Revue de réflexion politique et religieuse.

Europe et Rus­sie : frag­ments pour une com­pré­hen­sion mutuelle

Article publié le 8 Sep 2022 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le texte qui suit nous a été pro­po­sé par Boris Lejeune, qui a plu­sieurs fois col­la­bo­ré à notre revue. Rap­pe­lons qu’il est artiste peintre, sculp­teur et poète, et, point impor­tant pour com­prendre ce qu’il écrit ici, qu’il est né à Kiev, alors capi­tale de la Répu­blique socia­liste sovié­tique d’Ukraine, en 1947. Contraint de quit­ter l’URSS en 1980, il est depuis ins­tal­lé en France. On peut donc aisé­ment com­prendre que le conflit actuel en Ukraine lui soit par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible. Sa réflexion est empreinte de tris­tesse devant la ver­sion actuel­le­ment offi­cia­li­sée en Europe, qui a bru­ta­le­ment reje­té le monde russe dans les ténèbres orien­tales.

En 1968 l’article « Réflexions sur le pro­grès, la coexis­tence paci­fique et la liber­té intel­lec­tuelle » écrit par Andreï  Sakha­rov, trois fois Héros du Tra­vail socia­liste, lau­réat des prix Sta­line et Lénine, futur lau­réat du Prix Nobel de la paix, cir­cu­lait en samizdat.Il y affir­mait de façon pro­phé­tique : « Le manque de proxi­mi­té de l’humanité la menace de mort. Menace la civi­li­sa­tion : guerre nucléaire géné­ra­li­sée ; une famine catas­tro­phique pour la plus grande par­tie de l’humanité ; bêtise par l’ivresse de la “culture de masse” et dans le vice du dog­ma­tisme bureau­cra­ti­sé ; les mythes de masse qui jettent des peuples entiers et des conti­nents aux mains de déma­gogues cruels et insi­dieux ; la dis­pa­ri­tion et la  déchéance dues aux résul­tats impré­vi­sibles de chan­ge­ments rapides des condi­tions de vie sur la pla­nète. 

Devant ce dan­ger, n’importe quelle action qui accen­tue­rait la dés­union de l’humanité, tout prêche d’incompatibilité des idéo­lo­gies mon­diales et des nations est une folie, un crime… »

Cet article, remar­que­ra plus tard Sakha­rov, eut un énorme impact à l’étranger : « En plus du conte­nu de ce texte, le fait que c’était un des pre­miers ouvrages à carac­tère poli­ti­co-social à par­ve­nir en Occi­dent, qui plus est, dont l’auteur, déco­ré des plus grandes marques d’excellence, était repré­sen­tant de la spé­cia­li­té “secrète” et “mena­çante” de la phy­sique nucléaire. »

En consé­quence, Andreï Sakha­rov lui-même sera déchu de toutes ses déco­ra­tions, exclu de son tra­vail de direc­tion et exi­lé dans une ville de pro­vince, sous sur­veillance per­ma­nente. Mal­gré tout, les infor­ma­tions à son sujet ne ces­saient pas de réson­ner au-delà des fron­tières du pays. Avec l’arrivée au pou­voir de Gor­bat­chev, il retrouve la liber­té et apporte son sou­tien aux chan­ge­ments poli­tiques qui ont ame­né à l’éclatement de l’URSS et au retour à l’économie de mar­ché.

Ces immenses trans­for­ma­tions se sont pro­duites sans véri­table résis­tance du régime, sans flots de sang comme cela s’était pas­sé au début du XXe siècle. Il y a deux rai­sons à cela : l’intelligentsia, et le peuple avec elle, ne croyaient plus à la supé­rio­ri­té sur le sys­tème capi­ta­liste de l’organisation socio-éco­no­mique du sys­tème com­mu­niste, et la croyance dans la pos­si­bi­li­té d’une « conver­gence », terme employé par Sakha­rov pour dési­gner l’union avec les démo­cra­ties bour­geoises.

