saint Pro­phète » (Contre les lettres de Péti­lien, II, 212)[9]. Il s’interroge alors, de façon toute rhé­to­rique : « Que ne peuvent faire les rois pour ven­ger la pro­fa­na­tion des sacre­ments de Jésus-Christ, quand la vie d’un pro­phète mise en péril a méri­té un châ­ti­ment aus­si sévère ? ».

Saint Jérôme a, lui aus­si, jus­ti­fié plu­sieurs fois l’emploi de la peine capi­tale, quoique de manière plus concise. Dans son com­men­taire sur l’épître aux Galates, il s’intéresse à l’innocence du juge : « Le com­man­de­ment fait en ver­tu d’un droit légi­time fait connaître et condam­ner le péché bien plus qu’il n’en est la cause. C’est ain­si que le juge n’est pas l’auteur du crime quand il fait enchaî­ner les scé­lé­rats, mais il les ren­ferme et les déclare cou­pables en ver­tu de son auto­ri­té, sauf à user ensuite d’indulgence en leur fai­sant grâce de la peine capi­tale qu’ils ont méri­tée. » (II, 3, 21)[10]

L’exécuteur est pro­pre­ment le ministre de Dieu : « Qui frappe les méchants, à cause de leur malice, et détient les ins­tru­ments de mort afin de retran­cher les pires, est le ministre du Sei­gneur. » (Sur Ézé­chiel, III, 9, 1) Il expose ailleurs que les bour­reaux « ne sont pas seule­ment des hommes [mais] sont ministres et exé­cu­teurs de la colère de Dieu contre ceux qui font le mal, et ce n’est pas sans motif qu’ils portent le glaive » (Sur Joël, II, 27), et assène de manière lapi­daire : « Il n’est pas cruel celui qui immole des gens cruels. » (Sur Isaïe, XIII, 9) Il dit encore, en com­men­tant le pro­phète Jonas : « Il ne nous appar­tient pas de nous réfu­gier dans la mort par l’effet de notre choix ; mais il nous convient de l’accepter sans amer­tume lorsqu’elle nous arrive par les mains d’autrui » (I, 12), en pré­ci­sant plus loin de quel autre il s’agit, celui qui fait « cour­ber la tête sous la hache ». Enfin, dans ses com­men­taires sur Jéré­mie (IV, 22, 3), il emploie des expres­sions très fortes expri­mant son accep­ta­tion de la peine de mort, en trai­tant de l’office royal dont le propre est de « faire jus­tice et rendre des juge­ments » : « Punir [de mort] les homi­cides, les sacri­lèges et les adul­tères, ce n’est pas répandre le sang, c’est le minis­tère des lois[11]. »

Saint Jean Chry­so­stome, au sujet du par­ri­cide, se montre par­ti­san de la peine capi­tale : « Un homme ain­si dégra­dé, c’est une peste, un fléau public, qu’il ne suf­fit pas de ban­nir de la cité, qu’il faut encore faire dis­pa­raître de la lumière. Un tel homme, en effet, est un enne­mi public, un enne­mi par­ti­cu­lier, un enne­mi com­mun de tous les hommes, de Dieu, de la nature, des lois, de la socié­té des vivants. Voi­là pour­quoi nous devons tous par­ti­ci­per à l’extermination, afin de puri­fier la cité[12]. » (4e dis­cours sur la Genèse, § 3) Dans son com­men­taire des psaumes, il glose le pas­sage pau­li­nien en regard de la para­bole du blé et du van (Mt 3, 12). Il livre de pré­cieux ren­sei­gne­ments sur le rôle de la peine en com­pa­rant l’utilité du châ­ti­ment divin au châ­ti­ment humain : « S’il est vrai que le glaive des magis­trats soit bon à cela, et ins­pire la ter­reur, à plus forte rai­son est-ce vrai de la divi­ni­té. Et ce n’est point le fait d’une bon­té com­mune que d’effrayer par des menaces, et d’insister en paroles sur l’énormité du châ­ti­ment ; c’est un moyen de nous en épar­gner l’épreuve. Si Dieu tend son arc, s’il le pré­pare, s’il y pose la flèche, s’il se pré­pare à punir, c’est afin de n’avoir pas lieu de punir[13]. » (Com­men­taire du psaume 7, § 11)

Enfin, les Consti­tu­tions apos­to­liques, texte rédi­gé à la fin du IVe siècle et dont l’influence sur les textes juri­diques sera consi­dé­rable, ne font que réité­rer ce que les Pères ont dit : « Tu ne tue­ras pas, c’est-à-dire tu ne feras pas périr un homme ton sem­blable car ce serait détruire la beau­té de la créa­tion. Ce n’est pas que toute mise à mort soit répré­hen­sible, seule l’est le meurtre de l’innocent, mais la mise à mort légale est réser­vée aux seuls magis­trats[14]. » (VII, 2, 8)

Un grand nombre de ces textes des Pères de l’Église sont bien connus des théo­lo­giens et des cano­nistes et ont été pour une large part inté­grés au Décret de Gra­tien (v. 1140), dont une ques­tion est expli­ci­te­ment consa­crée à la licéi­té de la peine capi­tale (C. 23, q. 5)[15]. Les pon­tifes s’inspireront, direc­te­ment ou non, de leur posi­tion.

II. La pen­sée des papes

Autre lieu d’exposition de la Tra­di­tion, celui du magis­tère pon­ti­fi­cal. Trois domaines sont à envi­sa­ger ici, par ordre d’importance décrois­sante. Les papes ont appor­té, en ver­tu de leur magis­tère, une jus­ti­fi­ca­tion doc­tri­nale directe à la peine de mort, soit de manière géné­rale (1), soit de manière par­ti­cu­lière concer­nant le cas de l’hérétique (2). Ils ont éga­le­ment appor­té une jus­ti­fi­ca­tion indi­recte, en vali­dant la peine de mort dans les États pon­ti­fi­caux en appli­ca­tion de leur pou­voir tem­po­rel (3).

1. La jus­ti­fi­ca­tion géné­rale

Les papes, de saint Pierre à saint Jean-Paul II, ont affir­mé le carac­tère licite de la peine capi­tale comme moyen de « punir les mal­fai­teurs » (1 Pet. 2, 13–14). Le pre­mier à expli­ci­ter ce sujet est Inno­cent Ier, répon­dant en 405 à saint Exu­père de Tou­louse, l’ayant inter­ro­gé sur le sort de ceux « qui ont pro­non­cé des peines de mort » (Consu­len­ti tibi, cap. III[16]). Ce texte déci­sif mérite d’être lon­gue­ment cité. Le pape répond, avec une grande fer­me­té, que les anciens « étaient conscients de tenir ce pou­voir de Dieu, et que le glaive était per­mis pour se ven­ger des nui­sibles. C’est en tant que ministres de Dieu qu’il leur était don­né d’exercer une telle ven­geance. Com­ment donc auraient-ils condam­né ce qu’ils consi­dé­raient comme l’œuvre de Dieu, dont ils étaient les inter­ces­seurs ? C’est pour­quoi en ce qui concerne ces per­sonnes, selon la tra­di­tion jusqu’à aujourd’hui, fai­sons en sorte de ne pas nous éloi­gner de cette dis­ci­pline, ni d’avoir l’audace de nous oppo­ser à l’autorité du Sei­gneur. Il faut donc qu’ils conti­nuent à rendre tous leurs juge­ments, de manière rai­son­nable. » Le pape pour­suit sa jus­ti­fi­ca­tion doc­tri­nale en pré­ci­sant le rôle de l’enquête judi­ciaire dans la mise à mort du cou­pable. Il réaf­firme qu’il est per­mis au prince, « après la régé­né­ra­tion du bap­tême, de condam­ner quelqu’un à mort ou de ver­ser le sang d’un accu­sé » une fois la cause enten­due, cau­sa cogni­ta. De la sorte, « l’absolution ou la condam­na­tion est pro­non­cée en ver­tu de leur charge, et si l’autorité des lois a été exer­cée à l’encontre d’individus mal­hon­nêtes, le diri­geant sera sans tache ».

Saint Gré­goire le Grand, pape mais aus­si Doc­teur et Père, enseigne la légi­ti­mi­té de la peine capi­tale dans plu­sieurs de ses lettres, recon­nais­sant qu’elle est méri­tée pour de graves for­faits. Il appuie le recours à la peine de mort sur le droit romain, en ren­voyant à deux consti­tu­tions impé­riales (C. 1, 3, 10 et C. 1, 12, 2). En l’espèce, il s’agissait des vio­lences exer­cées sur l’évêque Jan­vier de Mala­ga : « La loi punit l’auteur d’une telle injure de la peine capi­tale. » (XIII, 49) Dans une lettre à la reine Bru­ne­haut (VIII, 4), il l’exhorte à « apai­ser Dieu » en châ­tiant les adul­tères, les voleurs et les autres actions dépra­vées, pas­sibles de mort.

