Revue de réflexion politique et religieuse.

L’art, l’idéologie, l’argent

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le 23 jan­vier der­nier a eu lieu à Paris, dans les locaux du Sénat, un col­loque orga­ni­sé par un « col­lec­tif », Sau­vons l’Art !, sous la direc­tion de Marie Sal­lan­tin, Aude de Ker­ros, et Chris­tine Sour­gins. Ani­mée par cette der­nière, la jour­née a réuni de nom­breux artistes et per­sonnes com­pé­tentes, autant sur l’estrade que par­mi les audi­teurs. Il faut  ample­ment remer­cier la ges­tion du site élec­tro­nique de Sau­vons l’Art ! d’avoir mis à dis­po­si­tion de tous les enre­gis­tre­ments audio et vidéo des confé­rences et des débats, l’ensemble étant du plus haut inté­rêt ((. www.sauvonslart.com/modules/news/article.php?storyid=68589&com_id=43&com_rootid=43&#comment43. Voir aus­si les conclu­sions du col­loque, par Chris­tine Sour­gins : http://sourgins.over-blog.com/article-le-colloque-du-23-janvier-2013-au-senat-114841448.html.)) . Sur le fond, le diag­nos­tic semble una­nime : il règne une pro­fonde rup­ture entre tech­no­cra­tie et finance d’un côté, pra­tique réelle des arts plas­tiques de l’autre. Tous par­tagent, avec quelques nuances, une même ana­lyse du mal actuel, qui se résume en une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion éta­tique d’un art de la trans­gres­sion qui finit par s’épuiser dans la rou­tine, même s’il est en har­mo­nie avec la ten­dance socia­le­ment domi­nante qu’est la pen­sée faible et le nihi­lisme qui en découle, en accord aus­si avec les inté­rêts spé­cu­la­tifs. L’aspect posi­tif, de loin le plus inté­res­sant à rete­nir de cette jour­née, réside dans le fait que l’art contem­po­rain – au sens du lan­gage natu­rel, celui qui se pra­tique aujourd’hui dans 90 % des cas, sans label ni impos­ture – est res­té vivant quoique dis­cret, foi­son­nant, inégal en qua­li­té et fina­le­ment plus res­pec­té que les ins­tances d’homologation éta­tiques ne vou­draient le faire croire. Cette péren­ni­té résulte d’une lutte qui prend l’aspect d’une « vie ailleurs » échap­pant à l’emprise d’un sys­tème qui n’est fort heu­reu­se­ment pas tout-puis­sant.
Les pro­vo­ca­tions spec­ta­cu­laires du pré­ten­du « Art contem­po­rain », au sens abu­sif cette fois, atteignent main­te­nant la Rus­sie, avec un cer­tain déca­lage mais aus­si une bru­ta­li­té qui ne passe pas sans dif­fi­cul­té. Un livre col­lec­tif bilingue, fran­çais et russe, a été publié l’an der­nier à Mos­cou sous le titre Art ou Mys­ti­fi­ca­tion, huit essais, aux édi­tions Russ­kiy mir. Il a sus­ci­té des réac­tions nom­breuses et contras­tées. Par­mi celles-ci, un cri­tique lit­té­raire et artis­tique, Mikhaïl Boï­ko, a écrit en sep­tembre 2012 un article paru dans les ex-libris de la Neza­vi­si­maia gaze­ta, auquel Boris Lejeune, l’un des auteurs du livre, a don­né la réponse qui suit, sous la forme d’une lettre ouverte inti­tu­lée « Pen­sées nues ».