Gor­bat­chev rêvait d’une « mai­son com­mune euro­péenne ». En 1985, lors de son pre­mier voyage à l’étranger, en France, en tant que Pre­mier Secré­taire, il en par­ta­gea l’idée avec Fran­çois Mit­ter­rand. « Nous vivons dans la même mai­son, décla­ra-t-il, bien que cer­tains entrent par une porte, et d’autres par une autre. Il nous faut col­la­bo­rer et amé­lio­rer la com­mu­ni­ca­tion dans cette mai­son. »

Après cette conver­sa­tion, le Pré­sident fran­çais indi­qua à ses col­la­bo­ra­teurs que Gor­bat­chev avait des pro­jets exal­tants, mais dou­tait qu’il eût plei­ne­ment conscience des consé­quences que leur réa­li­sa­tion entraî­ne­rait.

Ce rêve d’une Europe unie a été par­ta­gé par des mil­lions d’habitants de l’URSS qui s’effondraient et, grâce à cela, ils ont sup­por­té stoï­que­ment le chaos d’une éco­no­mie en plein chan­ge­ment avec la pri­va­ti­sa­tion sau­vage des entre­prises d’État des années quatre-vingt-dix.

Des mil­lions d’Ukrainiens ont main­te­nant ce même rêve, qu’ils ont ame­né à l’étage supé­rieur, celui de can­di­dats à l’Union euro­péenne.

Bien sûr, nous n’allons pas regret­ter le mono­pole abso­lu de l’appareil d’État dans toutes les sphères et la pseu­do-théo­rie de l’égalité socia­liste qui étouffe toute vie. Mais l’on peut déplo­rer l’éclatement du grand pays construit au cours des siècles et qui réunis­sait de nom­breux peuples.

Fina­le­ment, pour la Rus­sie, la mai­son com­mune s’est trans­for­mée en piège avec des forces armées hos­tiles devant chaque porte et chaque fenêtre, où la mor­telle dés­union de l’humanité d’An­dreï Sakha­rov atteint son paroxysme. Jamais dans l’histoire récente, l’État russe ne fut autant repous­sé par ses voi­sins occi­den­taux. La célèbre fenêtre ouverte par Pierre le Grand a été impi­toya­ble­ment bou­chée lors de la crise ukrai­nienne – de l’opé­ra­tion spé­ciale, selon les termes employés par Mos­cou. Le conflit entre l’Ukraine et la Rus­sie post­so­vié­tiques a long­temps mûri, atti­sé par les cercles qui ont ren­du pos­sible la chute de l’Union sovié­tique, et il s’est trans­for­mé en tra­gé­die pour les deux peuples. Sakha­rov écri­vait son article au moment du Prin­temps de Prague, et autant qu’il nous en sou­vienne, des sanc­tions éco­no­miques com­pa­rables ne furent pas prises contre « l’Empire du Mal » par les admi­nis­tra­teurs de « l’Empire du Bien ». De même lors de la guerre en Afgha­nis­tan. Les spor­tifs sovié­tiques – tout le monde sait que la com­pé­ti­tion spor­tive exige des années de pré­pa­ra­tion – purent conti­nuer leur car­rière spor­tive. De nos jours, ils sont, comme les chan­teurs et les musi­ciens, sanc­tion­nés comme les hommes poli­tiques, les entre­prises, les mili­taires. Toutes les rela­tions ter­restres, aériennes et navales sont annu­lées entre la Rus­sie et les pays occi­den­taux. Les médias numé­riques, écrits, et télé­vi­suels russes sont inter­dits dans les pays d’Europe occi­den­tale. Les comptes ban­caires russes sont blo­qués. La liste des sanc­tions s’allonge, sans oublier les gazo­ducs. Au détri­ment des inté­rêts de la popu­la­tion euro­péenne, l’importation de gaz, de pétrole et de char­bon sont inter­rom­pus ou limi­tés.

Dans un article publié en avril dans Le Figa­ro, « La guerre en Ukraine, ava­tar de la lutte en Rus­sie entre les sla­vo­philes et les occi­den­ta­listes », Chan­tal Del­sol ramène à une même expli­ca­tion le conflit armé qui a com­men­cé le 24 février 2022 entre la Rus­sie et l’Ukraine et le phé­no­mène hau­te­ment intel­lec­tuel dans l’élite cultu­relle russe au début du XIXe siècle, entre sla­vo­philes et occi­den­ta­listes. Ces mou­ve­ments intel­lec­tuels étaient une recherche d’un che­min pro­pre­ment russe pour déve­lop­per la socié­té et don­ner à la Rus­sie sa place en Europe.

