L’impasse des herméneutiques
Mais, c’est tout de même avec le thème, si ce n’est la doctrine, de la collégialité épiscopale que la difficulté d’appréhender « l’unique sujet-Eglise » dans son unité et sa continuité se présente avec une acuité particulière. Dans les ouvrages que nous avons pris en compte jusqu’à présent, certains (P. Lanzetta, abbé Barthe) ne dénient pas au thème de la collégialité épiscopale tout intérêt, voire même une certaine valeur doctrinale, tout en relevant une réelle ambiguïté de formulation et en se méfiant du venin introduit par les conférences épiscopales. De son côté, sur un thème connexe, Mgr Gherardini va jusqu’à affirmer que c’est sans doute en raison d’une survalorisation du primat du pape, accru par un amour sincère pour lui, qu’un nombre non négligeable d’évêques votèrent un certain nombre de textes du concile Vatican II, et non tellement pour les textes eux-mêmes, insatisfaisants (p. 356). Cette remarque, outre son intérêt historique, a valeur de signe d’une réalité plus ample, en particulier aujourd’hui : parce que la Tradition comme dépôt de la Révélation est relativisée au profit d’une majoration outrancière de l’histoire dans la formulation dogmatique de la foi – ce qui porte le nom de tradition vivante, mais la tradition vivante peut ne pas être cela… ; parce que l’explication de cette tradition par le Magistère et par les théologiens ne se fait plus selon une théologie systématique, voire quitte le terrain du dogme pour celui du témoignage, du dialogue et des sciences profanes, augmentant d’autant la tendance des fidèles modernes à la subjectivité, le seul rempart à un effondrement général se trouve dans une conception non-rationnelle, souvent affective et en définitive autoritariste du magistère actuel. Selon une terminologie théologique plus précise, on dira que les défauts dans l’objet matériel (la vérité révélée) et dans l’objet formel (l’autorité du magistère, selon ses différents degrés clairement aperçus) conduisent à un gonflement indu du sujet (le pape ou le collège des évêques) du Magistère ecclésiastique ((. Cf. S. M. Lanzetta, op. cit., p. 158.)) . Le Magistère est, sans plus – ou plutôt sans moins… –, « identifié au [magistère] actuel. Ainsi lui est conférée une prérogative qui n’est pas la sienne propre » ((. Maria Guarini, op. cit., p. 119.)) : celle d’être l’instance critique du temps présent et, donc, on l’a vu, de toute l’histoire passée, puisque l’aggiornamento et la pastoralité sont de son côté. Pour résoudre la difficulté, insoluble en théologie classique, on a été jusqu’à qualifier le magistère de « charismatique », ce qui garantirait sa continuité avec la Tradition et serait donc le point de départ de la réflexion théologique et de l’adhésion aux paroles de ce magistère ((. Cf. S. M. Lanzetta, op. cit., pp. 156 ss.)) .
Une formulation alternative de cette importance indue est celle qui prend acte de cette autre affirmation conciliaire – dont, là non plus, on ne résoudra pas la question de la valeur doctrinale ou dogmatique – qu’est la sacramentalité de l’épiscopat ((. Sur le lien entre ces affirmations et la suivante, la sacramentalité de l’Eglise, la courte étude de l’abbé Barthe, précitée, offre un aperçu très pédagogique.)) . Elle a sans conteste accru la valeur de la collégialité épiscopale et, surtout, a permis d’assurer un lien avec l’affirmation initiale de la constitution Lumen Gentium sur l’Eglise, à savoir la sacramentalité de l’Eglise : « L’Eglise étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (LG 1). Formule au contenu plus poétique que doctrinal, il n’empêche qu’associée à la sacramentalité de l’épiscopat et à la collégialité épiscopale, elle peut donner lieu à une formulation radicale de cette surévaluation du magistère actuel. Une conférence donnée par Mgr Eric de Moulins-Beaufort, le 24 mars 2012, au rassemblement national des Eglises diocésaines à Lourdes, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ouverture du concile Vatican II, en sera l’exemple ((. Mgr Eric de Moulins-Beaufort, « L’Eglise, signe de Dieu et annonciatrice de la paix ». La conférence est reproduite dans La Documentation catholique, n. 2489, du 6 mai 2012.)) : « Dans le collège des Evêques, au long de l’histoire, se laisse voir ce qui n’est pas encore visible mais qui est acquis déjà par le Christ mort et ressuscité pour nous : le rassemblement de tous les hommes que Dieu appelle au salut dans l’unité éternelle de la charité ». Cette première assertion pourrait ne pas surprendre par son rappel de l’internationalité de l’épiscopat comme miroir de l’universalité de l’Eglise ; cela aplatit quelque peu, selon un critère sociologique, ce qu’est la note de catholicité de l’Eglise ou la qualité de Vatican II comme concile oecuménique… sauf que l’évêque auxiliaire de Paris entend situer son idée « au long de l’histoire ». La concaténation des concepts que nous avons annoncée est donc établie. Sur un tel fond, la primauté de la dimension charismatique