Revue de réflexion politique et religieuse.

Clau­del, le poète, le phi­lo­sophe, le théo­lo­gien

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La phi­lo­so­phie à laquelle nous adhé­rons, fût-ce impli­ci­te­ment, aiguise notre regard sur le monde, elle le trans­forme, par­fois elle le per­ver­tit. Elle rejaillit sur la poli­tique, sur l’architecture, sur les beaux-arts, sur la lit­té­ra­ture. A rebours, la valeur d’une doc­trine se lit aus­si dans les œuvres qu’elle a ins­pi­rées, et l’on gagne tou­jours à rap­pro­cher l’arbre de ses fruits. Paul et Vir­gi­nie illustre Rous­seau. La phi­lo­so­phie de l’absurde peut se jau­ger dans La Nau­sée, avec moins de rigueur mais aus­si à moindre effort que dans L’Etre et le Néant. Le mar­xisme s’affiche dans le réa­lisme sovié­tique. Le freu­disme se devine der­rière une large par­tie de la pein­ture contem­po­raine. Qu’en est-il alors du tho­misme, et plus pré­ci­sé­ment du renou­veau tho­miste que l’encyclique Aeter­ni Patris (1879) aura simul­ta­né­ment sti­mu­lé et consa­cré ? La réponse ne vient pas immé­dia­te­ment. La phi­lo­so­phie de l’Ecole a certes ins­pi­ré plus ou moins direc­te­ment une doc­trine poli­tique et sociale, mais celle-ci n’a pas eu le bon­heur d’être beau­coup appli­quée, et il convien­drait d’ailleurs de dis­tin­guer, lorsque c’est pos­sible, les apports spé­ci­fi­que­ment tho­mistes de ce qui relève d’un fonds chré­tien plus géné­ral. Dans le domaine des arts, le tho­misme, si atten­tif à toutes les nuances de l’être, si étran­ger à tout esprit de sys­tème, n’a pas ins­pi­ré l’un de ces romans à thèse char­gés de four­nir à une théo­rie les points d’appui qu’elle ne trouve pas dans la réa­li­té. Et pour­tant, le lec­teur atten­tif décou­vri­ra plus d’une allu­sion à l’Aquinate chez les auteurs du XXe siècle. Péguy, certes mar­qué par Berg­son plus que par tout autre, évoque ain­si « l’acte com­mun du lisant et du lu » ((. Clio, Dia­logue de l’histoire et de l’âme païenne, 1913, La Pléiade, t. III, p. 1008. Cela n’empêche pas Péguy de dire ailleurs : « Je suis de ces catho­liques qui don­ne­raient tout saint Tho­mas pour le Sta­bat, le Mag­ni­fi­cat, l’Ave Maria et le Salve Regi­na. » (cité par Pie Duployé, La reli­gion de Péguy, Slat­kine, 1978, p. 199))) , en se réap­pro­priant une for­mule typi­que­ment sco­las­tique. Vol­koff men­tionne saint Tho­mas en pas­sant ((. Voir par exemple Le Retour­ne­ment, Julliard/L’Age d’Homme, 1979, p. 250. )) . On pour­rait mul­ti­plier les cita­tions et dis­cu­ter de leur carac­tère anec­do­tique ou révé­la­teur, s’il n’existait un cas beau­coup plus riche, celui de Paul Clau­del. De ce der­nier, on connaît l’itinéraire inté­rieur, la car­rière de diplo­mate qui lui fera sillon­ner la pla­nète, la ren­contre brû­lante qui a ins­pi­ré Par­tage de midi. On sait moins qu’il a pu serei­ne­ment affir­mer : « J’appris le lan­gage sco­las­tique comme on apprend l’anglais, par l’usage, et au bout de cent pages, je pou­vais suivre cette pen­sée d’ailleurs mer­veilleu­se­ment lim­pide. Seuls les com­men­taires d’ailleurs assez sobres, pla­cés au bas des pages, me parais­saient obs­curs. J’ai ain­si lu et anno­té les deux Sommes, ter­mi­nant ma lec­ture avant mon retour en France (1899). ça a été une mer­veilleuse nour­ri­ture et un mer­veilleux entraî­ne­ment pour mon esprit, non seule­ment au point de vue phi­lo­so­phique mais au point de vue artis­tique. L’intelligence ne joue pas le rôle essen­tiel dans la créa­tion artis­tique (aucune créa­tion ne se fait avec la tête), mais elle joue un rôle maïeu­tique et illu­mi­na­teur immense, et dans ce rôle rien ne pou­vait m’être plus utile que les trois prin­cipes que Tho­mas m’avait appris à appli­quer par­tout : défi­nir, dis­tin­guer, déduire. […] Ces leçons m’ont trans­for­mé et se sont incor­po­rées à toute mon acti­vi­té créa­trice, car les prin­cipes tho­mistes sont mêlés à cha­cun des mou­ve­ments de ma vie artis­tique. Vous avez donc par­fai­te­ment rai­son de m’appeler un poète tho­miste car les prin­cipes tho­mistes sont mêlés à cha­cun des mou­ve­ments de ma vie artis­tique. » Ce pas­sage est cité par un jeune pro­fes­seur slo­vène, Bošt­jan Mar­ko Turk, dans un ouvrage publié direc­te­ment en fran­çais, Paul Clau­del et l’actualité de l’être, L’inspiration tho­miste dans l’œuvre clau­dé­lienne, œuvre sur laquelle nous revien­drons plus loin ((. Pierre Téqui, 2011, 384 pages, 28 €. )) .
La remarque s’avère éclai­rante. Clau­del se carac­té­rise effec­ti­ve­ment par ses amples déve­lop­pe­ments à por­tée onto­lo­gique, et cela lui confère une posi­tion par­ti­cu­lière par­mi les poètes fran­çais. Il sait com­mu­ni­quer des intui­tions et don­ner à voir des connexions dans des pas­sages brus­que­ment lumi­neux qui émergent de longs mor­ceaux plus ingrats. L’Art poé­tique (1907) com­mence par une réflexion sur le temps, indis­cu­ta­ble­ment mar­quée par une phi­lo­so­phie de la nature.

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