Dans d’autres lettres, le pape ava­lise le prin­cipe de la peine, tout en fai­sant preuve de lar­gesse afin qu’elle ne soit pas appli­quée dans un cas pré­cis. Ain­si de l’évêque Démé­trius de Naples, qui « s’est trou­vé impli­qué dans de si nom­breuses affaires que, s’il avait été jugé sans misé­ri­corde selon l’importance de ses for­faits, il aurait été sans aucun doute puni d’une mort très cruelle par les lois divines et humaines[17] » (II, 1). Même inter­ces­sion pour l’auteur du stupre sur la fille du diacre Félix où Gré­goire sol­li­cite l’indulgence en faveur de celui « qui est frap­pé par les lois d’une peine si grave[18]. » (III, 42)

Saint Nico­las Ier, dans sa Réponse aux Bul­gares de 866, aborde un grand nombre de ques­tions dog­ma­tiques et cano­niques. Si ce texte est connu, en droit pénal, pour son oppo­si­tion à la tor­ture judi­ciaire (cap. 86), il l’est moins pour ses prises de posi­tions rela­tives à la peine de mort. Si le pape réclame par­fois du roi la clé­mence ou la misé­ri­corde (cap. 85), le prin­cipe de légi­ti­mi­té de la peine de mort est rap­pe­lé plu­sieurs fois[19]. D’abord quand il est inter­ro­gé sur la pos­si­bi­li­té pour les tri­bu­naux de rendre des juge­ments in fes­ti­vi­ta­ti­bus sanc­to­rum, et de condam­ner à mort ces jours-là (cap. 12). Le pape explique que, s’il convient de s’abstenir de toute œuvre mon­daine, il faut à plus forte rai­son évi­ter les affaires sécu­lières et donc s’abstenir des condam­na­tions à mort. Il ajoute tou­te­fois : « Quoique l’une et l’autre [affaire] puissent être exer­cées sans faute (sine culpa valeat exer­ce­ri), quand il s’agit des choses de Dieu, aux­quelles l’homme doit plu­tôt être atta­ché, il convient qu’il se sépare tout à fait des choses de ce monde. » Le pape réitère son pro­pos au sujet des juge­ments pro­non­cés durant le carême (cap. 45).

Une autre réponse est encore plus éclai­rante sur la pen­sée du pon­tife : « Quant à ceux qui ont tru­ci­dé leur pro­chain, c’est-à-dire leur consan­guin […] que les lois res­pec­tables trouvent leur appli­ca­tion (vene­ran­dae leges pro­prium robur obti­neant). Mais si les cou­pables se sont réfu­giés à l’église, qu’ils soient arra­chés à la mort pro­mise par les lois. » (cap 26)

Urbain II, dans une décré­tale adres­sée à l’évêque de Lucques, est allé plus loin en légi­ti­mant une peine de mort non encore judi­ciai­re­ment pro­non­cée. Il « n’appelle pas homi­cides ceux qui, dans l’ardeur de leur zèle pour leur mère la sainte Église, ont mis à mort des excom­mu­niés », mais demande tout de même qu’il leur soit infli­gé une péni­tence conve­nable[20].

Inno­cent III a deux fois légi­ti­mé la peine de mort. En 1199, par la décré­tale Ver­gen­tis (X, 5, 7, 10) éta­blis­sant un paral­lèle entre les héré­tiques et les fau­teurs de lèse-majes­té, il écrit : « Comme, selon les légi­times sanc­tions (legi­ti­mas sanc­tiones), les cou­pables de lèse-majes­té sont punis de mort (puni­tis capite) […] com­bien plus les héré­tiques qui offensent Jésus-Christ doivent être sépa­rés de notre tête qui est le Christ. » En 1210, il com­plète la pro­fes­sion de foi pres­crite aux Vau­dois en 1208, et ajoute ce pas­sage signi­fi­ca­tif : « Au sujet du pou­voir sécu­lier, nous affir­mons qu’il peut, sans péché mor­tel, exer­cer un juge­ment por­tant effu­sion de sang, pour­vu que, pour exer­cer la vin­dicte, il ne pro­cède pas par la haine mais par un juge­ment, ni avec impru­dence mais avec modé­ra­tion[21]. »

Les recueils légis­la­tifs offi­ciels reprennent le prin­cipe de la légi­ti­ma­tion de la peine capi­tale. La décré­tale Qui fura­tur (X, 5, 18, 1), para­phra­sant l’Exode (21, 16), sta­tue : « Celui qui aura volé un homme [com­mis un rapt], l’aura ven­du et aura été convain­cu de culpa­bi­li­té, qu’il soit mis à mort[22]. » On y lit même une décré­tale controu­vée, attri­buée à saint Gré­goire, ren­voyant faus­se­ment au Livre des Rois : « Qui non obe­die­rit prin­ci­pi, morte moria­tur[23]. » Une déci­sion du concile œcu­mé­nique de Vienne de 1311–1312 (const. Quum secun­dum, Clem. 5, 9, 1), réprouve la cou­tume refu­sant la péni­tence aux condam­nés à mort, vou­lant qu’ils pussent recou­rir au sacre­ment avant cet « ulti­mo sup­pli­cio[24] ». Ici, l’abus condam­né n’est pas la peine de mort, mais le refus d’apporter les remèdes spi­ri­tuels au condam­né. Le pape exhorte les magis­trats et sei­gneurs tem­po­rels de faire res­pec­ter la pos­si­bi­li­té pour le condam­né de se confes­ser et de com­mu­nier, et sup­plie les ordi­naires d’y veiller, fut-ce au moyen de cen­sures ecclé­sias­tiques.

L’époque moderne n’est pas en reste. Le Caté­chisme du Concile de Trente, publié par saint Pie V, reprend cet ensei­gne­ment, en décla­rant per­mis « les homi­cides ordon­nés par les magis­trats qui ont droit de vie et de mort pour sévir contre les cri­mi­nels que les tri­bu­naux condamnent, et pour pro­té­ger les inno­cents » (III, 33).

Le pape Léon XIII expose que « les deux lois divines », natu­relle et révé­lée, « défendent for­mel­le­ment que per­sonne, en dehors d’une cause publique, blesse ou tue un homme » (DS 3272). Le Grand caté­chisme de saint Pie X pro­longe l’enseignement, lis­tant les cas où il est « per­mis de tuer son pro­chain », notam­ment « quand, par ordre de l’autorité suprême, on exé­cute une condam­na­tion à mort, châ­ti­ment de quelque crime » (III, 3, 2, n. 413). Pie XI rap­pelle l’existence de ce « jus gla­dii, qui ne vaut que contre les cou­pables » (Cas­ti connu­bii, II, 2, § 64).

Le pon­tife qui a le plus abor­dé la ques­tion est Pie XII, ce qui n’est cer­tai­ne­ment pas étran­ger à sa for­ma­tion juri­dique. À plu­sieurs reprises, il a repris et ampli­fié l’enseignement de l’Église sur la peine de mort. En 1944, alors que la guerre n’est pas finie, il rap­pelle les seules excep­tions admis­sibles à l’intangibilité de la vie humaine : « Sauf les cas de défense pri­vée légi­time, de guerre juste menée par des moyens légi­times, de peine de mort infli­gée par l’autorité publique pour des délits très graves déter­mi­nés et prou­vés, la vie humaine est intan­gible. » (Dis­cours aux curés et pré­di­ca­teurs de carême de Rome, 22 février 1944[25]) Cette même année, s’exprimant auprès de méde­cins, il rap­pelle que l’homme détient du Créa­teur « le droit sur son propre corps et sur sa vie » et « il s’ensuit que la socié­té ne peut direc­te­ment le pri­ver de ce droit, aus­si long­temps qu’il n’aura pas encou­ru une telle puni­tion, comme sanc­tion d’un crime grave et pro­por­tion­née à cette peine » (Allo­cu­tion à l’union médi­co-bio­lo­gique S. Luc, 12 novembre 1944[26]). C’est pour­quoi il ajoute, dans le droit fil de la Tra­di­tion : « Tant qu’un homme n’est pas cou­pable, sa vie est intan­gible. » C’est le même constat qu’il for­mule l’année sui­vant devant des chi­rur­giens : « À moins qu’un homme soit cou­pable de quelque crime méri­tant la peine de mort, Dieu seul et nul pou­voir ter­restre ne peut dis­po­ser de la vie. » (Allo­cu­tion à un groupe de méde­cins chi­rur­giens, 13 février 1945[27])

Le mérite de Pie XII est d’avoir su éle­ver le débat au niveau des prin­cipes, dans une for­mu­la­tion claire et concise qui dis­tingue le droit à la vie du bien de la vie : « Quand il s’agit de l’exécution d’un condam­né à mort, l’État ne dis­pose pas du droit de l’individu à la vie. Il est réser­vé alors au pou­voir public de pri­ver le condam­né du bien de la vie, en expia­tion de sa faute, après que, par son crime, il s’est déjà dépos­sé­dé de son droit à la vie. » (Allo­cu­tion au Congrès d’histopathologie, 13 sep­tembre 1952[28])

Jean-Paul II, dans une grande conti­nui­té doc­tri­nale, a repris cet ensei­gne­ment. Dans la pre­mière ver­sion du CEC, il écri­vait : « L’enseignement tra­di­tion­nel de l’Église a recon­nu le bien-fon­dé du droit et du devoir de l’autorité publique légi­time de sévir par des peines pro­por­tion­nées à la gra­vi­té du délit, sans exclure, dans les cas d’une extrême gra­vi­té, la peine de mort » (§ 2266). Le même caté­chisme enseigne que « la défense légi­time des per­sonnes et des socié­tés n’est pas une excep­tion à l’interdit du meurtre de l’innocent », puisqu’il ne s’agit pas là d’homicide (§ 2263).

