Revue de réflexion politique et religieuse.

L’euthanasie, la lâche­té et le cou­rage

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’édi­tion du der­nier ouvrage de l’historien alle­mand Götz Aly, Les anor­maux ((. Götz Aly, Les anor­maux. Les meurtres par eutha­na­sie en Alle­magne (1938–1945), Flam­ma­rion, octobre 2014, 310 p., 22 €. )) , tombe à point nom­mé. Elle légi­time bien des rap­pro­che­ments entre la poli­tique d’euthanasie menée par l’Allemagne hit­lé­rienne et les légis­la­tions et pro­jets en la matière qui fleu­rissent en Europe, jusqu’à deve­nir d’une brû­lante actua­li­té en France. Entre 1939 et 1945, 200 000 per­sonnes ont été tuées par eutha­na­sie, tout d’abord en appli­ca­tion du pro­gramme dénom­mé Aktion T4 ((. Abré­via­tion tirée de l’adresse du siège du bureau char­gé de l’opération. ))  jusqu’en août 1941, puis à la suite de ce der­nier, bien que théo­ri­que­ment stop­pé. Cet ouvrage s’appuie sur plus de trente années de recherches menées par l’historien, dont l’intérêt pour ce sujet fut décu­plé par la pater­ni­té d’un enfant han­di­ca­pé. Götz Aly a publié un autre livre sur l’Allemagne hit­lé­rienne, dont la réflexion est axée sur la res­pon­sa­bi­li­té du peuple alle­mand, c’est-à-dire sa col­la­bo­ra­tion au moins tacite au régime et à ses actions ((. Com­ment Hit­ler a ache­té les Alle­mands : Le IIIe Reich, une dic­ta­ture au ser­vice du peuple, coll. Au fil de l’histoire, Flam­ma­rion, 2005.)) .
Cette thé­ma­tique forme la toile de fond de cette nou­velle étude sur la période natio­nal-socia­liste, puisque la res­pon­sa­bi­li­té du per­son­nel médi­cal et des proches des vic­times y est régu­liè­re­ment dis­cu­tée. Plus géné­ra­le­ment, la poli­tique d’euthanasie appli­quée par le gou­ver­ne­ment natio­nal-socia­liste n’était pas une incon­grui­té dans le contexte cultu­rel de ce temps, mar­qué par le maté­ria­lisme scien­ti­fique, dont l’idéologie raciale est l’une des plus notables illus­tra­tions, sans en être la seule. Pour­tant, aujourd’hui, l’euthanasie est pré­sen­tée comme un pro­grès, un acte d’humanité.
Dès l’introduction, Götz Aly s’interroge sur cette curieuse notion du pro­grès social, thème pré­sent en Alle­magne après la pre­mière guerre mon­diale. « Les mili­tants poli­tiques qui s’engageaient dans les années vingt en faveur de l’aide à mou­rir, de la mort huma­ni­sée ou de la douce déli­vrance étaient très sou­vent éga­le­ment ceux qui s’élevaient contre la peine de mort et l’interdiction d’avorter, récla­maient des droits pour les femmes, amen­daient la per­cep­tion néga­tive du sui­cide pour le faire appa­raître comme une mort libre­ment et indi­vi­duel­le­ment choi­sie, sou­hai­taient faci­li­ter les divorces et, de manière plus géné­rale, lut­taient pour la libé­ra­li­sa­tion des mœurs. Il n’était pas rare de voir les mêmes réfor­ma­teurs prô­ner la sté­ri­li­sa­tion des per­sonnes han­di­ca­pées » (p. 21). « Ils agis­saient de la sorte au nom du pro­grès social et d’un bon­heur qui n’était plus guère conçu que comme ter­restre ». […] « La notion de pro­grès paraît frap­pée d’une ambi­guï­té com­pa­rable en ce qui concerne la sté­ri­li­sa­tion for­cée pré­vue par la loi d’environ 350 000 per­sonnes pen­dant les sept pre­mières années du natio­nal-socia­lisme » (p. 22). L’auteur pour­suit par un constat tout aus­si élo­quent : « Les éta­blis­se­ments dont les res­pon­sables et les méde­cins (en règle géné­rale catho­liques) refu­sèrent alors avec suc­cès d’effectuer les sté­ri­li­sa­tions for­cées étaient dans l’ensemble les mêmes dont les direc­teurs médi­caux refu­sèrent par la suite, à l’époque de la Répu­blique fédé­rale, de pro­cé­der à des avor­te­ments dépé­na­li­sés en 1974 mais médi­ca­le­ment non jus­ti­fiés ».
