Revue de réflexion politique et religieuse.

Un déni de démo­cra­tie ?

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Natu­rel­le­ment il serait infi­ni­ment plus simple et plus vrai de dénon­cer la fic­tion et de voir sim­ple­ment dans la démo­cra­tie une tyran­nie parce qu’une par­tie des citoyens impose sa volon­té aux autres, mais une tyran­nie d’un genre nou­veau parce que ceux qui gou­vernent, quels qu’ils soient, ne cessent, avec la com­pli­ci­té silen­cieuse du grand nombre flat­té d’être tenu pour sou­ve­rain, de pro­cla­mer tenir leur pou­voir de tous, bien qu’ils sachent ne le tenir que de quelques-uns. Il serait plus hon­nête de recon­naître que la démo­cra­tie ne cesse d’inciter à la guerre civile, parce que l’arbitre cen­sé résoudre les dif­fé­rends a autant de visages qu’il y a de par­ties en pré­sence.
En un mot en démo­cra­tie ou bien il y a una­ni­mi­té, et le peuple, quoi qu’on pense d’autre part de ce qu’il peut faire, en tout cas n’est pas un simple fan­tôme. Ou bien il n’y a pas una­ni­mi­té, comme c’est constam­ment le cas, et la logique veut que la seule rai­son qui puisse régner en démo­cra­tie soit celle du plus fort, c’est-à-dire celle du par­ti qui a le mieux su se faire pas­ser pour le peuple. Rous­seau lui-même avait pré­ve­nu : « Plus les déli­bé­ra­tions sont impor­tantes et graves, plus l’avis qui l’emporte doit appro­cher de l’unanimité ».
Ain­si il appa­raît d’une deuxième manière que la pro­tes­ta­tion contre l’inversion de l’institution du « mariage » n’a aucun fon­de­ment démo­cra­tique.

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Au demeu­rant, com­ment pour­rait-on, en régime démo­cra­tique, éle­ver une pro­tes­ta­tion démo­cra­tique contre la démo­cra­tie ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La nature de la démo­cra­tie, est-il besoin de le répé­ter, est d’être un régime où « cha­cun s’unissant à tous, n’obéisse pour­tant qu’à lui-même et reste aus­si libre qu’auparavant » : dixit Jean-Jacques Rous­seau, le saint Paul de la démo­cra­tie. Or il est immé­dia­te­ment appa­rent qu’aux yeux de tout homme pro­fes­sant le dogme démo­cra­tique, et indé­pen­dam­ment de tout autre mobile plus ou moins sor­dide, le « mariage » tel qu’il avait été jusqu’ici com­pris, consti­tue une limite évi­dente à la liber­té abso­lue de l’individu et à ses droits, une atteinte aux droits de tout homme : les pro­mo­teurs de la nou­velle légis­la­tion l’ont bien com­pris, qui ont ins­tinc­ti­ve­ment évo­qué le carac­tère res­tric­tif de l’institution tra­di­tion­nelle, et l’outrage à la liber­té dont devrait jouir tout citoyen d’épouser son pot de fleur ou son chien, si l’envie lui en prend. Nul doute que la pro­tes­ta­tion ait été, volens nolens, ani­mée d’un esprit qu’un démo­crate consé­quent ne peut pas ne pas consi­dé­rer comme réac­tion­naire.