Le conflit actuel est tra­gique pour la popu­la­tion civile. Il faut cher­cher son ori­gine dans le jeu géo­po­li­tique, la lutte pour conser­ver ou ren­for­cer telle ou telle posi­tion domi­nante.

Mais, arrê­tons-nous sur ce moment impor­tant dans l’histoire de la Rus­sie, l’opposition des idées sla­vo­philes et occi­den­ta­listes.

Chan­tal Del­sol, dans son article, emploie le terme Occi­dent, alors qu’en Rus­sie à cette époque, c’était le terme Europe qui était uti­li­sé. Il dési­gnait quelques pays se trou­vant à l’ouest de la Rus­sie, la France, l’Angleterre, la Prusse. Le concept actuel d’Occi­dent désigne sur­tout les États-Unis, l’Union euro­péenne, l’Angleterre et le Cana­da. Nous nous trou­vons là devant la dif­fi­cul­té de trans­po­ser des notions d’une époque dans une autre par­tie de l’histoire. Le ter­ri­toire de la Rus­sie, géo­gra­phi­que­ment, sera tou­jours une par­tie de l’Europe. Ce que l’on ne peut pas dire de l’Amérique.

Par le choix des cita­tions et ses com­men­taires, Chan­tal Del­sol donne l’impression que la « sla­vo­phi­lie » et ses adeptes sont des enne­mis extrêmes de l’Occident, d’opposants arrié­rés de la rai­son et de la démo­cra­tie.

Nous citons : « L’Occident est vu comme un adver­saire dan­ge­reux parce que tar­tuffe. Il fait envie parce que le vice fait envie. “Sor­tez de cette fas­ci­na­tion”, disent les sla­vo­philes, comme on enjoint les siens de se désen­voû­ter. » « L’Occident est vicieux en rai­son de sa déca­dence. Le sla­vo­phile Nico­las Dani­levs­ki, dans La Rus­sie et l’Europe (1866) décrit l’Europe comme un grand corps mou­rant dont il faut s’écarter. »

À cela nous vou­drions répondre par les mots du grand Dos­toïevs­ki. Il écri­vait dans son Jour­nal pour l’année 1876 : « Nous – les Russes – avons deux patries : notre Rous et l’Europe… C’est indis­cu­table. Le plus grand des plus grands ren­dez- vous déjà recon­nus par les Russes dans leur ave­nir est un ren­dez-vous uni­ver­sel, il y a une réunion com­mune à l’humanité – non seule­ment la Rus­sie, non seule­ment le sla­visme com­mun, mais l’humanité tout entière. »

Chan­tal Del­sol men­tionne Ser­gueï Ouva­rov, qui fut l’un des pre­miers à for­mu­ler les bases des sla­vo­philes. Elle y voit une hos­ti­li­té : « Se déploie une pen­sée de la sin­gu­la­ri­té qui fait face à la ratio­na­li­té occi­den­tale, à ses prin­cipes uni­ver­sels. Dès 1832, Ouva­rov s’oppose à l’Europe en posant les prin­cipes propres à la socié­té russe : “Ortho­doxie, auto­cra­tie, nation”. »

En réa­li­té, tout n’est pas aus­si caté­go­rique et pré­cis.

En 1833, il est Ministre de l’Éducation et adresse à l’Empereur Nico­las Ier une note dans laquelle il indique tout ce qui est indis­pen­sable pour la conser­va­tion et le déve­lop­pe­ment de l’État russe. Comme un authen­tique homme poli­tique, Ouva­rov ne s’enferme pas dans les murs russes ; sa note com­mence ain­si : « Au milieu de la chute géné­rale des ins­tances reli­gieuses et laïques en Europe, sans prê­ter atten­tion aux prin­cipes des­truc­teurs qui se répandent par­tout, la Rus­sie, heu­reu­se­ment, a gar­dé une foi ardente en cer­taines fon­de­ments reli­gieux, moraux et poli­tiques qui lui appar­tiennent exclu­si­ve­ment. »