L’encyclique Evan­ge­lium vitæ du 25 mars 1995 marque un tour­nant pru­den­tiel mais non doc­tri­nal, puisque le pape, tout en recon­nais­sant la pos­si­bi­li­té théo­rique pour l’État de recou­rir à la peine capi­tale, pré­sen­tée comme « un moyen de “légi­time défense” de la socié­té », salue l’orientation actuelle de l’opinion publique dans un sens abo­li­tion­niste (n. 27). Il indique que dans l’hypothèse de légi­time défense sociale, « l’issue mor­telle doit être attri­buée à l’agresseur lui-même qui s’y est expo­sé par son action » (n. 55), et déclare licite la sup­pres­sion du cou­pable « en cas de néces­si­té abso­lue, lorsque la défense de la socié­té ne peut être pos­sible autre­ment » (n. 56). Ce texte se retrou­ve­ra dans l’édition typique du CEC : « L’enseignement tra­di­tion­nel de l’Église n’exclut pas, quand l’identité et la res­pon­sa­bi­li­té du cou­pable sont plei­ne­ment véri­fiées, le recours à la peine de mort, si celle-ci est l’unique moyen pra­ti­cable pour pro­té­ger effi­ca­ce­ment de l’injuste agres­seur la vie d’êtres humains[29]. » (§ 2267)

2. La jus­ti­fi­ca­tion par­ti­cu­lière

L’affirmation de la licéi­té du recours géné­ral à la peine de mort se double d’une légi­ti­ma­tion dans un cas par­ti­cu­lier, celui de l’hérétique livré de ce fait au bras sécu­lier. Comme l’indique Gra­tien, il revient à l’État de s’occuper de ceux contre qui l’Église ne peut plus rien : « A prin­ci­pi­bus cor­ri­gan­tur quos Eccle­sia cor­ri­gere non valet » (C. 11, q. 1, c. 20). C’était déjà la solu­tion rete­nue lors du 3e concile de Tours, en 813, « il convient de châ­tier, par la dis­ci­pline des puis­sances sécu­lières, la si mau­vaise habi­tude de ceux qui n’ont pas vou­lu se conver­tir par les salu­taires moni­tions des prêtres[30]. » (can. 41) En découle alors la remise à la puis­sance publique, au bras sécu­lier, en vue d’une condam­na­tion à mort. La jus­ti­fi­ca­tion théo­rique du recours au bras sécu­lier est fon­dée sur les Écri­tures au sujet du meur­trier : « Tu l’arracheras de mon autel pour qu’il meure » (Ex 21, 14), texte ouvrant le titre De l’homicide volon­taire ou invo­lon­taire dans les Décré­tales de Gré­goire IX (X, 5, 12). Dans les faits, un tel recours fut pra­ti­qué dès le Ve siècle.

Saint Léon le Grand, Doc­teur de l’Église, se féli­cite de la livrai­son d’un héré­tique et de ses sec­ta­teurs dans sa décré­tale Quam lau­da­bi­li­ter de 447, cen­su­rant les erreurs des pris­cil­lia­nistes : « C’est à juste titre que nos pères […] ont agi avec fer­me­té pour que cet éga­re­ment impie soit chas­sé de toute l’Église : les princes du monde éga­le­ment ont abo­mi­né à ce point cette folie sacri­lège, qu’ils ont abat­tu son auteur [Pris­cil­lien] par l’épée des lois publiques, en même temps que la plu­part de ses dis­ciples. Ils voyaient en effet que le lien des mariages serait entiè­re­ment défait, et que de même la Loi divine et humaine serait sub­ver­tie, s’il était per­mis à de tels hommes de vivre avec une telle pro­fes­sion en quelque lieu que ce soit. Pen­dant long­temps cette sévé­ri­té a pro­fi­té à la dou­ceur ecclé­sias­tique, laquelle, même si elle se contente du juge­ment des prêtres et évite les peines san­glantes, reçoit néan­moins l’aide des décrets sévères des princes chré­tiens, puisqu’on voit par­fois recou­rir au remède spi­ri­tuel ceux qui craignent le sup­plice cor­po­rel[31]. »

Le pape Sim­plice, en 478, recom­mande à l’empereur Zénon de mettre à mort les assas­sins d’évêques. Ces sacri­lèges sont « dignes de périr par ces sup­plices, en quoi l’Église et l’Empire trou­ve­ront le repos […] et s’attireront les faveurs divines ceux qui ont la charge de ne pas lais­ser impu­nis les sacri­lèges[32] » (Ep. XII). La même jus­ti­fi­ca­tion est don­née par Pélage Ier, dans une lettre au duc d’Italie : « Ne pense pas que c’est un péché de punir de tels indi­vi­dus [des évêques réfrac­taires]. Il est éta­bli par les lois divines et humaines que les per­tur­ba­teurs de la paix et de l’unité de l’Église soient répri­més par le pou­voir civil, et c’est le plus grand ser­vice que vous puis­siez rendre à la reli­gion. » (Ep. I[33]) Hono­rius Ier recon­naît encore ce pou­voir, et demande à ce que l’auteur d’un stupre « reçoive la peine du sup­plice ultime, afin que la puni­tion à son encontre ne soit pas retar­dée, et que la sen­tence du juge­ment divin soit connue du plus grand nombre. » (Ep. XIII[34])

Au temps de la chré­tien­té médié­vale, les papes Lucius III, Inno­cent III, Gré­goire IX et Boni­face VIII ont adop­té des décré­tales, pas­sées dans la légis­la­tion uni­ver­selle, pré­voyant le ren­voi de l’hérétique au bras sécu­lier[35]. Ces textes pré­voient la livrai­son du cou­pable « ani­mad­ver­sione debi­ta punien­dus », pour être punis de la cor­rec­tion qui leur est due. Pour qu’il n’y ait aucun doute sur la sen­tence, la glose ajoute : « La puni­tion due est la cré­ma­tion par le feu. » Boni­face VIII va jusqu’à mena­cer de sanc­tions les auto­ri­tés tem­po­relles qui ne pro­cè­de­raient pas sans délai (indi­late) à l’exécution des héré­tiques.

En 1215, lors du IVe concile du Latran (12e œcu­mé­nique), est adop­té le canon Excom­mu­ni­ca­mus qui ordonne d’abandonner les héré­tiques condam­nés « aux puis­sances sécu­lières » (can. 3)[36]. Solu­tion reprise par le concile de Constance (16e œcu­mé­nique) contre les wycli­fites et les hus­sites[37]. Le pape Mar­tin V, en 1418, rédige un ques­tion­naire de foi deman­dant expli­ci­te­ment si l’on croit en la pos­si­bi­li­té pour les pré­lats « de faire appel au bras sécu­lier[38] » (art. 32). Léon X, en 1520, condam­nant les faus­se­tés de Luther, y trouve cette erreur réprou­vée : « Que les héré­tiques soient brû­lés, c’est contre la volon­té de l’Esprit[39]. »

Saint Pie V dégrade les clercs convain­cus du péché de Sodome et les remet à l’autorité civile « pour y rece­voir le sup­plice dont les consti­tu­tions des princes ont légi­ti­me­ment sanc­tion­né ce crime chez les laïcs[40]. » Dans une autre occa­sion, il rap­pelle que les clercs per­tur­ba­teurs de la paix publique « peuvent être, en tant que laïcs [i.e. dégra­dés] et par une cour sécu­lière, condam­nés à une peine qui va jusqu’à la ven­geance du sang et au sup­plice ultime[41]. »

3. La jus­ti­fi­ca­tion indi­recte

Der­nière preuve de la légi­ti­mi­té de la peine de mort, la pra­tique des sou­ve­rains pon­tifes. Il ne s’agit ici que d’une jus­ti­fi­ca­tion indi­recte, mais il est évident que si une telle pra­tique était contraire à l’Évangile, elle n’aurait pas eu droit de cité dans les États pon­ti­fi­caux. Or c’est exac­te­ment le contraire qui s’observe. La peine de mort a été pré­vue et appli­quée par les pon­tifes suc­ces­sifs jusqu’à la sup­pres­sion des États pon­ti­fi­caux en 1870, et elle a même été pré­vue, par le Code pénal du Saint-Siège, pour les cas de ten­ta­tives d’assassinat sur la per­sonne du pape, de 1929 à 1969[42]. Dans leurs États, les papes n’ont pas fait montre d’une clé­mence abo­li­tion­niste envers les cou­pables. De 1796 à 1865, Gio­van­ni Bat­tis­ta Bugat­ti, le bour­reau des papes sur­nom­mé le « maître de jus­tice », a exé­cu­té 516 condam­nés à mort par la jus­tice pon­ti­fi­cale, par­fois pour des vols à main armée.