Sou­le­ver dès les pre­mières pages l’existence de logiques anthro­po­lo­giques, phi­lo­so­phiques et reli­gieuses que l’historiographie s’évertue géné­ra­le­ment à igno­rer n’est pas le moindre mérite de l’auteur. L’ouvrage en recèle bien d’autres. Le tra­ves­tis­se­ment de la réa­li­té par le voca­bu­laire employé à l’époque pour dési­gner l’euthanasie consti­tue le pre­mier centre d’intérêt du lec­teur fran­çais habi­tué à entendre par­ler de mort dans la digni­té. A l’époque, on par­lait de mort mira­cu­leuse, de déli­vrance, d’aide à mou­rir, voire encore d’interruption volon­taire de vie. Comme aujourd’hui, la mise à mort des per­sonnes dont la vie est sup­po­sée indigne s’apparente à un ser­vice ren­du, soit à la per­sonne elle-même, soit à son entou­rage. Certes, le par­ti natio­nal-socia­liste ne s’embarrassait pas tou­jours de cir­con­lo­cu­tions lexi­cales pour expri­mer cer­tains objec­tifs terre à terre de sa poli­tique. Ain­si, des affiches d’époque témoignent de l’affirmation d’un inté­rêt éco­no­mique, qui devient de plus en plus fort au fil de l’évolution de la guerre. Il faut libé­rer des bâti­ments et des lits pour les bles­sés de guerre qui affluent et concen­trer les dépenses publiques au pro­fit des com­bat­tants. Il n’empêche que la fameuse Aktion T4 a été lan­cée dès 1939, et qu’elle s’inscrit dans la poli­tique d’hygiène héré­di­taire, héri­tée de l’eugénisme répan­du dans le monde scien­ti­fique et l’esprit public de bon nombre de pays. Quelques années aupa­ra­vant, le gou­ver­ne­ment hit­lé­rien avait auto­ri­sé les sté­ri­li­sa­tions obli­ga­toires, néces­saires à la pro­tec­tion du sang alle­mand en évi­tant la nais­sance de per­sonnes sup­po­sées bio­lo­gique-ment dan­ge­reuses. En 1937, Knud Sand, pro­fes­seur de méde­cine légale à Copen­hague, écri­vait que « les ques­tions de sté­ri­li­sa­tion simple et de la cas­tra­tion, pra­ti­quées sur indi­ca­tion eugé­nique et cri­mi­nelle, appar­tiennent aux pro­blèmes les plus impor­tants de la socio­lo­gie, de la cri­mi­no­lo­gie et de la méde­cine légale de notre temps » ((. Knud Sand, « La sté­ri­li­sa­tion et la cas­tra­tion légales au Dane­mark », Annales de méde­cine légale, de cri­mi­no­lo­gie et de police scien­ti­fique, J.-B. Baillière et fils, 1937, p. 945. Sur l’influence de l’eugénisme dans les légis­la­tions euro­péennes avant le second conflit mon­dial, voir notre article « Moder­ni­té et tota­li­ta­risme. Les fon­de­ments anthro­po­lo­giques com­muns des légis­la­tions pénales tota­li­taires », dans Mélanges en l’honneur du pro­fes­seur Xavier Mar­tin. Presses uni­ver­si­taires de Poi­tiers, à paraître 3e tri­mestre 2015, pp. 225–237.)) .
C’est le même maté­ria­lisme qui domine nos socié­tés consu­mé­ristes aujourd’hui. Le déve­lop­pe­ment de l’hédonisme et l’abandon appa­rent du déter­mi­nisme héré­di­taire n’y changent rien. La per­sonne han­di­ca­pée ne répond pas aux cri­tères de la vie digne. […]

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