Il pose cette ques­tion rhé­to­rique : « Com­ment ins­tau­rer chez nous l’éducation du peuple qui cor­res­ponde à notre ordre des choses, et qui ne soit pas étran­gère à l’esprit euro­péen ? Selon quelle règle convient-il d’agir par rap­port à l’éducation euro­péenne, aux idées euro­péennes dont nous ne pou­vons pas nous pas­ser, mais qui nous menacent d’une dis­pa­ri­tion pro­chaine ? »

Au moment même de la paru­tion de l’article de Chan­tal Del­sol sor­tait son livre La fin de la chré­tien­té. L’auteur entend non pas la fin de la reli­gion, mais de la civi­li­sa­tion qu’elle a engen­drée. Ser­gueï Ouva­rov, pré­voyant des temps dif­fi­ciles dans sa ten­ta­tive de ren­for­cer la socié­té russe chré­tienne et d’éloigner la menace de sa dis­pa­ri­tion, avait com­po­sé de son côté une  triade : «  L’éducation du peuple doit s’accomplir dans un esprit unis­sant l’orthodoxie, l’autocratie et la nation  », à l’opposé de la devise fran­çaise Liber­té, Éga­li­té, Fra­ter­ni­té.

Le pre­mier élé­ment de la triade d’Ouvarov signi­fiait la déné­ga­tion du scep­ti­cisme vol­tai­rien, l’athéisme du XVIIIe siècle. La Foi pré­cède le pou­voir, comme chez Jeanne d’Arc. Le roi authen­tique est  le Christ, et non pas le monarque qui doit lui obéir. L’orthodoxie suit la tra­di­tion grecque. Le deuxième élé­ment, cor­res­pon­dant à l’Égalité, est l’autocratie et ne signi­fiait pas l’absolutisme. Ouva­rov était par­ti­san d’une monar­chie consti­tu­tion­nelle, dont l’exemple pour lui était l’Angleterre, et la France après la Res­tau­ra­tion. Le troi­sième élé­ment, la nation, signi­fiait l’âme propre à chaque peuple, un prin­cipe roman­tique impor­tant en Europe au début du XIXe siècle. En tant que ministre, il per­mit des recherches sur l’héritage grec et orien­tal pour que les gens aient conscience de leurs racines his­to­riques et cultu­relles.

Nous vou­drions rendre hom­mage ici à cette per­son­na­li­té excep­tion­nelle que fut le comte Ser­gueï Ouva­rov, qui fut en effet Ministre de l’Éducation pen­dant seize ans et fit à ce poste un immense tra­vail. Il fon­da l’Université de Saint-Péters­bourg, l’Université de Kiev, fut Pré­sident de l’Académie des Sciences.

L’occidentaliste Alexandre Her­zen disait de lui, dans son livre Pas­sé et pen­sées : «  Il nous sur­pre­nait par sa connais­sance de plu­sieurs langues et la diver­si­té de tout ce qu’il savait, il gar­dait en mémoire des rudi­ments de toutes les sciences… »

Ouva­rov connais­sait effec­ti­ve­ment huit langues et écri­vait des poèmes  en quatre langues. Ses tra­vaux sur l’ethnos de l’antiquité grecque le firent connaître dans toute l’Europe. Il cor­res­pon­dait avec Goethe, était ami des frères Hum­boldt, de Ger­maine de Staël. Il fon­da en 1815 la socié­té Arza­mas, un cercle de poètes et écri­vains russes célèbres, dont Jou­kovs­ki, Tour­gue­niev, Pou­ch­kine, Via­zem­ski, Karam­zine. Le but de cette socié­té était de faire évo­luer la langue russe archaïque pour en faire une langue proche des langues euro­péennes. Ouva­rov tra­dui­sit en fran­çais les vers de Pou­ch­kine « Aux détrac­teurs de la Rus­sie  » consa­crés aux évé­ne­ments du sou­lè­ve­ment polo­nais de 1830–31. Pou­ch­kine appré­cia cette tra­duc­tion et inter­pré­ta­tion.

