Revue de réflexion politique et religieuse.

La ronde des stra­té­gies

Article publié le 21 Fév 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Georges-Hen­ri Bri­cet des Val­lons, diplô­mé de l’Institut d’Etudes poli­tiques de Paris et doc­teur en science poli­tique, est cher­cheur asso­cié à l’Institut Choi­seul, un centre d’analyse des ques­tions inter­na­tio­nales. Il est éga­le­ment rédac­teur en chef de la revue Sécu­ri­té Glo­bale édi­tée par cet Ins­ti­tut. Spé­cia­liste des ques­tions de défense, ses tra­vaux portent sur les théo­ries stra­té­giques et en par­ti­cu­lier sur les thé­ma­tiques liées à la pri­va­ti­sa­tion de la guerre et au mer­ce­na­riat. Il est l’auteur d’Irak, terre mer­ce­naire (Favre, jan­vier 2010) et a diri­gé l’ouvrage col­lec­tif Faut-il brû­ler la contre-insur­rec­tion ? (Choi­seul, octobre 2010). Il publie­ra pro­chai­ne­ment une somme consa­crée aux armées pri­vées His­toire des socié­tés mili­taires pri­vées. Le mar­ché de la guerre au XXIe siècle (Ellipses, 2013).

Catho­li­caLe monde de la défense n’échappe pas au ver­tige du chan­ge­ment et de la nou­veau­té de nos socié­tés contem­po­raines. On est ain­si rapi­de­ment pas­sé de la « révo­lu­tion dans les affaires mili­taires » (RMA) et des « Effects-based Ope­ra­tions » (EBO) à la mode de la contre-insur­rec­tion (COIN). Pour­quoi en est-on arri­vé là ?
G.-H. Bri­cet des Val­lons – Il y a effec­ti­ve­ment une sorte d’ivresse des théo­ries stra­té­giques anglo-saxonnes, ivresse propre au monde des defense intel­lec­tuals amé­ri­cains et à leur croyance dans la tou­te­puis­sance des matrices théo­riques, clés d’or stra­té­giques cen­sées faire sau­ter le ver­rou du réel et per­mettre d’écraser sa com­plexi­té. Tout le but de la Révo­lu­tion dans les affaires mili­taires et de la guerre réseau­cen­trée (Net­work Cen­tric War­fare), qui en est le moyeu, est jus­te­ment d’annihiler le « brouillard de la guerre » clau­se­wit­zien et le prin­cipe d’incertitude qui pré­side à tout enga­ge­ment dans un conflit. « Le début de chaque guerre, c’est comme ouvrir une porte dans une pièce sombre. On ne sait jamais ce qui est caché dans l’obscurité », disait Hit­ler. Le prin­cipe de la guerre amé­ri­caine est de tout aveu­gler avec la lampe-torche de la supé­rio­ri­té tech­no­lo­gique. Le ver­tige des théo­ries stra­té­giques dit la fuite en avant d’un mou­ve­ment intel­lec­tuel affo­lé par l’impossibilité de cir­cons­crire et de maî­tri­ser scien­ti­fi­que­ment le phé­no­mène « guerre ». En effet, la ten­ta­tion fon­da­men­tale de la guerre « amé­ri­caine » s’oppose tout entière à l’assertion de Trots­ki pour lequel « il n’y a pas de science de la guerre, et [qu’]il n’y en aura jamais ». Cette ambi­tion de for­ma­li­ser mathé­ma­ti­que­ment la guerre s’est heur­tée, en Irak et en Afgha­nis­tan, à un prin­cipe de réa­li­té élé­men­taire : l’adversaire ne livre jamais la guerre comme on sou­hai­te­rait qu’il le fasse, il per­siste tou­jours à vous contour­ner. D’où le retour bru­tal à une doc­trine de guerre colo­niale qu’on croyait appar­te­nir à un pas­sé révo­lu : la contre-insur­rec­tion. Mais là encore, symp­to­ma­ti­que­ment, c’est par le biais d’une approche scien­ti­fique de la guerre cultu­relle que les Amé­ri­cains ont pris à bras le corps la COIN, séduits par le carac­tère per­for­ma­tif et défi­ni­tif des « lois » contre-insur­rec­tion­nelles énon­cées par David Galu­la. Si l’on accom­plit x action, on obtien­dra x résul­tat, etc. C’est le tra­vail de Sisyphe du micro­ma­na­ge­ment du champ de bataille, l’enfermement dans une « stra­té­gie de tac­tiques » et son appa­reil dan­tesque de metrics, d’indicateurs de per­for­mance qui visent à éva­luer l’évolution de la situa­tion dis­trict par dis­trict, habi­tant par habi­tant, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que les sta­tis­tiques viennent satu­rer le réel, sans per­mettre d’anticiper les coups de l’ennemi. Or la guerre n’est pas une science, c’est un art pra­tique. La contre-insur­rec­tion, que les Amé­ri­cains ne se sont jamais don­nés les moyens de mener – car ces moyens sup­posent un déploie­ment ter­restre extrê­me­ment consé­quent pour occu­per le ter­rain et faire « tâche d’huile » –, a fonc­tion­né comme un ali­bi stra­té­gique, à la fois comme un déri­va­tif aux impasses de la guerre tech­no­lo­gique et comme une vitrine de pro­pa­gande à des­ti­na­tion de leur popu­la­tion. La COIN est d’ailleurs déjà pas­sée de mode en Afgha­nis­tan et les Amé­ri­cains en sont reve­nus à des consi­dé­ra­tions plus prag­ma­tiques : il ne s’agit plus de « gagner les coeurs et les esprits » mais de neu­tra­li­ser les centres de gra­vi­té des insur­rec­tions et à terme de conduire un com­pro­mis avec la seule force poli­tique capable d’instaurer un mini­mum d’ordre social dans le pays, c’est-à-dire les Tali­bans. La roue des théo­ries stra­té­giques amé­ri­caines vrom­bit sur un axe qui a dis­pa­ru ou plu­tôt qui n’a jamais exis­té, celui de la pos­si­bi­li­té de maî­tri­ser les évo­lu­tions du monde.