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Et c’est pour­quoi ces mani­fes­ta­tions sont tout autre chose que l’écume des vagues, et signi­fient tout autre chose que ce qu’auraient vou­lu qu’elles signi­fient les poli­ti­ciens qui ont pris le train en marche et s’en sont vou­lu les conduc­teurs. Ils ont fait dire aux foules qui défi­laient qu’il fal­lait que le gou­ver­ne­ment et ses séides se sou­mettent ou se démettent, parce que le peuple était en réa­li­té der­rière une oppo­si­tion par­le­men­taire expri­mant sa véri­table volon­té. Ils auraient vou­lu que le débat fût cir­cons­crit dans les limites de la logique démo­cra­tique : de quelque bord qu’ils fussent, il fal­lait que le peuple fût un être qu’on pou­vait invo­quer comme hier on invo­quait Dieu, que sa volon­té s’incarnât dans celle d’une par­tie des citoyens sous pré­texte qu’elle se disait majo­ri­taire et que sa sou­ve­rai­ne­té fût incon­tes­table et incon­tes­tée – la seule ques­tion en sus­pens étant de savoir qui pou­vait pré­tendre à la déte­nir en son nom.
Mais pour un très grand nombre de ceux qui ont défi­lé dans les rues de la France, il est clair que la ques­tion était tout autre. Elle n’était pas de mon­trer que le plus grand nombre condam­nait le pro­jet de « mariage » des homo­sexuels, mais tout sim­ple­ment d’affirmer qu’il était, indé­pen­dam­ment de toute consi­dé­ra­tion de ce que pou­vait vou­loir le peuple, tout sim­ple­ment mau­vais en soi qu’un enfant n’eût pas deux parents de sexe dif­fé­rent, qu’il était au contraire bon en soi qu’il eût un père et une mère, et qu’en somme la chose n’était pas ouverte à dis­cus­sion.
Ain­si il est appa­ru que la véri­table ques­tion n’était pas de savoir qui, quels hommes ou quels par­tis, quelle majo­ri­té réelle ou arti­fi­cielle pou­vaient plus légi­ti­me­ment que d’autres par­ler au nom du peuple, non plus que de savoir quel pou­vait être le résul­tat d’un réfé­ren­dum ou de nou­velles élec­tions. La véri­table ques­tion est appa­rue consis­ter tout sim­ple­ment en celle-ci : même en sup­po­sant que le peuple existe, même en admet­tant que le peuple puisse être consul­té en cer­taines matières, le peuple a‑t-il néan­moins une quel­conque com­pé­tence pour tran­cher de tout et de n’importe quoi, et sin­gu­liè­re­ment pour défi­nir l’institution du « mariage » ? La véri­table ques­tion est appa­rue être – hor­res­co refe­rens – de savoir si le peuple est habi­li­té à dis­po­ser de la sou­ve­rai­ne­té dont tout démo­crate veut en prin­cipe qu’il soit inves­ti.
Et l’on per­çoit alors que cette ques­tion repose elle-même sur une autre qu’elle dis­si­mule, et qui n’est plus seule­ment poli­tique mais aus­si méta­phy­sique ou spi­ri­tuelle. Il ne s’agit pas en effet de savoir seule­ment si la volon­té d’un peuple peut être sou­ve­raine, il s’agit de savoir si des hommes peuvent l’être, c’est-à-dire sont fon­dés à s’attribuer avec tous les droits dont ils peuvent rêver une liber­té sans autre limite qu’elle-même, et un pou­voir que, avant l’avènement de la démo­cra­tie, on avait pen­dant des siècles consi­dé­ré comme ne rele­vant pas de la com­pé­tence des hommes : que les uns aient appe­lé nature éter­nelle des choses ou pro­duit de la volon­té divine, ce qu’il était incon­ce­vable qu’il fût du res­sort de la volon­té ou du cal­cul des hommes, l’idée était tou­jours la même, et elle était que les hommes n’étaient pas des dieux, idée qui est au prin­cipe de tout ce que cer­tains dénoncent aujourd’hui sous le nom géné­rique de fas­cisme.
A l’occasion de la léga­li­sa­tion d’une union qu’on avait jusqu’alors tou­jours décla­ré contre nature, on s’aperçoit donc que, en s’attribuant une liber­té sou­ve­raine, et en tenant la démo­cra­tie pour seul régime poli­tique conve­nant à la nature d’un sou­ve­rain, tous ceux qui d’une manière ou d’une autre ava­lisent le régime démo­cra­tique se trouvent défendre, luci­de­ment ou non, volon­tai­re­ment ou non, un régime qui s’affranchit par prin­cipe non seule­ment de toute nature des choses en géné­ral et des hommes en par­ti­cu­lier, un régime qui a pour règle ultime de ne rien res­pec­ter, même pas les ins­tincts les plus élé­men­taires des hommes et qui finit en somme par affir­mer que l’homme n’est jamais plus homme qu’en se com­por­tant en ani­mal déna­tu­ré.
Ain­si l’on voit sur­gir la véri­table ques­tion qui est demeu­rée dans l’ombre jusqu’à aujourd’hui peut-être, mais qui était comme en fili­grane sur les ban­de­roles des mani­fes­tants, et qu’il va désor­mais être bien dif­fi­cile d’ignorer com­plè­te­ment : celle de la légi­ti­mi­té d’un régime qui recon­naît aux hommes le droit de faire ce que Dieu même n’aurait pu faire sans nier sa propre nature.
On com­prend l’effroi de la classe poli­ti­cienne, les réti­cences des par­le­men­taires qui se vou­laient dans l’opposition, le retrait final des meneurs qui avaient cru pou­voir détour­ner à leur pro­fit des croyances sécu­laires. Ce n’est pas seule­ment le « mariage » des homo­sexuels qui appa­raît être en cause, mais une démo­cra­tie qui ne peut plus cacher que sous ses dehors sédui­sants se dis­si­mule la convic­tion ter­ri­fiante qu’aux hommes tout est per­mis (ce qui en pra­tique revient à dire : à ceux qui ont réus­si à acca­pa­rer le pou­voir sur tous). Nous assis­tons là à l’épiphanie de la démo­cra­tie, qui a enfin clai­re­ment fran­chi la ligne du sang en deçà de laquelle il n’est de pou­voir légi­time que de Dieu, et au-delà de laquelle il n’y a que la tyran­nie de l’homme sur l’homme et le des­po­tisme de la volon­té arbi­traire et nul­le­ment dés­in­té­res­sée des plus déci­dés, des plus éner­giques, en un mot des plus forts.
Si tant est que par delà les slo­gans poli­ti­ciens et les for­mules mal­adroites, les foules qui défi­laient aient invo­qué, sans même prendre pleine conscience de l’idée qu’elles véhi­cu­laient, non pas seule­ment les droits de l’enfant mais une nature des choses, une nature que dif­fu­sé­ment elles pro­cla­maient éter­nelle et sacrée, alors, en pro­tes­tant de l’arbitraire de ceux qui vou­laient la vio­ler, elles pro­tes­taient sans le savoir et même pro­ba­ble­ment dans bien des cas sans le vou­loir contre un régime qui per­met­tait qu’on la viole, contre une consti­tu­tion de la socié­té qui la livrait à l’arbitraire des volon­tés humaines et aux caprices d’un vote. A entendre d’un peu loin leurs cris et leurs chants, on eût dit qu’elles scan­daient : entre la nature (ou Dieu) et la démo­cra­tie, ou entre la démo­cra­tie et une liber­té qui ne soit pas folie sui­ci­daire, il faut choi­sir.

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