Nous citons ici un frag­ment de cette tra­duc­tion car il y a un cer­tain lien entre les évé­ne­ments pas­sés, la guerre entre la Rus­sie et la Pologne, et la guerre actuelle avec l’Ukraine.

AUX DÉTRACTEURS DE LA RUSSIE

Imi­ta­tion libre de Pou­ch­kine.

 Tri­buns auda­cieux, ora­teurs popu­laires,

Le colosse du nord excite vos fureurs ;

Lais­sez là, croyez-moi, vos absurdes cla­meurs,

Les Slaves oppo­sés à des Slaves leurs frères

Ne vous demandent pas d’irriter leurs dou­leurs ;

Au foyer pater­nel c’est un débat antique,

Issus de même race, enne­mis dès long­temps

Les peuples divi­sés, tour à tour triom­phants,

Com­battent par ins­tinct et non par poli­tique.

Jamais sous un dra­peau les a‑t-on vus s’unir ?

Le Sar­mate inquiet et le Russe fidèle

Ont à vider entre eux leur san­glante que­relle ;

S’il faut que l’un suc­combe, est-ce à nous de périr ?

L’un per­dra-t-il son nom, ou l’autre son Empire ?

Pour que l’un d’eux triomphe, il faut que l’autre expire

Et le monde ébran­lé ne peut les conte­nir ;

Voi­là tout le débat ! – gar­dez donc le silence,

Étran­gers à nos mœurs, étran­gers à nos lois !

Dans ce drame impo­sant votre impuis­sante voix

N’est qu’une insulte à cette lutte immense…

 

Les idées d’Ouvarov se sont déve­lop­pées à la géné­ra­tion sui­vante, entre autres par Alexeï Kho­mia­kov. Comme il est fré­quent chez les conser­va­teurs, il était un homme de grande intel­li­gence : poète, phi­lo­sophe, inven­teur, méde­cin, offi­cier déco­ré pour son cou­rage. Nico­las Ber­diaev le consi­dé­rait comme « l’un des hommes les plus aris­to­cra­tiques que pou­vait connaître l’histoire russe de la pen­sée. »

Alexeï Kho­mia­kov fut l’un des pre­miers cri­tiques du moder­nisme euro­péen, dont la rai­son, d’après lui, était en par­tie le ratio­na­lisme phi­lo­so­phique. Il écri­vit en 1846 ces graves lignes, si péné­trantes : « Les temps sont dif­fi­ciles non seule­ment parce que les bases de nom­breux États sont, à ce qu’il semble, ébran­lées (car aux yeux de l’histoire sont tom­bées un cer­tain nombre de nations puis­santes et fameuses, et il en tom­be­ra encore) […] non, les temps sont dif­fi­ciles parce que la réflexion et l’analyse ont ron­gé les bases sur les­quelles reposent depuis long­temps l’orgueil, l’indifférence et la gros­siè­re­té humains. J’ai dit orgueil car la phi­lo­so­phie ratio­na­liste, par le nombre de conclu­sions rigou­reuses (ce dont l’Allemagne peut être fière à juste titre), est arri­vée dans l’école de Hegel, sans le vou­loir, à la preuve que la seule rai­son qui connaît les rela­tions des objets mais pas les objets eux-mêmes, conduit à la néga­tion, ou plus exac­te­ment, au néant,  lorsqu’elle renonce à la foi, c’est à dire à la connais­sance inté­rieure des objets… »

Hélas, les efforts d’Ouvarov pour éle­ver le niveau en vue de pro­té­ger les jeunes géné­ra­tions de ce qu’il appe­lait « des théo­ries », enten­dant par-là les ten­dances socia­listes ; ni le déve­lop­pe­ment ulté­rieur de l’idée de nation dans  la figure de la catho­li­ci­té de l’Église, la sobor­nost’ en russe. Le thème prin­ci­pal, dans cette sym­pho­nie de la sobor­nost’, est : « tout le peuple de l’Église  », le chœur pré­pon­dé­rant de la majo­ri­té popu­laire. C’est l’universalité dans laquelle confluent, sans dis­pa­raître, des voix indi­vi­duelles ; la prin­ci­pale direc­tion est ver­ti­cale ; mais la trans­for­ma­tion  du milieu social de la socié­té pen­sée par Kho­mia­kov et ses com­pa­gnons, I. Kirieevs­ki, K. Aksa­kov, I. Sama­rine, ne fut pas cou­ron­née de suc­cès.

