Un déni de démocratie ?
Naturellement il serait infiniment plus simple et plus vrai de dénoncer la fiction et de voir simplement dans la démocratie une tyrannie parce qu’une partie des citoyens impose sa volonté aux autres, mais une tyrannie d’un genre nouveau parce que ceux qui gouvernent, quels qu’ils soient, ne cessent, avec la complicité silencieuse du grand nombre flatté d’être tenu pour souverain, de proclamer tenir leur pouvoir de tous, bien qu’ils sachent ne le tenir que de quelques-uns. Il serait plus honnête de reconnaître que la démocratie ne cesse d’inciter à la guerre civile, parce que l’arbitre censé résoudre les différends a autant de visages qu’il y a de parties en présence.
En un mot en démocratie ou bien il y a unanimité, et le peuple, quoi qu’on pense d’autre part de ce qu’il peut faire, en tout cas n’est pas un simple fantôme. Ou bien il n’y a pas unanimité, comme c’est constamment le cas, et la logique veut que la seule raison qui puisse régner en démocratie soit celle du plus fort, c’est-à-dire celle du parti qui a le mieux su se faire passer pour le peuple. Rousseau lui-même avait prévenu : « Plus les délibérations sont importantes et graves, plus l’avis qui l’emporte doit approcher de l’unanimité ».
Ainsi il apparaît d’une deuxième manière que la protestation contre l’inversion de l’institution du « mariage » n’a aucun fondement démocratique.
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Au demeurant, comment pourrait-on, en régime démocratique, élever une protestation démocratique contre la démocratie ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La nature de la démocratie, est-il besoin de le répéter, est d’être un régime où « chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » : dixit Jean-Jacques Rousseau, le saint Paul de la démocratie. Or il est immédiatement apparent qu’aux yeux de tout homme professant le dogme démocratique, et indépendamment de tout autre mobile plus ou moins sordide, le « mariage » tel qu’il avait été jusqu’ici compris, constitue une limite évidente à la liberté absolue de l’individu et à ses droits, une atteinte aux droits de tout homme : les promoteurs de la nouvelle législation l’ont bien compris, qui ont instinctivement évoqué le caractère restrictif de l’institution traditionnelle, et l’outrage à la liberté dont devrait jouir tout citoyen d’épouser son pot de fleur ou son chien, si l’envie lui en prend. Nul doute que la protestation ait été, volens nolens, animée d’un esprit qu’un démocrate conséquent ne peut pas ne pas considérer comme réactionnaire.
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Et c’est pourquoi ces manifestations sont tout autre chose que l’écume des vagues, et signifient tout autre chose que ce qu’auraient voulu qu’elles signifient les politiciens qui ont pris le train en marche et s’en sont voulu les conducteurs. Ils ont fait dire aux foules qui défilaient qu’il fallait que le gouvernement et ses séides se soumettent ou se démettent, parce que le peuple était en réalité derrière une opposition parlementaire exprimant sa véritable volonté. Ils auraient voulu que le débat fût circonscrit dans les limites de la logique démocratique : de quelque bord qu’ils fussent, il fallait que le peuple fût un être qu’on pouvait invoquer comme hier on invoquait Dieu, que sa volonté s’incarnât dans celle d’une partie des citoyens sous prétexte qu’elle se disait majoritaire et que sa souveraineté fût incontestable et incontestée – la seule question en suspens étant de savoir qui pouvait prétendre à la détenir en son nom.
Mais pour un très grand nombre de ceux qui ont défilé dans les rues de la France, il est clair que la question était tout autre. Elle n’était pas de montrer que le plus grand nombre condamnait le projet de « mariage » des homosexuels, mais tout simplement d’affirmer qu’il était, indépendamment de toute considération de ce que pouvait vouloir le peuple, tout simplement mauvais en soi qu’un enfant n’eût pas deux parents de sexe différent, qu’il était au contraire bon en soi qu’il eût un père et une mère, et qu’en somme la chose n’était pas ouverte à discussion.
