Revue de réflexion politique et religieuse.

Mémoire vivante de Jeanne d’Arc

Article publié le 18 Nov 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ce mou­ve­ment n’est-il pas double : celui de l’intrusion de la grâce dans l’histoire, et le fait que Jeanne, répon­dant à l’appel, se lève et part : élan inté­rieur, élan externe. Est-ce cela que vous avez vou­lu rendre dans votre pro­jet ?
Elle s’étend à la ver­ti­cale, sur la pointe des pieds, comme le cou­reur qui s’apprête à par­tir ; et en même temps, elle se pro­jette déjà en avant ((. Le pro­jet est pré­sen­té sous la forme d’une vidéo, en deux for­mats dis­tincts : http://borislejeune.com/Vocation.avi et http://boris-lejeune.com/Vocation.FLV.)) . Et là où il est pro­je­té d’installer la sta­tue, elle sera orien­tée vers Reims, terme de son action vers lequel elle s’élance. Sur la terre, elle va vers Reims. Elle s’élance en avant mais en même temps elle se tend vers le Ciel d’où elle tire son éner­gie. En défi­ni­tive, c’est la Croix qui est pré­sente, dans ses deux dimen­sions, ver­ti­cale et hori­zon­tale, qui se croisent en elle.

L’originalité de votre sta­tue est dans le mou­ve­ment, mais qui n’est pas bru­tal. On pour­rait ima­gi­ner Jeanne d’Arc avec une épée, fon­çant en avant sus à l’ennemi, dans un geste guer­rier. Mais ce n’est pas ce que vous avez repré­sen­té. Il s’agit d’abord d’un geste de louange, avec les bras éle­vés ; un geste pen­ché vers l’avant, certes, mais dont la puis­sance vient d’En-haut.
Ces deux bras sont ceux de l’orante, qui embrasse. Il y a plu­sieurs dimen­sions dans ce mou­ve­ment, qui est simple. Elle lève les yeux… mais pas trop haut. Ce que je veux rendre, c’est la sym­bo­lique de ces deux bras levés, inéga­le­ment, l’un pour l’imploration (le bras le plus éle­vé, qui ne tient rien, la main ouverte), l’autre bras tenant l’étendard d’une main réso­lue.

La prière et l’action.
Oui, tout à fait. Pour moi, Jeanne d’Arc est avant tout une sainte. Donc son bras évoque la prière. Mais en même temps une femme d’action. Femme guer­rière, femme sainte, femme de prière : tout cela est indis­so­ciable.

Cela rap­pelle Péguy et son insis­tance sur le rap­port entre la patrie ter­restre, l’humus dans lequel tra­vaille la grâce et qu’on ne sau­rait donc pour cela jamais mépri­ser, et dont l’usage des armes fait par­tie. On pour­rait évi­dem­ment don­ner une ver­sion éthé­rée de Jeanne d’Arc, pré­ten­du­ment toute spi­ri­tuelle, paci­fiste même, en insis­tant sur le fait que si elle a por­té une épée, elle ne s’en est pas ser­vie pour tuer mais seule­ment pour gui­der. Il n’empêche que ce qu’elle gui­dait, c’était une guerre !
Bien sûr, et même elle a inci­té à mener bataille. Après la conquête d’Orléans, le Dau­phin a com­men­cé à vou­loir opter pour la diplo­ma­tie, mais elle l’a pous­sé avec insis­tance à prendre d’autres villes, et Paris en par­ti­cu­lier.

Fina­le­ment, et pour en reve­nir à votre point de départ, la réa­li­sa­tion d’une sta­tue comme celle-là, n’est-ce pas une forme de poé­sie, épique et mys­tique en même temps ?
La vraie, la grande poé­sie, dont nous avons évo­qué la dis­pa­ri­tion tout à l’heure, ouvre aus­si une faille. Elle est la voix qui pro­nonce la parole venue du Ciel. C’est ça la vraie poé­sie. Et Jeanne d’Arc, c’est la poé­sie même. Pour­quoi faire une sta­tue de Jeanne d’Arc, et à quoi cor­res­pond une sta­tue de Jeanne d’Arc, par rap­port à tout ce qui est dans l’Art. Pour moi, c’est comme faire des anges. D’ailleurs, elle était un ange (un mes­sa­ger divin). A son époque toutes les « pucelles » – c’est-à-dire les jeunes filles déci­dées à consa­crer leur vir­gi­ni­té – étaient consi­dé­rées comme des anges. C’étaient les moeurs de l’époque : chaque fille qui se consa­crait à Dieu était consi­dé­rée comme un ange. Et faire une Jeanne d’Arc à notre époque qui ne veut pas voir les anges, qui veut les chas­ser avec vio­lence – sauf en met­tant des plumes sur des ailes en papier ! – c’est faire un appel à un autre monde, un monde pur. Faire une Jeanne d’Arc, c’est don­ner un visage à contem­pler, alors que dans l’art d’aujourd’hui, il n’y a pas de visage. Une expo­si­tion de Bol­tans­ki ne montre rien. C’est quelque chose d’emblématique, un rébus céré­bral, qui nous oriente sur un dis­cours qui est lui-même fac­tice et ne veut rien dire. Tout cet art, abs­trac­tion incluse, est ico­no­claste (d’où peut-être la faci­li­té d’importer des reli­gions ico­no­clastes sur des terres qui étaient anté­rieu­re­ment essen­tiel­le­ment ico­no­philes)
Tan­dis qu’une figure comme celle de Jeanne d’Arc, on sait qu’elle a exis­té. Quand on regarde la sculp­ture, on la voit. Tout art qui veut expri­mer le visage de la Créa­tion doit avoir des visages. C’est le sens même de toute l’iconographie chré­tienne : saint Denis qui porte sa tête, on sait déjà de qui il s’agit, mais on regarde sa sta­tue, on le voit, il parle parce qu’on le regarde. Cela n’a rien à voir avec le rébus de Bol­tans­ki,
dont le sens est révé­lé avec auto­ri­té par les orga­ni­sa­teurs de l’exposition, par décret tech­no­cra­tique. C’est presque risible mais en réa­li­té c’est tra­gique, parce qu’on tue l’Art véri­table à par­tir du moment où il n’y a rien à voir. Male­vitch – qui était réel­le­ment fou – a effec­ti­ve­ment réa­li­sé une icône du néant avec son car­ré blanc sur fond blanc.

