Revue de réflexion politique et religieuse.

Phi­lo­so­phie et Idéo­lo­gie

Article publié le 19 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il y a quelques années la mode était à annon­cer la fin des idéo­lo­gies. Par la bouche d’un Daniel Bell ou d’un Ray­mond Aron, le libé­ra­lisme modé­ré pré­di­sait l’affadissement des anta­go­nismes idéo­lo­giques et la nais­sance d’un juste milieu réa­liste pro­pice à récon­ci­lier en par­ti­cu­lier les deux idéo­lo­gies majeures de l’époque, le libé­ra­lisme et le com­mu­nisme. C’était là mécon­naître et la nature même de ce qu’on appelle une idéo­lo­gie et ce que les idéo­lo­gies ont de consub­stan­tiel à la moder­ni­té.

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Le concept de moder­ni­té est loin d’être flou mal­gré ce qu’il a de géné­ral. Pour ma part je crois que l’un des carac­tères essen­tiels de cette moder­ni­té, sinon son essence, est d’avoir inven­té une nou­velle reli­gion, la reli­gion du Moi éri­gé en Dieu – une reli­gion évi­dem­ment étran­gère au monde clas­sique, et à laquelle il aurait vis­cé­ra­le­ment répu­gné.
S’il est en effet une convic­tion ou une intui­tion qui fut comme la matrice de la men­ta­li­té tant de l’Europe païenne que chré­tienne, c’est bien que l’homme est une simple par­tie d’un uni­vers qu’il n’a pas fait. Certes il sait y occu­per une posi­tion plus exal­tée qu’un caillou sur le bord d’un che­min, mais il sait aus­si n’y occu­per pour­tant jamais qu’une place assi­gnée, dont il a la charge et dont, comme un acteur qui rem­plit son rôle, si un humble soit-il, il a pour devoir de s’acquitter de son mieux.
De cette intui­tion fon­da­men­tale, dont on ne pren­dra jamais assez conscience, pro­cé­dait une cer­taine concep­tion de ce que c’était que pen­ser. Pen­ser les choses n’était certes pas y être comme englué, c’était au contraire être capable de dis­tance par rap­port à elles, la pen­sée deve­nant l’une des formes, sinon le prin­cipe même de la liber­té humaine, mais afin de mieux les appré­hen­der, c’est-à-dire d’un côté comme un don­né essen­tiel­le­ment indé­pen­dant de soi ou de la connais­sance qu’on pou­vait en prendre, et de l’autre comme un don­né com­pré­hen­sible, c’est-à-dire qui ne pou­vait pas ne pas avoir un sens : la nature, jugeait-on, ne fai­sait jamais rien en vain, tout être dans l’univers y avait sa rai­son d’être.
Rai­son d’être qui, à moins de sup­po­ser que l’univers fût un chaos, ne pou­vait être iso­lée de celle des autres êtres : pour le clas­sique, tout se tenait dans l’univers, l’essence de chaque chose enve­lop­pait sa rela­tion aux autres. Pen­ser était donc conce­voir un ordre dans les choses, et donc croire que cet ordre exis­tait.
Pen­ser l’ordre ne pou­vait pas ne pas inci­ter à per­ce­voir qu’il avait quelque chose de mys­té­rieu­se­ment pro­vi­den­tiel, c’est-à-dire à le res­pec­ter. Mais les clas­siques n’étaient pas sans savoir com­bien l’homme était capable d’attenter à l’ordre, d’obéir à ses pas­sions plu­tôt qu’à sa rai­son. Il leur sem­blait donc que l’homme eût à maî­tri­ser son affec­ti­vi­té et à res­pec­ter les choses : c’était dire que la nature n’était pas seule­ment de l’être mais du devoir être, pour les uns pro­duit d’une rai­son éter­nelle, pour les autres œuvre de Dieu. Phi­lo­so­phie et théo­lo­gie étaient les deux modes essen­tiels et supé­rieurs de la pen­sée humaine.

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Un fait domine mani­fes­te­ment l’histoire cultu­relle de l’esprit euro­péen : le grand schisme de ce siècle, le XVIe, où l’on voit les modernes s’opposer aux clas­siques, et une Europe mas­si­ve­ment et pro­fon­dé­ment impré­gnée de rai­son païenne ou de foi chré­tienne se renier et se divi­ser contre elle-même. Ce schisme ne doit pas être envi­sa­gé seule­ment sous les espèces d’une rup­ture entre la foi réfor­mée et l’orthodoxie romaine. Cette rup­ture est seule­ment la forme la plus visible d’une révolte non seule­ment contre les normes de l’orthodoxie catho­lique, mais contre l’idée même que puissent exis­ter ces normes aux­quelles le catho­li­cisme ne ces­sait de se réfé­rer, c’est-à-dire une nature des choses, un ordre natu­rel des choses. La Renais­sance fut ce moment où l’on crut que les temps étaient venus pour l’humanité de renaître : l’esprit humain devait retrou­ver une liber­té pro­gres­si­ve­ment étouf­fée sous les sédi­ments des dogmes, prin­cipes, cou­tumes et pré­ju­gés aux­quels l’habitude, et non la rai­son, don­nait seule quelque fon­de­ment, et les citoyens ces­ser d’obéir à des pou­voirs aux­quels ils n’obéissaient jamais que parce qu’ils leur avaient tou­jours obéi. Tout l’humanisme défen­du par l’esprit de l’époque ne fut qu’incitation à une liber­té dont le prin­cipe est : rien n’est vrai, rien n’est bon, rien n’est beau que ce qu’il plaît aux hommes de dire tel. La liber­té était deve­nue une fin en soi. La grande révo­lu­tion euro­péenne ne fut peut-être pas celle de 1789 mais d’abord et avant tout celle de la Renais­sance. Déter­mi­ner les causes de ce ren­ver­se­ment du tout au tout consti­tue l’une des ques­tions les plus essen­tielles que le phi­lo­sophe peut se poser aujourd’hui, mais pour le pré­sent pro­pos il suf­fi­ra de men­tion­ner une rup­ture d’autant moins contes­table que les contem­po­rains ont eux-mêmes fait état de leur volon­té de la consom­mer.
Les Euro­péens se mirent donc à pen­ser en des termes radi­ca­le­ment nou­veaux. D’un côté, ils pla­cèrent assez de confiance en leur rai­son pour la juger capable de faire d’eux les sei­gneurs et pos­ses­seurs de la nature, de l’autre ils furent pris d’un pru­rit d’utopies morales et sociales, mus par l’idée que l’homme était le seul archi­tecte légi­time de sa vie indi­vi­duelle et col­lec­tive. Dès l’instant que l’univers ne leur parut plus être un ordre dans lequel leur propre nature les por­tait à s’insérer, ils jugèrent tout natu­rel­le­ment que, quelque ordre qu’il y régnât, il ne pou­vait venir que d’eux.
Et même de cha­cun d’eux : n’y ayant plus de norme trans­cen­dant l’homme même, il n’y eut plus d’unité réelle du genre humain, il n’y eut plus que des indi­vi­dus répu­tés capables cha­cun de juger de tout par lui-même, dont la rai­son ne ser­vit plus à déce­ler des normes uni­ver­selles car natu­relles, mais à en créer qui idéa­le­ment conviennent à cha­cun. Chaque homme devint à lui-même sa propre norme, et l’univers ce qu’il plai­sait à cha­cun qu’il fût. Un peuple d’égotistes satis­faits d’eux-mêmes com­men­ça à rem­plir la pla­nète.
[…]

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