Mémoire vivante de Jeanne d’Arc
Ce mouvement n’est-il pas double : celui de l’intrusion de la grâce dans l’histoire, et le fait que Jeanne, répondant à l’appel, se lève et part : élan intérieur, élan externe. Est-ce cela que vous avez voulu rendre dans votre projet ?
Elle s’étend à la verticale, sur la pointe des pieds, comme le coureur qui s’apprête à partir ; et en même temps, elle se projette déjà en avant ((. Le projet est présenté sous la forme d’une vidéo, en deux formats distincts : http://borislejeune.com/Vocation.avi et http://boris-lejeune.com/Vocation.FLV.)) . Et là où il est projeté d’installer la statue, elle sera orientée vers Reims, terme de son action vers lequel elle s’élance. Sur la terre, elle va vers Reims. Elle s’élance en avant mais en même temps elle se tend vers le Ciel d’où elle tire son énergie. En définitive, c’est la Croix qui est présente, dans ses deux dimensions, verticale et horizontale, qui se croisent en elle.
L’originalité de votre statue est dans le mouvement, mais qui n’est pas brutal. On pourrait imaginer Jeanne d’Arc avec une épée, fonçant en avant sus à l’ennemi, dans un geste guerrier. Mais ce n’est pas ce que vous avez représenté. Il s’agit d’abord d’un geste de louange, avec les bras élevés ; un geste penché vers l’avant, certes, mais dont la puissance vient d’En-haut.
Ces deux bras sont ceux de l’orante, qui embrasse. Il y a plusieurs dimensions dans ce mouvement, qui est simple. Elle lève les yeux… mais pas trop haut. Ce que je veux rendre, c’est la symbolique de ces deux bras levés, inégalement, l’un pour l’imploration (le bras le plus élevé, qui ne tient rien, la main ouverte), l’autre bras tenant l’étendard d’une main résolue.
La prière et l’action.
Oui, tout à fait. Pour moi, Jeanne d’Arc est avant tout une sainte. Donc son bras évoque la prière. Mais en même temps une femme d’action. Femme guerrière, femme sainte, femme de prière : tout cela est indissociable.
Cela rappelle Péguy et son insistance sur le rapport entre la patrie terrestre, l’humus dans lequel travaille la grâce et qu’on ne saurait donc pour cela jamais mépriser, et dont l’usage des armes fait partie. On pourrait évidemment donner une version éthérée de Jeanne d’Arc, prétendument toute spirituelle, pacifiste même, en insistant sur le fait que si elle a porté une épée, elle ne s’en est pas servie pour tuer mais seulement pour guider. Il n’empêche que ce qu’elle guidait, c’était une guerre !
Bien sûr, et même elle a incité à mener bataille. Après la conquête d’Orléans, le Dauphin a commencé à vouloir opter pour la diplomatie, mais elle l’a poussé avec insistance à prendre d’autres villes, et Paris en particulier.
Finalement, et pour en revenir à votre point de départ, la réalisation d’une statue comme celle-là, n’est-ce pas une forme de poésie, épique et mystique en même temps ?
La vraie, la grande poésie, dont nous avons évoqué la disparition tout à l’heure, ouvre aussi une faille. Elle est la voix qui prononce la parole venue du Ciel. C’est ça la vraie poésie. Et Jeanne d’Arc, c’est la poésie même. Pourquoi faire une statue de Jeanne d’Arc, et à quoi correspond une statue de Jeanne d’Arc, par rapport à tout ce qui est dans l’Art. Pour moi, c’est comme faire des anges. D’ailleurs, elle était un ange (un messager divin). A son époque toutes les « pucelles » – c’est-à-dire les jeunes filles décidées à consacrer leur virginité – étaient considérées comme des anges. C’étaient les moeurs de l’époque : chaque fille qui se consacrait à Dieu était considérée comme un ange. Et faire une Jeanne d’Arc à notre époque qui ne veut pas voir les anges, qui veut les chasser avec violence – sauf en mettant des plumes sur des ailes en papier ! – c’est faire un appel à un autre monde, un monde pur. Faire une Jeanne d’Arc, c’est donner un visage à contempler, alors que dans l’art d’aujourd’hui, il n’y a pas de visage. Une exposition de Boltanski ne montre rien. C’est quelque chose d’emblématique, un rébus cérébral, qui nous oriente sur un discours qui est lui-même factice et ne veut rien dire. Tout cet art, abstraction incluse, est iconoclaste (d’où peut-être la facilité d’importer des religions iconoclastes sur des terres qui étaient antérieurement essentiellement iconophiles)
Tandis qu’une figure comme celle de Jeanne d’Arc, on sait qu’elle a existé. Quand on regarde la sculpture, on la voit. Tout art qui veut exprimer le visage de la Création doit avoir des visages. C’est le sens même de toute l’iconographie chrétienne : saint Denis qui porte sa tête, on sait déjà de qui il s’agit, mais on regarde sa statue, on le voit, il parle parce qu’on le regarde. Cela n’a rien à voir avec le rébus de Boltanski,
dont le sens est révélé avec autorité par les organisateurs de l’exposition, par décret technocratique. C’est presque risible mais en réalité c’est tragique, parce qu’on tue l’Art véritable à partir du moment où il n’y a rien à voir. Malevitch – qui était réellement fou – a effectivement réalisé une icône du néant avec son carré blanc sur fond blanc.