Ainsi il est apparu que la véritable question n’était pas de savoir qui, quels hommes ou quels partis, quelle majorité réelle ou artificielle pouvaient plus légitimement que d’autres parler au nom du peuple, non plus que de savoir quel pouvait être le résultat d’un référendum ou de nouvelles élections. La véritable question est apparue consister tout simplement en celle-ci : même en supposant que le peuple existe, même en admettant que le peuple puisse être consulté en certaines matières, le peuple a‑t-il néanmoins une quelconque compétence pour trancher de tout et de n’importe quoi, et singulièrement pour définir l’institution du « mariage » ? La véritable question est apparue être – horresco referens – de savoir si le peuple est habilité à disposer de la souveraineté dont tout démocrate veut en principe qu’il soit investi.
Et l’on perçoit alors que cette question repose elle-même sur une autre qu’elle dissimule, et qui n’est plus seulement politique mais aussi métaphysique ou spirituelle. Il ne s’agit pas en effet de savoir seulement si la volonté d’un peuple peut être souveraine, il s’agit de savoir si des hommes peuvent l’être, c’est-à-dire sont fondés à s’attribuer avec tous les droits dont ils peuvent rêver une liberté sans autre limite qu’elle-même, et un pouvoir que, avant l’avènement de la démocratie, on avait pendant des siècles considéré comme ne relevant pas de la compétence des hommes : que les uns aient appelé nature éternelle des choses ou produit de la volonté divine, ce qu’il était inconcevable qu’il fût du ressort de la volonté ou du calcul des hommes, l’idée était toujours la même, et elle était que les hommes n’étaient pas des dieux, idée qui est au principe de tout ce que certains dénoncent aujourd’hui sous le nom générique de fascisme.
A l’occasion de la légalisation d’une union qu’on avait jusqu’alors toujours déclaré contre nature, on s’aperçoit donc que, en s’attribuant une liberté souveraine, et en tenant la démocratie pour seul régime politique convenant à la nature d’un souverain, tous ceux qui d’une manière ou d’une autre avalisent le régime démocratique se trouvent défendre, lucidement ou non, volontairement ou non, un régime qui s’affranchit par principe non seulement de toute nature des choses en général et des hommes en particulier, un régime qui a pour règle ultime de ne rien respecter, même pas les instincts les plus élémentaires des hommes et qui finit en somme par affirmer que l’homme n’est jamais plus homme qu’en se comportant en animal dénaturé.
Ainsi l’on voit surgir la véritable question qui est demeurée dans l’ombre jusqu’à aujourd’hui peut-être, mais qui était comme en filigrane sur les banderoles des manifestants, et qu’il va désormais être bien difficile d’ignorer complètement : celle de la légitimité d’un régime qui reconnaît aux hommes le droit de faire ce que Dieu même n’aurait pu faire sans nier sa propre nature.
On comprend l’effroi de la classe politicienne, les réticences des parlementaires qui se voulaient dans l’opposition, le retrait final des meneurs qui avaient cru pouvoir détourner à leur profit des croyances séculaires. Ce n’est pas seulement le « mariage » des homosexuels qui apparaît être en cause, mais une démocratie qui ne peut plus cacher que sous ses dehors séduisants se dissimule la conviction terrifiante qu’aux hommes tout est permis (ce qui en pratique revient à dire : à ceux qui ont réussi à accaparer le pouvoir sur tous). Nous assistons là à l’épiphanie de la démocratie, qui a enfin clairement franchi la ligne du sang en deçà de laquelle il n’est de pouvoir légitime que de Dieu, et au-delà de laquelle il n’y a que la tyrannie de l’homme sur l’homme et le despotisme de la volonté arbitraire et nullement désintéressée des plus décidés, des plus énergiques, en un mot des plus forts.
Si tant est que par delà les slogans politiciens et les formules maladroites, les foules qui défilaient aient invoqué, sans même prendre pleine conscience de l’idée qu’elles véhiculaient, non pas seulement les droits de l’enfant mais une nature des choses, une nature que diffusément elles proclamaient éternelle et sacrée, alors, en protestant de l’arbitraire de ceux qui voulaient la violer, elles protestaient sans le savoir et même probablement dans bien des cas sans le vouloir contre un régime qui permettait qu’on la viole, contre une constitution de la société qui la livrait à l’arbitraire des volontés humaines et aux caprices d’un vote. A entendre d’un peu loin leurs cris et leurs chants, on eût dit qu’elles scandaient : entre la nature (ou Dieu) et la démocratie, ou entre la démocratie et une liberté qui ne soit pas folie suicidaire, il faut choisir.