Au-delà de ce décompte macabre, il convient de don­ner un aper­çu rapide et varié de la liste des crimes punis de mort par la puis­sance tem­po­relle des papes, limi­té à la période moderne. Léon X donne au gou­ver­neur de la Ville le pou­voir d’agir contre les cri­mi­nels, « de les cor­ri­ger, de les châ­tier et de les punir jusqu’à la peine de mort inclu­si­ve­ment[43] ». Jules III lui donne la même facul­té contre « ceux qui ont méri­té le sup­plice ultime et la peine capi­tale[44] ». Ce même pon­tife a pré­vu la peine de mort pour les déten­teurs des exem­plaires du Tal­mud non expur­gés de leurs blas­phèmes contre le Christ[45]. Paul IV l’a pré­vue pour les proxé­nètes[46]. Saint Pie V pour les gens de jus­tice qui violent le secret de l’instruction[47] ; pour ceux qui altèrent la mon­naie par rognage[48] ; ou encore contre les ban­que­rou­tiers, pour que « ceux que la crainte de Dieu n’a pas éloi­gnés du mal, la peine du sup­plice ultime les en retire[49] ». Il n’est d’ailleurs peut-être pas ano­din de consta­ter que ce pape, le seul éle­vé à la gloire des autels entre le XIVe et le XXe siècle, soit celui qui ait pré­vu le plus lar­ge­ment l’application de la peine capi­tale, et res­tau­ré les pri­vi­lèges de la confré­rie de Saint-Jean-le-Décol­lé, volant au secours spi­ri­tuel des condam­nés à mort.

Sixte V l’inflige aux maris sépa­rés de corps se vau­trant publi­que­ment dans la luxure[50] ou aux inces­tueux[51]. Clé­ment VIII la pré­voit pour les expor­ta­teurs réci­di­vistes, en cas de famine[52]. Urbain VIII pour les astro­logues[53]. Il a aus­si confir­mé un motu pro­prio de saint Pie V accor­dant à l’ordre des Hos­pi­ta­liers le pou­voir de punir de mort les faux-mon­nayeurs, fussent-ils ecclé­sias­tiques[54]. Inno­cent X l’ordonne contre les faus­saires de lettres apos­to­liques[55].

Inno­cent XII confirme les car­di­naux dans leur pri­vi­lège de pou­voir ter­mi­ner, lors de leurs visites apos­to­liques dans la ville de Rome, toutes les causes, tant civiles que cri­mi­nelles, « sans scru­pule de conscience ni encou­rir de cen­sure ou d’irrégularité, même en cas d’effusion de sang, de muti­la­tion de membres ou encore de sup­plice ultime[56] ». Clé­ment XII punit de mort l’usage d’explosifs[57].

Cette liste non exhaus­tive s’accommode mal d’une condam­na­tion radi­cale de toute légi­ti­mi­té de la peine de mort, au nom de l’Évangile. Cet aspect pra­tique est d’ailleurs confir­mé par l’enseignement des théo­lo­giens.

III. La pen­sée des Doc­teurs

Les Doc­teurs de l’Église ont, eux aus­si, ensei­gné la licéi­té de la peine de mort, tels saint Anselme ou saint Albert le Grand[58].

Saint Ber­nard de Clair­vaux, pro­clame au sujet des héré­tiques s’exprimant publi­que­ment : « Il serait mieux sans doute qu’ils fussent punis par l’épée de celui qui ne la porte pas en vain, que de souf­frir qu’ils en entraî­nassent d’autres dans leurs erreurs. Car il est ministre de Dieu, et il doit juger sévè­re­ment celui qui fait mal (Rm 13, 4). » (Ser­mons sur le Can­tique, LXVI, 12)

Saint Bona­ven­ture, dans un ser­mon sur les pré­ceptes, s’en prend aux mani­chéens qui déforment la pen­sée chré­tienne du non occides et refusent la peine capi­tale. Il répond : « Quand le ministre de la loi exé­cute, c’est la loi qui tue l’homme, et ceci en obser­vant le droit, une juste cause et un esprit de jus­tice », et dans ce cas, le bour­reau s’exécute « non par désir de ven­geance, mais par amour de la jus­tice[59]. » (Ser­mo VI)

Saint Pierre Cani­sius, dans son Grand caté­chisme, expose que se rendent cou­pables par conni­vence du péché d’autrui « les magis­trats qui portent le glaive sans en faire usage, et qui ne sont ministres de Dieu que de nom, ne se met­tant point en peine de répri­mer ceux qui com­mettent le crime ou excitent des sédi­tions[60] » (II, 1, 3, 9).

Saint Robert Bel­lar­min affirme éga­le­ment, dans ses Contro­verses consa­crées aux laïcs : « Il est licite aux magis­trats chré­tiens de punir par le glaive les per­tur­ba­teurs de la paix publique[61]. » Il prouve cette légi­ti­mi­té par les Écri­tures, par les Pères et par la rai­son.

Saint Alphonse de Liguo­ri, patron céleste des mora­listes, l’écrit aus­si : « En dehors des cas de légi­time défense, il n’est per­mis à per­sonne [de tuer des mal­fai­teurs], sauf à l’autorité publique, et selon les lois[62]. »

Il y a sur­tout saint Tho­mas d’Aquin, qui a consa­cré un article de la Somme de théo­lo­gie à jus­ti­fier l’emploi de la peine capi­tale par l’autorité inves­tie du bien com­mun (IIa IIae, q. 64, a. 2 ; cf. aus­si Ia IIae, q. 100, a. 8, ad 3). Sa conclu­sion est nette : « Si donc quelque indi­vi­du devient un péril pour la socié­té et que son péché risque de la détruire, il est louable et salu­taire de le mettre à mort pour pré­ser­ver le bien com­mun ; car “un peu de ferment cor­rompt toute la pâte” ». (1 Co 5, 6) Il répond d’avance aux argu­ments tirés de la digni­té humaine : « Par le péché l’homme s’écarte de l’ordre pres­crit par la rai­son ; c’est pour­quoi il déchoit de la digni­té humaine. » Dans la Somme contre les Gen­tils, il résume les prin­ci­pales objec­tions et réfute « l’erreur de cer­tains hommes qui disent que les châ­ti­ments cor­po­rels ne peuvent se faire lici­te­ment » (III, 146). Il ajoute même, « haec autem fri­vo­la sunt, car s’il est dit dans la Loi : Tu ne tue­ras point, il est ajou­té après : Tu ne lais­se­ras point vivre les auteurs de malé­fices (Ex 22, 18) ». D’autres pas­sages de la Somme ren­voient à la peine capi­tale, dans les mêmes termes (Ia  IIae, q. 87, a. 3 ; IIa IIae, q. 25, a. 6, ad 2 ; IIa IIae, q. 65, a. 2, ad 2 ; IIa IIae, q. 66, a. 6, ad 2).

D’autres saints doc­teurs, tels Anto­nin « des bons conseils », jus­ti­fient la peine capi­tale et repoussent « l’erreur de ceux qui disent que ce pré­cepte [non occides] inter­dit la mise à mort de tout homme, même mal­fai­teur. De là, ils appellent homi­cides les juges et les offi­ciers qui mettent à mort les cou­pables[63] ». Il oppose l’autorité d’Augustin et de l’Écriture, puis ajoute : « Les juges, en met­tant à mort les cou­pables selon l’ordre juri­dique, tuent sur man­dat de Dieu, qui a éta­bli les lois ordon­nant la mise à mort des cou­pables. »

Les clercs savants, tant théo­lo­giens que phi­lo­sophes, ont bran­di le ver­set de saint Paul sur le glaive por­té par l’autorité, et l’ont « sans cesse allé­gué dès la fin du Moyen Âge en faveur du jus gla­dii des rois[64] ». Ils ont été sui­vis par l’unanimité des mora­listes catho­liques, par­mi les­quels on peut rele­ver les noms des Sal­man­ti­censes[65], Caje­tan, Vito­ria[66], Sua­rez[67], Lay­mann[68], Jean de Saint-Tho­mas[69], Billuart, Tan­que­rey[70], Labour­dette, o.p.[71], etc[72].