Au début du XXe siècle, le putsch bol­che­vik rédui­sit à néant leurs com­men­ce­ments. En Rus­sie fut ins­tau­ré de façon bru­tale  le moder­nisme occi­den­tal qui dura soixante-dix ans.

Mais les recherches pour déve­lop­per le monde russe, sa place dans le monde euro­péen, ne ces­sèrent pas.

Por­tons main­te­nant notre atten­tion sur un brillant repré­sen­tant de l’émigration russe du début du XXe siècle, Vla­di­mir Weid­lé. (1895–1979). Il était pro­fes­seur d’histoire de l’art chré­tien, écri­vain, cri­tique lit­té­raire, poète et publi­ciste. Pour lui, la vie de la civi­li­sa­tion euro­péenne était insé­pa­rable de ses ori­gines chré­tiennes. Dans son livre, qui a eu une grande réso­nance auprès des lec­teurs euro­péens, La mort de l’art, il reliait la perte du grand style à l’absence de foi.

Dans l’un de ses der­niers livres, La tâche de la Rus­sie, il conti­nua, tout en étant au-delà des fron­tières de sa patrie, à réflé­chir sur le des­tin de la Rus­sie, ses voies, sa place dans l’histoire et sur le conti­nent. Et grâce à une com­pré­hen­sion plus claire des évé­ne­ments his­to­riques pas­sés, il s’approche du pré­sent, des exi­gences du temps.

Il consi­dère que ni la géo­gra­phie, qu’il appelle « lieu-de-déve­lop­pe­ment », ni la com­po­si­tion eth­nique n’ont pré­dé­ter­mi­né l’histoire russe.

Il affirme que « Dans la plaine eur­asienne, une culture tout à fait dif­fé­rente aurait pu se déve­lop­per, de type authen­ti­que­ment asia­tique, un peuple qui par­lait  l’une des langues indo-euro­péennes aurait pu, comme les aryens de l’Inde et de la Perse, tom­ber dans l’orbite de l’Asie, et non de l’Europe. Si cela s’est pas­sé dif­fé­rem­ment, ce n’est pas à cause de quelques autres pré­dé­ter­mi­na­tions maté­rielles, mais parce que dès le début de son his­toire était posée à la Rus­sie la ques­tion qu’elle a essayé, bien ou mal, de résoudre pen­dant plus de neuf siècles. Cette ques­tion découle du bap­tême de la Rus­sie et de la trans­mis­sion – par Byzance et dans une forme byzan­tine – de l’héritage de l’antiquité. La ques­tion est de deve­nir une par­tie de l’Europe chré­tienne, non pas une par­tie for­tuite et pas­sive, bien sûr, mais orga­nique et créa­trice : ne pas sim­ple­ment s’accrocher à elle, mais par­ta­ger son des­tin, prendre part à sa vie com­mune.  »

Pour Weid­lé, le des­tin de la Rus­sie est fixé bien avant les dis­cus­sions entre sla­vo­philes et occi­den­ta­listes. Ain­si, sans accor­der la pré­fé­rence aux uns ou aux autres, il les ren­voie dos à dos. Pour lui, l’occidentalisme péchait par son mélange entre la culture occi­den­tale des racines chré­tiennes et la civi­li­sa­tion  inter­na­tio­nale de l’universalisme. La Rus­sie aurait dû prendre aveu­glé­ment l’exemple et l’imiter, comme  la Tur­quie ou le Japon.