La fai­blesse majeure de la COIN ne réside-t-elle pas dans la concep­tion sous-jacente des hommes aux­quels on s’affronte, et la contra­dic­tion au moins appa­rente entre la volon­té de « conqué­rir les coeurs et les esprits » et le fait que, comme vous le rele­vez chez le théo­ri­cien amé­ri­cain Kil­cul­len, « dans cette bataille, aucun sen­ti­ment, aucune émo­tion, seul compte le cal­cul de l’intérêt per­son­nel » ? Quelle anthro­po­lo­gie der­rière la théo­rie, et avec quels moyens ?
Contra­dic­tion qui n’est effec­ti­ve­ment qu’apparente. Le contem­po­rain a en effet ten­dance à per­ce­voir l’alliance de l’anthropologie et du mili­taire comme une héré­sie déon­to­lo­gique, un détour­ne­ment ou une per­ver­sion des fins scien­ti­fiques de la dis­ci­pline, qui serait, dans une vision iré­nique, « pure » par prin­cipe, alors que l’instrumentalisation de l’anthropologie à des fins guer­rières consti­tue une constante his­to­rique de la dis­ci­pline. En véri­té cette dis­ci­pline s’est for­gée dans la guerre et par la guerre. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai en ce qui concerne l’anthropologie appli­quée amé­ri­caine. Le trait est peut-être cruel pour une post­mo­der­ni­té entiè­re­ment sou­mise au poli­ti­que­ment cor­rect mais l’étude de l’histoire de l’anthropologie ne fait que nous rap­pe­ler à une réa­li­té fon­da­men­tale : celle de congé­ni­ta­li­té du fait scien­ti­fique et du fait guer­rier.
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