1. Les rai­sons du chan­ge­ment

Face à une telle ava­lanche d’autorités, et une tel assen­ti­ment doc­tri­nal, il convient de s’interroger sur les rai­sons du chan­ge­ment sur­ve­nu dans l’enseignement ecclé­sias­tique. Le 1er août 2018, le pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la Foi a publié une Lettre aux évêques à pro­pos de la nou­velle for­mu­la­tion du Caté­chisme de l’Église catho­lique sur la peine de mort. Cette lettre tente de jus­ti­fier cette inno­va­tion comme s’inscrivant « dans la conti­nui­té du Magis­tère pré­cé­dent » (n. 7), fai­sant montre d’un « déve­lop­pe­ment authen­tique de la doc­trine, qui ne contre­dit pas les ensei­gne­ments anté­rieurs du Magis­tère » (n. 8), et en avance les argu­ments.

Par­mi ceux-ci, figurent d’une part une « com­pré­hen­sion pro­fonde du sens des sanc­tions pénales de la part de l’État » (n. 2), une prise en compte de la « nou­velle com­pré­hen­sion des sanc­tions pénales appli­quées par l’État moderne » (n. 7), à l’encontre d’un ancien « contexte social où les sanc­tions pénales étaient com­prises de manière dif­fé­rente » (n. 8). En résulte un ali­gne­ment sur la concep­tion contem­po­raine, mon­daine, qui consi­dère les peines comme devant « tendre avant tout à la réha­bi­li­ta­tion et à la réin­té­gra­tion sociale du cri­mi­nel » (n. 7). Le texte même du nou­veau § 2267 reprend cette idée, décla­rant que « s’est répan­due une nou­velle com­pré­hen­sion du sens de sanc­tions pénales de la part de l’État ».

D’autre part, le docu­ment vise un second argu­ment juri­dique, celui d’une « nou­velle prise de conscience qui recon­naît le carac­tère inad­mis­sible de la peine de mort et en demande donc l’abolition » (n. 2). Le nou­veau § 2267 dit expli­ci­te­ment que l’Église « s’engage de façon déter­mi­née, en vue de son abo­li­tion par­tout dans le monde ».

La phi­lo­so­phie du droit pénal est donc direc­te­ment inté­res­sée, et pré­ci­sé­ment la ques­tion du sens de la peine, qui semble être une clef de lec­ture per­ti­nente en ce qu’elle motive la « nou­velle com­pré­hen­sion » qui a déter­mi­né ce chan­ge­ment de doc­trine. Que pen­ser de cette manière de voir la peine ? Outre la naï­ve­té de croire que les Anciens, jusqu’à Jean-Paul II inclus, n’en aient pas com­pris le sens, il y a lieu de dis­tin­guer les fina­li­tés qui lui sont attri­buées.

De manière clas­sique, trois fonc­tions sont assi­gnées à la peine : une fonc­tion vin­di­ca­tive, ten­dant à res­tau­rer l’ordre lésé, à faire expier le crime ; une fonc­tion exem­plaire, cher­chant à dis­sua­der la réci­dive, à inti­mi­der le délin­quant poten­tiel ; une fonc­tion médi­ci­nale, visant à l’amendement du cou­pable, à son redres­se­ment[73]. Une telle pré­sen­ta­tion se trouve d’ailleurs dans le CEC : « La peine a pour pre­mier but de répa­rer le désordre intro­duit par la faute. Quand cette peine est volon­tai­re­ment accep­tée par le cou­pable, elle a valeur d’expiation. La peine, en plus de pro­té­ger l’ordre public et la sécu­ri­té des per­sonnes, a un but médi­ci­nal : elle doit, dans la mesure du pos­sible, contri­buer à l’amendement du cou­pable[74]. » (§ 2266)

Il s’agit là d’une vision très ancienne, que l’on retrouve par exemple chez saint Gré­goire le Grand. La puni­tion adé­quate se com­pose « de telle manière qu’une unique action com­prenne à la fois un châ­ti­ment pro­por­tion­né pour le délin­quant, et un motif de crainte pour ceux qui par­tagent son ordre[75] » (XII, 11). Il cher­chait « une puni­tion telle que Dieu en soit apai­sé, et que le châ­ti­ment soit un exemple qui induise les autres à la cor­rec­tion[76] » (VIII, 19). La peine a pour lui une fina­li­té sociale, en évi­tant la conta­gion du mal et en pro­mou­vant la dis­sua­sion, et une fina­li­té indi­vi­duelle, étant pen­sée comme un dû et un châ­ti­ment, pour que « la puni­tion cor­rige la faute[77] » (IX, 86).

Or cette vision, don­nant une place de choix à « la colère de Dieu » (Rm 13, 4), à l’aspect vin­di­ca­tif, seul men­tion­né dans les Écri­tures, a subi les assauts d’un cou­rant phi­lo­so­phique moderne, déve­lop­pé en deux temps. D’abord, suite au « choc posi­ti­viste ita­lien », les doc­trines pénales clas­siques sont contes­tées tout au long du XIXe siècle au gré de nom­breux congrès inter­na­tio­naux, notam­ment quant au pro­blème du libre arbitre[78]. Ensuite, au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, l’école dite de la Défense sociale nou­velle, ani­mée par le magis­trat fran­çais Marc Ancel et l’avocat ita­lien Feli­po Gra­ma­ti­ca, entend reje­ter tota­le­ment l’aspect vin­di­ca­tif au pro­fit de l’aspect médi­ci­nal. Le pre­mier Congrès inter­na­tio­nal, orga­ni­sé en 1947, adopte à l’unanimité une réso­lu­tion signi­fi­ca­tive : « La peine de mort doit être sup­pri­mée[79] ». Les tra­vaux de cette école écartent les trois jus­ti­fi­ca­tions essen­tielles de la peine de mort, que sont l’expiation, la rétri­bu­tion et l’intimidation. En 1954, la Socié­té inter­na­tio­nale de défense sociale adopte un Pro­gramme mini­mum, dont l’idée de base est la défense de la socié­té « par le biais de l’adaptation et de la reso­cia­li­sa­tion du délin­quant[80] ».

Pie XII, conscient du dan­ger que cette hos­ti­li­té de prin­cipe à la peine de mort fai­sait cou­rir à la doc­trine, a mis en garde contre « beau­coup, peut-être la majo­ri­té des juristes civils [qui] repoussent la peine vin­di­ca­tive » et pré­fèrent la nou­veau­té à la conti­nui­té doc­tri­nale. L’Église, affirme-t-il, « en théo­rie et en pra­tique, a main­te­nu la double sorte de peines (médi­ci­nales et vin­di­ca­tives), et cela est plus conforme à ce que les sources de la révé­la­tion et la doc­trine tra­di­tion­nelle enseignent au sujet du pou­voir coer­ci­tif de l’autorité humaine légi­time » (Dis­cours aux juristes catho­liques ita­liens, 5 février 1955[81]). Refu­sant l’objection d’une contex­tua­li­sa­tion indue des textes pau­li­niens, il affirme hau­te­ment qu’il y a lieu d’y voir un droit natu­rel : « Les paroles qu’on trouve dans ces sources et dans le magis­tère vivant ne se réfèrent pas au conte­nu concret de pres­crip­tions juri­diques ou de règles d’action par­ti­cu­lières, mais au fon­de­ment essen­tiel du pou­voir pénal et de sa fina­li­té imma­nente. Quant à celle-ci, elle est aus­si peu déter­mi­née par les condi­tions de temps et de culture, que la nature de l’homme et la socié­té humaine vou­lue par cette même nature. »

Déjà en 1953, il avait tenu à répondre à des péna­listes s’inquiétant de la muta­tion en cours. S’il lais­sait « à la théo­rie et à la pra­tique le soin de défi­nir le rôle de la peine dans le sens moderne plus étroit ou dans l’autre plus large », il aver­tis­sait : « Qu’on ne renonce pas à envi­sa­ger cette der­nière moti­va­tion de la peine [vin­di­ca­tive] uni­que­ment parce qu’elle n’apparaît pas apte à pro­duire des résul­tats pra­tiques immé­diats » (Dis­cours au VIe Congrès inter­na­tio­nal de droit pénal, 3 octobre 1953[82]) Il se livre alors à un plai­doyer « mémo­rable » (dixit Paul VI[83]) et pro­pre­ment reli­gieux de « la fonc­tion expia­toire [qui] seule per­met fina­le­ment de com­prendre le juge­ment der­nier du Créa­teur lui-même, qui “rend à cha­cun selon ses œuvres”, comme le répètent sou­vent les deux Tes­ta­ments (cf. sur­tout Mt 16, 27 ; Rm 2, 6). Ici la fonc­tion de pro­tec­tion dis­pa­raît com­plè­te­ment, lorsque l’on consi­dère la vie de l’au-delà. Pour la toute-puis­sance et l’omniscience du Créa­teur, il est tou­jours facile de pré­ve­nir tout dan­ger d’un nou­veau délit par la conver­sion morale intime du délin­quant. Mais le Juge suprême, dans son juge­ment final, applique uni­que­ment le prin­cipe de la rétri­bu­tion. Celui-ci doit donc certes pos­sé­der une valeur qui n’est pas négli­geable ».