« Étran­ge­ment, les repré­sen­tants de ce cou­rant ne com­pre­naient pas que “l’individualité”, affir­mée par leurs oppo­sants, est jus­te­ment la condi­tion indis­pen­sable à l’entrée de la Rus­sie dans l’unité euro­péenne où, par exemple, la France entre non seule­ment parce qu’elle a des points com­muns avec l’Italie… »

Weid­lé pen­sait que les sla­vo­philes com­pre­naient mieux la pro­blé­ma­tique  de l’unité rus­so-euro­péenne à cause de la conscience qu’ils  avaient  du sen­ti­ment natio­nal ; mais pour eux, l’unité euro­péenne exis­tait déjà dans le pas­sé, il suf­fi­sait de la res­tau­rer et il ne fal­lait pas pour­suivre le rap­pro­che­ment avec l’Occident.

Mais les eur­asiens, les repré­sen­tants du cou­rant qui a rem­pla­cé les sla­vo­philes à notre époque, refusent tout rôle de la Rus­sie en Europe, ils affirment que le choix du chris­tia­nisme par la Rus­sie ne l’oblige en rien. Pour l’un  de leurs repré­sen­tants actuels, Alexandre Dou­guine, que Chan­tal Del­sol consi­dère à tort comme le maître à pen­ser de Pou­tine, la Rus­sie n’a tout sim­ple­ment pas de place en Europe contem­po­raine. À sa manière éso­té­rique gué­no­nienne, il écrit : « Dans notre peuple, scin­tille encore ce qui l’oblige à s’éloigner de l’abîme, l’Europe contem­po­raine”, “l’Occident”. Mais l’inertie est trop grande et les efforts indis­pen­sables pour une authen­tique révo­lu­tion conser­va­trice, enso­leillée et vrai­ment euro­péenne sont d’une exi­gence immense. Il est abso­lu­ment évident que nous n’arriverons pas à res­ter à part du cycle final de la tita­no­ma­chie, où les Titans ont réus­si à prendre leur revanche. Mais…  mieux vaut perdre avec Dieu que gagner avec le diable. »

Aux lignes déli­rantes de Dou­guine, nous oppo­sons les mots de Weid­lé : « Il ne fait pas de doute que l’avenir de la Rus­sie, main­te­nant et tou­jours reste insé­pa­rable de l’avenir euro­péen. »

Si les nou­velles concep­tions idéo­lo­giques « libé­rées » ne privent pas défi­ni­ti­ve­ment l’humanité de la mémoire his­to­rique par leurs inces­santes ten­ta­tives, la com­pré­hen­sion de l’Ouest et l’Est du conti­nent euro­péen comme un seul espace chré­tien, res­te­ra tou­jours, avec les mêmes racines gno­séo­lo­giques d’un arbre dont les fruits se sont répan­dus par­tout.

« Si l’Occident et l’Orient de l’Europe veulent se consi­dé­rer comme des cultures com­plè­te­ment dif­fé­rentes, écrit Weid­lé, alors il faut sépa­rer défi­ni­ti­ve­ment la Grèce et Rome, mal­gré leur des­tin, enle­ver Vir­gile, aux autres Homère, aux uns ajou­ter des phi­lo­sophes, aux autres des juristes, puis exac­te­ment de la même manière divi­ser le chris­tia­nisme en deux reli­gions, autre­ment dit divi­ser le Christ ; là-des­sus , ni à l’ouest ni à l’est, aucun huma­niste, ou sim­ple­ment his­to­rien, et moins encore le chré­tien ne l’accepteront. »

L’exclusion de la Rus­sie hors de l’Europe, c’est une vio­lence à son his­toire et sa vie spi­ri­tuelle. La chute de la Rus­sie dans le domaine spi­ri­tuel est dan­ge­reuse non seule­ment pour elle, mais aus­si pour l’Europe puisqu’elle en est une par­tie inté­grante.