Sans aller jusqu’à ces extrêmes, n’avez-vous pas l’impression que beaucoup de statues du passé représentant Jeanne d’Arc sont stéréotypées et peu signifiantes ?
J’ai étudié beaucoup de ces statues, et j’ai été frappé par le fait que souvent elles ne dépassaient pas une dimension officielle. Et cela est aussi emblématique. On peut se demander pourquoi de grands sculpteurs n’ont pas fait de Jeanne d’Arc : Rodin, Mayol… Sans doute étaient-ils chers, ce qui explique qu’on se rabattait sur des sculpteurs de moindre capacité. Mais il y a tout de même de belles Jeanne d’Arc. J’en ai vu par exemple une assez surprenante, à la jointure entre la toute fin du moyen âge et l’époque moderne, mais à ce moment-là, tout était beau, jusqu’au moindre objet. Mais il faut dire qu’il y en a beaucoup trop dont la vie est absente. Et c’est là toute la difficulté. Parce qu’il est utile, instructif, de faire une statue qui renvoie à l’histoire, qui indique qu’il y a eu une femme appelée Jeanne d’Arc, qui à un moment donné a tenu son drapeau… Mais la vie en est absente. L’oeuvre d’art est réussie quand elle arrive à mettre la vie dans la matière. Le philosophe belge Marcel De Corte a très bien dit, dans un article intitulé « Mesure de l’Art », que la crise de l’art est en grande partie due au fait que l’artiste lui-même refuse le sacrement. De Corte entend par sacrement le mystère qui se manifeste quand, par l’intermédiaire de l’artiste, la matière devient vivante. Si l’artiste refuse de s’y prêter, refuse d’être passeur, il n’y a plus ce sacrement. L’artiste ne cherche qu’à être célébré lui-même. C’est juste l’inverse de l’artiste véritable, qui s’efface, dont on ne connaît même pas le nom, comme ces peintres d’icônes dont on a parfois découvert par hasard comment ils s’appelaient en tombant sur des archives comptables, parce qu’on les rémunérait pour leur travail. C’est comme la messe, l’homme prêtre n’a pas d’importance par lui-même, il n’est que l’instrument de ce qui le dépasse infiniment.
Vous n’avez pas l’impression de prêcher un peu dans le désert ?
Jamais je n’ai travaillé dans les conditions de réalisation de cette nouvelle statue. D’habitude, j’ai une commande, un financement (pour mon travail et pour le coût de la fonderie, qui est élevé). Dans le cas présent, il s’agit d’une souscription, je ne demande rien, il s’agit seulement de payer la fonderie. Les gens répondent. C’est l’association qui recueille les fonds, pas moi. Ce sont des petits dons, qui proviennent plutôt de petites gens. Il y a des lettres émouvantes. Mais l’argent arrive lentement. J’ai l’impression que les gens pauvres donnent un peu, et les gens riches donnent comme les pauvres, ou bien ne donnent rien du tout. Et cela, c’est attristant, et je dois dire que j’ai été surpris. Parce que faire une statue de Jeanne d’Arc aujourd’hui, ce n’est pas installer quelque chose d’insignifiant. C’est un acte qui montre que nous existons, que nous sommes encore vivants, que nous sommes debout.