Dans sa pro­fonde réflexion sur le rôle de la peine, Pie XII enseigne qu’elle doit « rame­ner à nou­veau dans l’ordre du devoir le vio­la­teur du droit qui en était sor­ti » (Dis­cours aux juristes ita­liens, 5 décembre 1954[84]). La peine accom­plit son office « à sa façon, en tant qu’elle force le cou­pable à une souf­france, c’est-à-dire à la pri­va­tion d’un bien et à l’imposition d’un mal ». De la sorte, il n’est « pas juste de repous­ser en prin­cipe et tota­le­ment la fonc­tion de la peine vin­di­ca­tive. Tant que l’homme est sur la terre, elle peut et doit ser­vir à son salut défi­ni­tif »[85]. Il observe l’aspect psy­cho­lo­gique de la peine, et le cas par­ti­cu­lier de la peine de mort qui, « en inten­si­té et en pro­fon­deur […] sur­passe toute mesure de temps[86] ». Du point de vue moral, Pie XII insiste sur l’acceptation volon­taire de la peine, consti­tu­tive de « pro­grès dans la vie inté­rieure »[87].

Le pas­teur angé­lique semble répondre par avance à l’argument tiré de l’erreur judi­ciaire, en défi­nis­sant la cer­ti­tude morale néces­saire au juge, et sur­tout, en dépas­sant le seul hori­zon ter­restre : « On ne doit pas non plus oublier qu’aucune sen­tence humaine ne décide en der­nière ins­tance et défi­ni­ti­ve­ment le sort d’un homme, cela revient uni­que­ment au juge­ment de Dieu […] pour tous les cas où les juges humains viennent à faillir, le Juge suprême réta­bli­ra l’équilibre[88]. » Il pointe du doigt l’élément scrip­tu­ral propre à cette doc­trine, celui de l’autorité humaine comme « exé­cu­trice de la jus­tice divine » en ce qui touche à « l’accomplissement de la peine[89] ». Ce fai­sant, il pour­suit ici l’enseignement du doc­teur angé­lique, pré­sen­tant comme une grâce sup­plé­men­taire offerte au condam­né que d’avoir en ce monde la pos­si­bi­li­té d’une remise de la dette due pour son péché, ce que ne fait pas la mort natu­relle (IIa IIae q. 25, a. 6, ad 2).

Enfin, si le pro­gramme pénal de la Défense sociale, contes­tant l’utilité des peines, pré­voyait logi­que­ment une dépé­na­li­sa­tion ren­for­cée et mar­quait une grande réti­cence à l’égard de l’emprisonnement, le nou­veau texte du CEC n’a pas cette clar­té, en ce qu’il récuse la peine capi­tale uni­que­ment au pro­fit de « sys­tèmes de déten­tion plus effi­caces ». Il y a là une inco­hé­rence qu’avaient rele­vée des juristes médié­vaux, tels Jes­se­lin de Cas­sagnes, consi­dé­rant la simple pri­son (car­cer durus) comme une peine plus afflic­tive que la mort en rai­son de la trop longue souf­france qu’elle inflige[90].

Le second ver­sant de cette « nou­velle com­pré­hen­sion » de la peine est sa consé­quence logique, l’abolition de la peine de mort. Il s’agit ici de l’abolitionnisme, doc­trine pénale moderne visant à éli­mi­ner le prin­cipe même du recours à la condam­na­tion à mort, esti­mée être un mal intrin­sèque. Ébau­ché par les héré­tiques vau­dois du XIIIe siècle, ce cou­rant phi­lo­so­phique naît véri­ta­ble­ment avec les Lumières, sous une forme miti­gée, plus par­ti­cu­liè­re­ment sous la plume du cri­mi­na­liste ita­lien Cesare Bec­ca­ria, sui­vi par l’utilitariste Jéré­my Ben­tham[91]. L’abolitionnisme est plus que tein­té d’utilitarisme, puisqu’il s’agit de ne pen­ser à la fonc­tion de la peine qu’en termes de réadap­ta­tion du cou­pable au sein de la socié­té, pour motif de ren­ta­bi­li­té. « Quoi qu’il ait fait – même le crime le plus abo­mi­nable – il se trou­ve­ra tou­jours pour lui un tra­vail, une entre­prise, une cer­taine uti­li­té éco­no­mique dans sa réin­ser­tion[92]. »

Il y a eu, dès le XIIe siècle, un cou­rant juri­dique oppo­sé à l’application de la peine de mort, notam­ment dans le sillage de l’école pro­ven­çale du temps de Roge­rius, qui s’appuyait sur un texte du droit romain per­met­tant les com­po­si­tions pécu­niaires (règle­ment pri­vé du litige) en cas de crime capi­tal (excep­tés l’adultère et le rapt)[93]. La jus­ti­fi­ca­tion se tirait de l’utilité publique : « Il faut per­mettre les tran­sac­tions pour évi­ter que les hommes ne soient tués, car il est plus utile à l’État de les conser­ver en vie plu­tôt que de les envoyer au sup­plice en inter­di­sant les tran­sac­tions. » Mais l’existence même d’exceptions ne fait pas de ces juristes de vrais abo­li­tion­nistes, oppo­sés par prin­cipe à la peine capi­tale. Il y avait là, de manière très clas­sique, une option pru­den­tielle de rejet de l’application de la peine de mort, mais non du prin­cipe.

Le cou­rant abo­li­tion­niste, à l’inverse, s’appuie sur la nou­velle concep­tion de la peine, comme moyen d’insertion du cou­pable plu­tôt que comme puni­tion et châ­ti­ment du cri­mi­nel. Il pré­tend dis­qua­li­fier par prin­cipe le recours à cette puni­tion ultime, en infé­rant d’une posi­tion pru­den­tielle (le droit posi­tif, actuel ou sou­hai­té) contre une posi­tion de prin­cipe rele­vant du droit natu­rel. Or, en ce domaine de l’application posi­tive d’une pré­ro­ga­tive natu­relle, la ques­tion morale n’est pas celle de la légi­ti­mi­té, mais celle de l’opportunité, comme l’enseignait le car­di­nal Rat­zin­ger, pour qui « les catho­liques peuvent légi­ti­me­ment avoir des opi­nions dif­fé­rentes sur la guerre ou la peine de mort » (Être digne de rece­voir la sainte com­mu­nion. Prin­cipes géné­raux, juin 2004).

Le ral­lie­ment doc­tri­nal à l’abolitionnisme est lourd de consé­quences, à deux niveaux. Le pre­mier est qu’il entend retran­cher défi­ni­ti­ve­ment à l’État un moyen légi­time de puni­tion. La licéi­té du recours à cet arse­nal pénal fai­sant par­tie de « l’enseignement tra­di­tion­nel de l’Église », il est facile d’en conclure que ce point relève du droit natu­rel, de la nature de l’État et de ses pré­ro­ga­tives, dont l’autorité (qui lui vient de Dieu) s’étend jusqu’à la vie de ses citoyens. Saint Tho­mas d’Aquin l’établit sans ambages : « Le bien com­mun est meilleur que le bien par­ti­cu­lier de l’individu. Donc il faut sacri­fier le bien par­ti­cu­lier pour conser­ver le bien com­mun. Or, la vie de quelques indi­vi­dus dan­ge­reux s’oppose à ce bien com­mun qu’est la concorde de la socié­té humaine. Donc on doit sous­traire par la mort ces hommes de la socié­té humaine. » (Contra gentes, III, 146)

L’histoire du droit pénal montre la varié­té des crimes graves contre les­quels l’État a vou­lu sévir défi­ni­ti­ve­ment. Ce furent tour à tour les voleurs, les incen­diaires, les homi­cides, les faus­saires, les par­jures, les faux-mon­nayeurs, les adul­tères, etc. C’est là un exemple de ce qu’est un droit posi­tif, à savoir une appli­ca­tion dans le temps et dans l’espace d’un prin­cipe direc­teur rele­vant de la nature des choses. Il est natu­rel de punir les cou­pables, mais c’est à chaque socié­té de fixer l’échelle de gra­vi­té des crimes et des délits, et de juger avec pru­dence ceux qui méritent la mort, s’il en est.