sur toute autre – institutionnelle, traditionnelle – ne tarde guère à venir, à ce qu’il nous semble, dans les phrases suivantes : « L’Eglise n’est pas une réalité toute faite, une institution qui n’aurait qu’à s’efforcer de se perpétuer sans changement à travers le temps. Elle est au contraire avant tout un don reçu d’en haut, à recevoir toujours mieux à travers l’histoire, l’Esprit Saint travaillant de l’intérieur le corps qu’est l’Eglise […] pour que le don du Christ pénètre davantage l’humanité et y porte davantage de fruits. » Le coup porté à « l’unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné ; […] sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche » (Benoît XVI, discours à la Curie, 22 décembre 2005), s’il n’est pas frontal et rude, qu’est-il ? Un pas resterait pour tomber dans l’autoritarisme ; le voici, en quelques phrases : « Tout ce qui vient de nous n’a sa pleine valeur devant Dieu et pour l’éternité que si cela s’inscrit dans la communion concrète de l’Eglise. Or, chers amis, à cette communion, le Christ Seigneur n’a pas donné de forme plus englobante et plus solide ici-bas que la communion du collège épiscopal […] Chaque évêque en son diocèse n’est pas le délégué du pape, mais l’envoyé du Christ Jésus lui-même, comme chaque prêtre ou diacre dans la part de mission qui lui est confiée, et c’est pour cela précisément qu’aucune initiative comme aucune autorité ne peuvent être fécondes totalement si elles ne conduisent pas vers une union des coeurs plus forte et plus confiante. Les fidèles laïcs […] doivent accepter que leur comportement corresponde à la figure que ceux à qui il appartient de le déterminer veulent pour l’Eglise à ce moment-là. » On peut comprendre bien sûr que l’auteur de ce discours nuancé cherche à replacer dans leur rôle certains laïcs oublieux de l’existence de la hiérarchie ecclésiale. Ce que nous relevons ici, ce sont les arguments, dont la clef nous semble résider dans les derniers mots, de sonorité hégélienne, « à ce moment-là ».
En dernier ressort, et comme remède aux distorsions que l’on a relevées, tous les auteurs auxquels on s’est référé s’accordent pour affirmer la nécessité d’un exercice enfin clair du magistère ecclésiastique ; et, toujours dans une belle unanimité, seule la forme solennelle que le pape pourrait lui donner leur paraît être à la mesure de la gravité des difficultés présentes, et de leur caractère apparemment insoluble selon des procédures ordinaires. En effet, il semble bien que « l’examen des différentes postures adoptées depuis plus de quarante-cinq ans dans l’interprétation théologique de Vatican II pourrait se poursuivre indéfiniment, tant le champ d’enquête est vaste et ne cesse d’ailleurs de s’étendre avec le temps, mais on ne ferait, dans ce cas, que répéter un exercice qui a sans doute déjà produit les fruits qu’il pouvait donner » ((. Joseph Famerée : « Introduction. Le style comme interprétation », in Joseph Famerée (dir.), Vatican II comme style. L’herméneutique théologique du Concile, Cerf, coll. Unam Sanctam Nouvelle série, 2012, p. 9.)) .
Certes, certains pensent qu’en palliant un défaut de pédagogie sur le concile, tant au niveau du contenu que de son degré d’autorité, et en réprimant les abus d’un certain esprit du concile, l’on parviendrait à une solution satisfaisante. Mais il semble y manquer – comme dans les autres pensées, il est vrai – un quelque chose qui emporte l’adhésion : soit parce qu’est postulée une partie de ce qu’on prétend démontrer, soit parce qu’une extension de l’infaillibilité du magistère englobe tout. Parmi les publications récentes, un travail de l’abbé Lucien retient l’attention ((. Bernard Lucien, « L’autorité magistérielle de Vatican II. Contribution à un débat actuel », Sedes sapientiae n. 119, mars 2012, pp. 9–80.)) : avec la précision et la science qu’on lui connaît, il entend poser un cadre suffisant à un jugement sûr des textes du concile, celui de leur autorité selon des critères strictement internes. Disons, trop sommairement sans doute, que l’on peine à mettre totalement entre parenthèses les si nombreuses déclarations du concile et de Paul VI – sans parler d’autres – justement sur ces degrés d’autorité ; or, les résultats du présent travail ne paraissent pas concorder avec ces déclarations. A quoi il faut ajouter que l’auteur doit postuler un degré magistériel, pour le moment non défini et que, pour sa part, il nomme magistère « pédagogique ». Sans doute est-ce à rapprocher d’une proposition dont le père Lanzetta se fait l’écho, de voir parfois dans Vatican II un munus praedicandi plus que docendi stricto sensu ((. Cf. S. M. Lanzetta, op. cit., p. 155.)) .
En attendant, et quoi qu’il en soit des réflexions adressées à son endroit, le discours du 22 décembre 2005 garde sa force libératoire, et a déjà produit, lui aussi, des fruits. Tous ses fruits ? Certainement pas, pour ceux qui entrent et persévèrent dans cette double voie rappelée par le père Lanzetta : contemplatio et traditio.