Sans aller jusqu’à ces extrêmes, n’avez-vous pas l’impression que beau­coup de sta­tues du pas­sé repré­sen­tant Jeanne d’Arc sont sté­réo­ty­pées et peu signi­fiantes ?
J’ai étu­dié beau­coup de ces sta­tues, et j’ai été frap­pé par le fait que sou­vent elles ne dépas­saient pas une dimen­sion offi­cielle. Et cela est aus­si emblé­ma­tique. On peut se deman­der pour­quoi de grands sculp­teurs n’ont pas fait de Jeanne d’Arc : Rodin, Mayol… Sans doute étaient-ils chers, ce qui explique qu’on se rabat­tait sur des sculp­teurs de moindre capa­ci­té. Mais il y a tout de même de belles Jeanne d’Arc. J’en ai vu par exemple une assez sur­pre­nante, à la join­ture entre la toute fin du moyen âge et l’époque moderne, mais à ce moment-là, tout était beau, jusqu’au moindre objet. Mais il faut dire qu’il y en a beau­coup trop dont la vie est absente. Et c’est là toute la dif­fi­cul­té. Parce qu’il est utile, ins­truc­tif, de faire une sta­tue qui ren­voie à l’histoire, qui indique qu’il y a eu une femme appe­lée Jeanne d’Arc, qui à un moment don­né a tenu son dra­peau… Mais la vie en est absente. L’oeuvre d’art est réus­sie quand elle arrive à mettre la vie dans la matière. Le phi­lo­sophe belge Mar­cel De Corte a très bien dit, dans un article inti­tu­lé « Mesure de l’Art », que la crise de l’art est en grande par­tie due au fait que l’artiste lui-même refuse le sacre­ment. De Corte entend par sacre­ment le mys­tère qui se mani­feste quand, par l’intermédiaire de l’artiste, la matière devient vivante. Si l’artiste refuse de s’y prê­ter, refuse d’être pas­seur, il n’y a plus ce sacre­ment. L’artiste ne cherche qu’à être célé­bré lui-même. C’est juste l’inverse de l’artiste véri­table, qui s’efface, dont on ne connaît même pas le nom, comme ces peintres d’icônes dont on a par­fois décou­vert par hasard com­ment ils s’appelaient en tom­bant sur des archives comp­tables, parce qu’on les rému­né­rait pour leur tra­vail. C’est comme la messe, l’homme prêtre n’a pas d’importance par lui-même, il n’est que l’instrument de ce qui le dépasse infi­ni­ment.

Vous n’avez pas l’impression de prê­cher un peu dans le désert ?
Jamais je n’ai tra­vaillé dans les condi­tions de réa­li­sa­tion de cette nou­velle sta­tue. D’habitude, j’ai une com­mande, un finan­ce­ment (pour mon tra­vail et pour le coût de la fon­de­rie, qui est éle­vé). Dans le cas pré­sent, il s’agit d’une sous­crip­tion, je ne demande rien, il s’agit seule­ment de payer la fon­de­rie. Les gens répondent. C’est l’association qui recueille les fonds, pas moi. Ce sont des petits dons, qui pro­viennent plu­tôt de petites gens. Il y a des lettres émou­vantes. Mais l’argent arrive len­te­ment. J’ai l’impression que les gens pauvres donnent un peu, et les gens riches donnent comme les pauvres, ou bien ne donnent rien du tout. Et cela, c’est attris­tant, et je dois dire que j’ai été sur­pris. Parce que faire une sta­tue de Jeanne d’Arc aujourd’hui, ce n’est pas ins­tal­ler quelque chose d’insignifiant. C’est un acte qui montre que nous exis­tons, que nous sommes encore vivants, que nous sommes debout.

-->