Le second niveau de consé­quences est peut-être plus grave encore, du point de vue du rôle et des mis­sions du sou­ve­rain pon­tife. Si la peine de mort appar­tient bien au droit natu­rel, et si l’Église a constam­ment ensei­gné sa légi­ti­mi­té, alors se pose la ques­tion, au-delà du simple aspect pru­den­tiel de l’acceptation ou de l’opposition à la peine capi­tale hic et nunc, de savoir si le pape peut modi­fier la doc­trine, s’il peut, tel une antique pythie, pro­non­cer des oracles contra­dic­toires. Jean-Paul II, fidèle à la Tra­di­tion, s’y oppo­sait : « Le Pon­tife Romain a la « sacra potes­tas » d’enseigner la véri­té de l’Évangile, d’administrer les sacre­ments et de gou­ver­ner de façon pas­to­rale l’Église au nom et avec l’autorité du Christ, mais cette puis­sance n’inclut en soi aucun pou­voir sur la Loi divine natu­relle ou posi­tive. » (Dis­cours à la Rote romaine, 21 jan­vier 2000) La consti­tu­tion apos­to­lique Pas­tor Æter­nus pré­ci­sait : « Le Saint Esprit n’a pas été pro­mis aux suc­ces­seurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître, sous sa révé­la­tion, une nou­velle doc­trine, mais pour qu’avec son assis­tance ils gardent sain­te­ment et exposent fidè­le­ment la révé­la­tion trans­mise par les Apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi. » Au-delà de la seule ques­tion de la peine de mort, se pose celle d’une rup­ture envi­sa­geable dans la Tra­di­tion, ouvrant la porte à toute modi­fi­ca­tion doc­tri­nale ulté­rieure.

Cyrille Dou­not

[1]. Ch. Jour­net, L’Église du Verbe incar­né, t. 1, La hié­rar­chie apos­to­lique, Saint-Mau­rice, édi­tions Saint-Augus­tin, 1998, p. 575.

[2]. Sur le contexte biblique du talion, cf. G. Car­das­cia, « La place du talion dans l’histoire du droit pénal à la lumière des droits du Proche-Orient ancien », Mélanges offerts à Jean Dau­villier, Tou­louse, 1979, pp. 169–183.

[3]. Ch. Jour­net, op. cit., pp. 568–570, qui emprunte un pas­sage à R. Mari­tain, Le prince de ce monde, Paris, 1932, p. 17.

[4]. De duo­de­cim [vel nono] gra­di­bus abu­sio­num, II, 1.

[5]. PL 16, 1040.

[6]. Hilaire de Poi­tiers, Sur Mat­thieu, éd. et trad. J. Doi­gnon, Cerf, 1979 (Sources chré­tiennes n. 258), t. 2, p. 243.

[7]. Saint Augus­tin, Dia­logues phi­lo­so­phiques, t. III, De l’âme à Dieu, trad. F. J. Thon­nard, Des­clée de Brou­wer [Œuvres de saint Augus­tin, 1ère série, opus­cules, VI], Bruges, 1941, p. 151.

[8]. Tra­duc­tion du cha­noine Péronne, Œuvres com­plètes de saint Augus­tin, t. 18, Vivès, 1872, p. 608.

[9]. On trouve chez Optat de Milève de sem­blables jus­ti­fi­ca­tions de la mise à mort des héré­tiques, cf. Trai­té contre les dona­tistes, éd. et trad. M. Labrousse, Cerf, 1996 (Sources chré­tiennes n. 413), III, 5, 1–3 ; III, 6, 1–2 ; III, 7, 5–7 pp. 49, 51, 55.

[10]. Tra­duc­tion, légè­re­ment modi­fiée, de l’abbé Bareille, Œuvres com­plètes de saint Jérôme, t. 10, Vivès, 1884, p. 285.

[11]. PL 24, 811.

[12]. S. Jean Chry­so­stome, Œuvres com­plètes, trad. M. Jean­nin, L. Gué­rin & Cie édi­teur, Cler­mont-Bar-le-Duc-Paris, 1865, t. 5, p. 456.

[13]. Id., p. 572.

[14] Éd. et trad. M. Metz­ger, Cerf, 1987 (Sources chré­tiennes n. 336), p. 29.

[15] Sur ces aspects, cf. J. Gau­de­met, « Non occides (Ex 20, 13) », A. Mel­lo­ni et alii (dir.), Cris­tia­ne­si­mo nel­la sto­ria. Sag­gi in onore di Giu­seppe Albe­ri­go, Bologne, 1996, pp. 89–99.

[16]. PL 20, 499 ; JK 90.

[17]. Tra­duc­tion de l’abbé J.-Y. Per­tin, Jus­tice et gou­ver­ne­ment dans l’Église d’après les Lettres de saint Gré­goire le Grand, L’Harmattan, 2015, p. 293. Les réfé­rences des lettres sont celles de l’édition D. Nor­berg, Gre­go­rii Magni Regis­trum epis­tu­la­rum, CCSL 140–140A, Tour­nai, 1982.

[18]. Comme le montre l’abbé M. Lefran­çois, La peine de mort et l’Église en Occi­dent, d’après les sources chré­tiennes, de Ter­tul­lien à Hinc­mar de Reims (197–882), Thèse droit, Bor­deaux, 2003, l’Église a tenu à la fois la légi­ti­mi­té du prin­cipe et la man­sué­tude dans l’application.

[19]. Res­pon­sa ad consul­ta Bul­ga­ro­rum, PL 119, 978‑1016.

[20]. JL 4142, repris par Gra­tien, C. 23, q. 5, c. 47.

[21]. H. Den­zin­ger, Sym­boles et défi­ni­tions de la foi catho­lique, Cerf, n. 795, p. 289. Désor­mais DS.

[22]. Sur ces recueils et leurs com­men­ta­teurs, cf. H. Gilles, « Peine de mort et droit cano­nique », La mort et l’au-delà en France méri­dio­nale (XIIe-XVe siècles), Pri­vat [Cahiers de Fan­jeaux, 33], Tou­louse, 1998, pp. 393–416.

[23]. Si quis vene­rit (X, 1, 33, 2) : « Qui n’obéit pas au prince, qu’il soit puni de mort. » La glose ajoute que l’Église ne pro­nonce pas ce genre de peine, mais que ce texte sert à indi­quer au juge sécu­lier ce qu’il peut faire.

[24]. Cette règle­men­ta­tion uni­ver­selle avait été pré­cé­dée par d’autres, locales, aux VIIe et IXe siècle, comme le can. 27 du concile de Mayence de 847 (C. 13, q. 2, c. 30), cf. L. Tho­mas­sin, Ancienne et nou­velle dis­ci­pline de l’Église, Paris, 1681, t. 3, p. 99–103 (IV, 2, 27).

[25]. Docu­ments pon­ti­fi­caux de Sa Sain­te­té Pie XII, t. 6, Édi­tions Saint-Augus­tin, Saint-Mau­rice, 1963, p. 38–39.

[26]. Ibid., p. 203.

[27]. Ibid., t. 7 (1964), p. 49.

[28]. Ibid., t. 14 (1955), p. 463.

[29]. Le Com­pen­dium de la doc­trine sociale de l’Église, publié en 2004 par le Conseil pon­ti­fi­cal Jus­tice et Paix, reprend cet ensei­gne­ment, au § 405.

[30]. C. 23, q. 5, c. 22.

[31]. Lettre XV, PL 54, 680 ; DS 283. Ce pas­sage sera repris par le IIIe concile du Latran (11e œcu­mé­nique) juste avant l’anathème contre les Albi­geois : « Comme l’a dit le bien­heu­reux Léon [Ier], etc. » (can. 27).

[32]. Bul­la­rium diplo­ma­tum et pri­vi­le­gio­rum sanc­to­rum roma­no­rum pon­ti­fi­cum, Turin, 1867, Appen­dix, t. 1, p. 221 (désor­mais B).

[33]. PL 69, 394.

[34]. PL 80, 481 ; JE 2025 ; Man­si X, 585.

[35]. X, 5, 7, 9 ; 13 ; 15 et VI, 5, 2, 18. Voir aus­si VI, 5, 9, 5, où Boni­face VIII pré­voit de livrer à l’État les assas­sins des car­di­naux : « Nous n’ôtons pas aux puis­sances sécu­lières la facul­té d’user contre eux des lois que les princes catho­liques ont édic­tées contre les sacri­lèges », à savoir la mort.

[36]. Ce texte pas­se­ra dans les Décré­tales de Gré­goire IX, com­pi­la­tion offi­cielle du droit de l’Église (X, 5, 7, 13).