Weid­lé écrit encore : « En se pri­vant de la Rus­sie, l’Europe perd la source de son renou­vel­le­ment, plus néces­saire que jamais, elle se prive du seul pays qui, par son “arrié­ra­tion” peut la rajeu­nir, la nour­rir de son étran­ge­té, parce qu’elle n’est pas si étran­gère, car ce retard peut lui rap­pe­ler sa propre jeu­nesse. De plus, la Rus­sie, au cours des der­niers siècles, était le cœur de toute la tra­di­tion de l’Orient chré­tien, et sla­vo-byzan­tine ; perdre cela signi­fie pour l’Europe s’enfermer défi­ni­ti­ve­ment dans une demi-exis­tence uni­que­ment occi­den­tale, refu­ser pour tou­jours la plé­ni­tude de sa vie his­to­rique, de sa vie spi­ri­tuelle, et, pour une partie, reli­gieuse, de son chris­tia­nisme. »

Dans son essai au titre impres­sion­nant – La fin de la chré­tien­té –, Chan­tal Del­sol fait la démons­tra­tion d’un cer­tain balan­cier his­to­rique : un mou­ve­ment à droite, et voi­là, le paga­nisme du monde antique se mêle à la reli­gion chré­tienne, puis, seize siècles plus tard le mou­ve­ment du balan­cier va vers la gauche, et se pro­duit le retour aux valeurs cultu­relles pré­cé­dem­ment aban­don­nées.

D’où vient le mou­ve­ment du balan­cier ? L’auteur consi­dère que c’est la perte de la foi. Les païens de l’antiquité ont per­du la foi dans leurs dieux, leurs âmes furent séduites  par l’enseignement chré­tien. Ce que l’on peut croire aisé­ment car la com­pré­hen­sion chré­tienne du monde et la hau­teur incom­pa­rable de cet ensei­gne­ment pou­vait séduire les esprits. Alors que le retour actuel dans ce pas­sé rela­tif, rela­tif car le paga­nisme des temps pas­sés por­tait en lui quelques perles que la reli­gion chré­tienne a gar­dées, et même éle­vés encore plus haut. Nous vou­lons par­ler de l’art ; en pro­non­çant le mot de Beau­té viennent tout de suite à l’esprit des œuvres qui ne cessent pas d’attirer des foules de gens. À quoi res­semble main­te­nant cette sphère de la vie spi­ri­tuelle et sociale dans la socié­té occi­den­tale ? À une morgue. Dans l’histoire, il n’y a pas de retour aux anciennes formes, Marx l’avait déjà remar­qué. Les formes, libé­rées des prin­cipes chré­tiens res­semblent à des masques cari­ca­tu­raux copiés sur les images du monde antique.

La consta­ta­tion de Chan­tal Del­sol, il s’agit de la civi­li­sa­tion chré­tienne et de sa fin, touche seule­ment les pays occi­den­taux, comme si au-delà de ses fron­tières on ne pou­vait voir que des cra­tères lunaires.

La Rus­sie post­so­vié­tique, « cet empire sovié­tique du knut » (Weid­lé) peut mon­trer un autre exemple dans le tableau apo­ca­lyp­tique pro­po­sé par Chan­tal Del­sol. La fin de la civi­li­sa­tion chré­tienne au cours des soixante-dix der­nières années s’exprimait, dans ce pays où se réa­li­sa la forme extrême des théo­ries sociales nées en Occi­dent, par l’assassinat de cen­taines de mil­liers de prêtres, la des­truc­tion des églises et des monas­tères, l’interdiction du culte, l’enseignement de l’athéisme dans les uni­ver­si­tés, etc.

Per­sonne ne s’attendait à ce que, dans les années quatre-vingt-dix, le balan­cier vire non pas du côté du paga­nisme, mais du chris­tia­nisme ortho­doxe. On peut dire qu’il est né de ses cendres. Nous en avons été témoins, et avec nos modestes pos­si­bi­li­tés, nous avons par­ti­ci­pé à la res­tau­ra­tion d’une église. Res­tau­ra­tion n’est pas du tout le mot qui convient car les églises ont retrou­vé leur aspect après avoir été trans­for­mées en fabriques, dépôts, lieux d’habitation, centres de sport. Dans le cler­gé, des per­sonnes de dif­fé­rentes pro­fes­sions, des archi­tectes, des savants furent ordon­nés prêtres, et il est arri­vé que tout un vil­lage soit bap­ti­sé dans la rivière la plus proche. Il est indis­pen­sable de noter que cet élan spi­ri­tuel est venu d’en bas, dans les pro­fon­deurs du peuple, et fut repris par les auto­ri­tés. Ici, approu­vons Chan­tal Del­sol – tout est dans la foi qui peut faire des miracles.

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