Cher Mikhaïl Boï­ko,
La lec­ture de votre article indique sans conteste que vous avez atten­ti­ve­ment lu le livre, et c’est ce que je vou­lais dire en usant de l’expression « en dépit des dif­fi­cul­tés ». J’aimerais pour­suivre notre dis­cus­sion, le sujet en vaut la peine. Cet ouvrage est l’oeuvre d’intellectuels fran­çais et traite des pro­blèmes de l’art en France. Indu­bi­ta­ble­ment, et pour des rai­sons évi­dentes, en Rus­sie la situa­tion est quelque peu dif­fé­rente dans ce domaine. C’était le pro­pos de la lettre pré­cé­dente, écrite par Kostas Mavra­kis et moi-même. Lorsque, dans les années 60, l’avant-garde en Occi­dent a viré au post­mo­der­nisme, dont relève aus­si l’art dit « contem­po­rain », le réa­lisme socia­liste était encore flo­ris­sant. Ici, en cin­quante années de déve­lop­pe­ment for­ce­né de l’art « pro­gres­siste », on peut consta­ter que la grande pein­ture fran­çaise sur­vit essen­tiel­le­ment dans de larges cercles de dilet­tantes. Confor­mé­ment à la pro­phé­tie de Marx dans L’idéologie alle­mande : dans la socié­té com­mu­niste, il n’y aura plus de peintres, mais davan­tage de gens qui feront de la pein­ture une de leurs nom­breuses occu­pa­tions. Dans les éta­blis­se­ments d’enseignement artis­tique, notam­ment la célèbre école des Beaux-Arts de Paris, on a pra­ti­que­ment ces­sé de tra­vailler sérieu­se­ment d’après modèle, chaque étu­diant étant consi­dé­ré comme un créa­teur, on lui demande de mani­pu­ler des concepts plu­tôt que « d’archaïques » pin­ceaux et tubes de pein­ture. La sculp­ture pro­fes­sion­nelle, qui exige une base maté­rielle spé­ciale, a souf­fert encore plus. Il suf­fit de venir à Paris et de contem­pler les récents monu­ments à Charles de Gaulle ou Chur­chill… Et ce dans le pays de Rodin, de Millet et de Pous­sin ! Une cin­quan­taine d’années d’acharnement du Minis­tère de la Culture à implan­ter « l’art contem­po­rain », avec le sou­tien d’un capi­tal finan­cier déme­su­ré, ont suf­fit pour tuer la créa­tion vivante. Mar­cel De Corte, Jean Brun, Jacques Ellul ont évo­qué cet assas­si­nat dès le milieu du siècle, et Jean Clair, que vous cri­ti­quez, depuis le début des années quatre-vingt. Des écrits prompts à pro­vo­quer un tor­rent d’indignation de la part du sys­tème, d’autant qu’il en était lui-même un clerc en tant que conser­va­teur en chef du centre Pom­pi­dou, et par la suite direc­teur du Musée Picas­so. On peut juger de l’ampleur de la cri­tique de « l’art contem­po­rain » grâce à la biblio­gra­phie chro­no­lo­gique 1960–2008 de Laurent Dan­chin. Longue d’une tren­taine de pages ! Mais il est évident que cela ne fait ni chaud ni froid aux « maîtres » du body-art qui exposent leur nudi­té à la vue du public ou à ceux qui opèrent avec des objets réels dans le genre du « rea­dy-made ».
Le sys­tème tech­no-bureau­cra­tique a besoin d’un écho. D’épigones péri­phé­riques : russes, chi­nois, indiens, ukrai­niens. Mais « l’art » de ce tota­li­ta­risme finan­cier est en réa­li­té l’expression directe du meurtre de l’art authen­tique. Tel est le sujet de notre livre. C’est un cri d’alarme. Vous par­lez des ouvrages de Mikhaïl Liv­chitz et de Iakh­nine. Comme quoi tous nos argu­ments y seraient pré­sents. Je vais donc essayer de répondre à cette remarque.
Le livre de Iakh­nine Anti­art (Mos­cou, 2011) est décou­su, c’est du dilet­tan­tisme truf­fé d’une accu­mu­la­tion d’absurdités, par exemple sur le rôle essen­tiel et déci­sif des Juifs dans la for­ma­tion de l’avant-garde des années vingt. Sauf erreur, Male­vitch, Kan­dins­ky, Maïa­kovs­ki – la liste serait fort longue – n’ont jamais été juifs. Le phi­lo­sophe Jean Bau­drillard a décla­ré dans un article paru dans le quo­ti­dien de gauche Libé­ra­tion : « Toute la dupli­ci­té de l’art contem­po­rain est là : reven­di­quer la nul­li­té, l’insignifiance, le non-sens, viser la nul­li­té alors qu’on est déjà insi­gni­fiant. Pré­tendre à la super­fi­cia­li­té en des termes super­fi­ciels ». Ce qui a pro­vo­qué une explo­sion d’indignation chez les pro­gres­sistes et a valu à ce phi­lo­sophe, plu­tôt situé à gauche et fils de gen­darme, d’être trai­té de fas­ciste. Hélas, en France cri­ti­quer le moder­nisme est pas­sa­ble­ment ris­qué. Dans son livre, Iakh­nine fait de Bau­drillard un gou­rou du post­mo­der­nisme, voire l’apologiste de l’art contem­po­rain ! Il est regret­table que le Père Boris Mikhaï­lov, dont les articles me semblent res­pec­tables, ait rédi­gé la pré­face d’un tel ouvrage. Son texte est cepen­dant ce qu’on y trouve de meilleur.
Il en va dif­fé­rem­ment pour les livres de Mikhaïl Liv­chitz. L’auteur est un homme qui sort de l’ordinaire. Dans les années trente, il a défen­du les icônes quand on les détrui­sait en masse et il a éga­le­ment contri­bué à la publi­ca­tion d’Une jour­née d’Ivan Denis­so­vitch de Sol­je­nit­syne. Pour son article Le Jour­nal de Mariet­ta Cha­gui­nian, paro­die des essais de cette der­nière et sans doute aus­si, plus géné­ra­le­ment, de toute la lit­té­ra­ture sovié­tique avec sa por­tée idéo­lo­gique, ses men­songes gros­siers et sa socio­lo­gie pri­maire, il fut exclu du par­ti com­mu­niste. Un éru­dit, col­la­bo­ra­teur et proche ami de Lukács « le plus intel­li­gent des écri­vains com­mu­nistes » d’après Ber­diaev, auteur du concept de « réi­fi­ca­tion » des pro­duits de l’esprit, et notam­ment des oeuvres d’art.
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