[37]. Tant dans les articles condam­nés de Wyclif en 1415, ici le 41e, que dans ceux de Jean Hus, là le 14e, cf. A. Albe­ri­go (dir.) ; Les conciles œcu­mé­niques, t. 2–1, Les décrets, Cerf, 1994, pp. 877 et 887.

[38]. DS 1272, p. 370.

[39]. DS 1483, p. 408.

[40]. Hor­ren­dum illud, 1568, Bul­la­rium [désor­mais : B], t. 7, p. 703.

[41]. Expo­si­to alias, 1567, B, t. 7, p. 620. Facul­té renou­ve­lée par Gré­goire XIII, Expo­ni nobis, 1572, B, t. 8, p. 20.

[42]. Car­di­nal A. Dulles, « Catho­li­cism an Capi­tal Punish­ment », First Things, n. 112, 2001, p. 31, cité par E. Feser, J. Bes­sette, By Man Shall His Blood be Shed. A Catho­lic Defense of Capi­tal Punish­ment, Igna­tius, San Fran­cis­co, 2017, p. 127.

[43]. Etsi pro, 1514, B, t. 5, p. 615.

[44]. Ad fidei, 1550, B, t. 6, p. 410.

[45]. Cum sicut, 1554, B, t. 6, p. 482.

[46]. Volens sce­le­ri­bus, 1558, B, t. 6, p. 538.

[47]. Licet contra, 1568, B, t. 7, p. 696.

[48]. Cum nil, 1570, B, t. 7, p. 861.

[49]. Post­quam eousque, 1570, B, t. 7, p. 862.

[50]. Ad com­pes­cen­dam, 1586, B, t. 8, p. 791, « afin que la crainte du châ­ti­ment arrache de la débauche et des for­faits ».

[51]. Volentes quan­tum, 1587, B, t. 8, pp. 831–832.

[52]. Fru­men­ti penu­riam, 1597, B, t. 10, p. 374.

[53]. Ins­cru­ta­bi­lis judi­cio­rum, 1631, B, t. 14, p. 212.

[54]. Alias nos, 1642, B, t. 15, p. 202.

[55]. In supre­mo, 1653, B, t. 15, p. 710.

[56]. Quo­niam in pro­se­quen­do, 1693, B, t. 20, p. 502.

[57]. In supre­mo jus­ti­tiae, 1735, B, t. 24, p. 32.

[58]. Cités par E. Feser, J. Bes­sette, op. cit., p. 119.

[59]. S. Bona­ven­tu­ra, Ope­ra omnia, Vivès, 1868, t. 12, p. 250.

[60]. Le grand caté­chisme de Cani­sius, trad. A. C. Pel­tier, Vivès, 1857, t. 4, p. 70.

[61]. De contro­ver­siis chris­tia­nae fidei, adver­sus hujus tem­po­ris hae­re­ti­cos, II, 3, 13, éd. Ingol­stadt, 1591, t. 2, col. 653.

[62]. Theo­lo­gia mora­lis, III, 3, 1, 2, 2 (n° 376 à 379), éd. Venise, 1773, t. 1, p. 157.

[63]. Sum­ma mora­lis I, 14, 5, 3, dans Ope­ra omnia, éd. Flo­rence, t. 1, 1741, t. 1, pars. 1, col. 1147.

[64]. J.-M. Car­basse, art. cit., p. 167.

[65]. Cur­sus theo­lo­giae mora­lis, tract. XXV, 1, 2 (n° 11 s.), éd. Madrid, 1733, t. 6, p. 45.

[66]. Relec­tiones theo­lo­giae, De homi­ci­dio X, 16–18, éd. Lyon, 1557, t. 1er, p. 129.

[67]. Opus de tri­pli­ci vir­tute theo­lo­gi­ca fide, spe & cha­ri­tate, XXIII, 1, 2, éd. Lyon, 1621, p. 374, qui va jusqu’à dire : « Il n’est rien moins que catho­lique d’affirmer que l’Église peut jus­te­ment punir de mort les héré­tiques »,et plus loin : « cette peine [de mort] n’est pas seule­ment juste, en tant que vin­di­ca­tive, elle est aus­si néces­saire, et peut être dite médi­ci­nale en regard du corps de l’Église » (XXIII, 1, 6, p. 375).

[68]. Theo­lo­gia mora­lis, III, 3, 3, 2, éd. Padoue, 1733, t. 1, p. 320.

[69]. Cur­sus theo­lo­gi­cus in secun­dam secun­dae D. Tho­mae, disp. XVII, 1, éd. Lyon, 1663, pp. 250 ss.

[70]. Ad. Tan­que­rey, Synop­sis theo­lo­giae mora­lis et pas­to­ra­lis, t. 3, De vir­tute jus­ti­tiae et de variis sta­tu­tuum obli­ga­tio­ni­bus, Des­clée & Cie, Rome-Tour­nai-Paris, 1922, § 317, p. 136.

[71]. M. Labour­dette o.p., La jus­tice, ‘Grand cours’ de théo­lo­gie morale, t. 12, Parole et Silence, Paris, 2018, pp. 155 ss.

[72]. La liste com­plète serait trop longue. L. Chou­pin, Valeur des déci­sions doc­tri­nales et dis­ci­pli­naires du Saint-Siège : Syl­la­bus, Index, Saint-Office, Gali­lée, 2e éd., Beau­chesne, 1913, pp. 512 ss., donne aus­si les opi­nions concor­dantes, sur le droit de glaive, de Pirhing, Dicas­tillo, Fer­ra­ris, Billot, de Luca, Mazel­la, Tar­qui­ni, Dubal­let, Petra, etc.

[73]. V° Poe­na, P. Palaz­zi­ni, Dic­tio­na­rium morale et cano­ni­cum, Offi­cium Libri Catho­li­ci, Rome, 1962, t. 3, p. 673–675, cité par M. Hen­dri­ckx, « Le magis­tère et la peine de mort. Réflexions sur le Caté­chisme et “Evan­ge­lium vitæ” », Nou­velle Revue Théo­lo­gique, t. 118/1, 1996, p. 12.

[74]. La contra­dic­tion avec le n. 7 de la Lettre est patente : le carac­tère médi­ci­nal qui ici vient « en plus », vient là un « avant tout »…

[75]. Cité par J.-Y. Per­tin, op. cit., p. 309.

[76]. Ibid., p. 286.

[77]. Ibid., p. 291.

[78]. J. Pra­del, His­toire des doc­trines pénales, PUF, 1991, p. 87.

[79]. J. Imbert, La peine de mort, Armand Colin, 1989, p. 94–95.

[80]. J. Pra­del, op. cit., p. 94.

[81]. Docu­ments pon­ti­fi­caux de Sa Sain­te­té Pie XII, op. cit., t. 17 (1957), p. 32.

[82]. Ibid., t. 15 (1955), pp. 479–480.

[83]. « Dis­cours au Xe congrès inter­na­tio­nal de droit pénal », La Docu­men­ta­tion Catholique, n. 1550, 1969, p. 952.

[84]. Docu­ments pon­ti­fi­caux de Sa Sain­te­té Pie XII, t. 14 (1956), p. 524.

[85]. Id., p. 529.

[86]. Id., p. 530.

[87]. Il ajoute : « Sui­vant sa propre nature, c’est une répa­ra­tion et un réta­blis­se­ment — par la per­sonne et en la per­sonne du cou­pable, lequel accepte ladite peine — de l’ordre social cou­pa­ble­ment vio­lé. L’essence du retour au bien consiste, à pro­pre­ment par­ler, non dans l’acceptation volon­taire de la souf­france, mais dans l’éloignement de la faute. La souf­france elle-même peut réa­li­ser cette fin, tan­dis que le repen­tir de la faute peut à son tour lui confé­rer une plus haute valeur morale, ain­si que faci­li­ter et aug­men­ter son effi­ca­ci­té morale. De la sorte, la souf­france peut s’élever jusqu’à un héroïsme moral, jusqu’à une patience et une expia­tion héroïques », p. 532.

[88]. Id., p. 527.

[89]. Id., p. 533.

[90]. H. Gilles, « Peine de mort… », loc. cit., p. 402.

[91]. Sur ces ques­tions, cf. X. Mar­tin, Bec­ca­ria, Vol­taire et Napo­léon ou l’étrange huma­nisme pénal des Lumières, DMM, Poi­tiers, 2018.

[92]. G. Guyon, Plai­doyer pour une peine capi­tale, DMM, Poi­tiers, 2014, p. 16.

[93]. J.-M. Car­basse, « Ne homines inter­fi­cian­tur. Quelques remarques sur la sanc­tion médié­vale de l’homicide », in S. Dau­chy, J. Mon­bal­lyu et A. Wijf­fels (dir.), Auc­to­ri­tates. Xenia R.C. van Cae­ne­gem obla­ta, Pee­ters, Leu­wen, 2000, pp. 179–180.

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