Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Les sophismes de l’expert

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Bernard Edel­man a consa­cré un livre au pro­cès qui oppo­sa en 1926 un col­lec­tion­neur amé­ri­cain, Edward Stei­chen, et les avo­cats de la mil­liar­daire Mrs Har­ry Payne Whit­ney, fon­da­trice du musée homo­nyme, aux douanes des Etats-Unis. Celles-ci avaient appli­qué le tarif pré­vu pour les articles manu­fac­tu­rés à une oeuvre de Bran­cu­si por­tant le titre Oiseau dans l’espace qui, si on l’avait tenu pour une sculp­ture, aurait été exo­né­ré ((. Ber­nard Edel­man, L’adieu aux arts, L’Herne, 2011. Le livre était déjà paru chez Aubier-Fla­ma­rion en 2000.)) . Com­ment une telle méprise avait-elle été pos­sible ? Mais, au fait, était-ce une méprise ? L’inspecteur des douanes n’avait pas per­çu le pré­ten­du « oiseau » comme étant mani­fes­te­ment une oeuvre d’art. Or on ne peut repro­cher à un fonc­tion­naire qui n’est pas pro­fes­seur d’esthétique de prendre ses déci­sions en fonc­tion des carac­té­ris­tiques évi­dentes des objets. Cette évi­dence était-elle tou­jours d’actualité ? On ver­ra en tout cas qu’elle  n’était pas rem­pla­cée, chez le juge, les avo­cats, les témoins et Ber­nard Edel­man lui-même, par des idées beau­coup plus claires que celles du doua­nier au sujet de l’art et de sa défi­ni­tion. Sau­rait-on répondre à cette ques­tion que le pro­blème trou­ve­rait ipso fac­to sa solu­tion mais c’était impos­sible car tout ce petit monde confon­dait l’art et le beau. On peut défi­nir le pre­mier, mais pas le second dont la posi­tion est axio­ma­tique : il est la cause de l’émotion sui gene­ris, dite « esthé­tique ».
Le pou­voir judi­ciaire ne sau­rait se sub­sti­tuer au cri­tique d’art pour juger la valeur esthé­tique d’une oeuvre et la décla­rer « belle », c’est-à-dire réus­sie, ou pas ; il peut seule­ment déci­der que tel objet entre ou non dans la caté­go­rie des oeuvres d’art. Encore fau­drait-il dis­po­ser d’une défi­ni­tion consen­suelle de cette der­nière grâce à laquelle le tri­bu­nal se pro­non­ce­rait sur l’être de la chose en dehors de tout juge­ment de valeur. Les défen­seurs du non-art contem­po­rain pré­tendent qu’une telle défi­ni­tion est introu­vable. J’en ai pour­tant pro­po­sé une : « L’oeuvre d’art est le pro­duit d’une acti­vi­té créa­trice de formes signi­fiantes et pré­gnantes source de plai­sir esthé­tique ». Il faut y ajou­ter que, dans le cas de la pein­ture et de la sculp­ture, les « formes » en ques­tion sont ins­pi­rées en grande par­tie par le visible ((. Tous ces pro­blèmes théo­riques sont exa­mi­nés dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et Renou­veau, Edi­tions de Paris, Ver­sailles, 2006.)) . Non sans rai­son, l’inspecteur des douanes ne s’est pas posé de ques­tions aux­quelles il ne pou­vait répondre. Comme l’a mon­tré Witt­gen­stein, s’il y a des notions qui sont dif­fi­ciles à défi­nir, on peut néan­moins les uti­li­ser en ris­quant assez peu de se trom­per. Il suf­fit de consta­ter qu’elles recouvrent des objets qui ont en com­mun un « air de famille ». Notre homme voyait tous les jours pas­ser sous ses yeux des oeuvres d’art incon­tes­tables. L’oiseau de Bran­cu­si ne par­ta­geait avec elles aucun air de famille. Si la Cour de jus­tice ne se conten­tait pas du cri­tère de Witt­gen­stein, il lui aurait fal­lu la défi­ni­tion ci-des­sus, seul moyen de cla­ri­fier un débat inex­tri­ca­ble­ment embrouillé comme le montrent les longues cita­tions qu’en donne Edel­man. On y voit des témoins, convo­qués à la barre à cause de leur auto­ri­té en matière artis­tique, se contre­dire gros­siè­re­ment d’une réponse à l’autre comme dans le pas­sage sui­vant : « Ques­tion : la Cour vous a deman­dé si vous appe­liez ceci un oiseau. Mais si Bran­cu­si l’avait appe­lé “tigre”, vous l’appelleriez “tigre” vous aus­si ? Réponse : Non. Le juge : S’il l’avait inti­tu­lé “ani­mal en sus­pen­sion”, l’auriez-vous appe­lé “ani­mal en sus­pen­sion” ? R. Non. Le juge : Vous vou­lez dire que vous appe­lez ceci “oiseau” parce que c’est le titre que lui a don­né l’artiste ? R. Oui Mon­sieur le Pré­sident. Q. : S’il lui avait don­né un autre titre, vous le nom­me­riez du titre qu’il lui aurait don­né ? R. : Cer­tai­ne­ment » (pp. 139–140). […]

-->